Que ce soit Jeanne ou Christelle, toutes deux
transgressent les règles dans l'intérêt du résident.
Il y a deux ans, Christelle a relevé une résidente, ne pouvant
pas se résoudre à la laisser à terre. De même, ayant
du mal à refuser de l'eau à une personne, il lui est
déjà arrivé de lui donner à boire, le personnel
nursing ne se présentant pas directement. Pourtant, si un
résident a besoin d'un pull, d'un verre d'eau, de se laver les mains,
tombe, veut manger, etc. l'aide-ménagère doit faire appel
à une aide-logistique ou une soignante.
Néanmoins,, si Christelle accepte de
transgresser les règles pour ce qui lui semble juste, brandit ces
dernières quand il s'agit de se faire respecter du personnel nursing.
Elle me raconte que si les soignants n'évacuent pas les pampers sales
des chambres et si personne ne se présente alors qu'elle appelle, alors
elle lance ces derniers au milieu du couloir principal : « si ma chef
arrive à ce moment là, moi j'explique qui faut pas se foutre de
ma tête hein ! ». Même constat pour les excréments de
résidents au sol, c'est aux soignants de ramasser le plus gros,
l'aide-ménagère ne fait que peaufiner le travail. Christelle a
fait un jour une scène devant un tas d'excréments, elle a
crié aux soignants que ce n'est pas sa tâche ! Sa chef s'en est
mêlée et lui donna raison. Habituée à ces
situations, Christelle apprend également aux nouveaux
aides-ménagers à ne pas se laisser avoir, ne pas se laisser
attribuer des tâches qui ne leur incombent pas : « ils [le personnel
nursing] essaient d'avoir les jeunes en leur disant de nettoyer à leur
place, mais moi ça je les préviens les jeunes ! Et je les
défends ! ».
98 Becker reprend ici les idées de Everett
Hughes, 1971. The Sociological Eye. Chicago : Aldine, pp
311-315.
111
Ces situations peuvent être
éclairées par les théories de Michel Crozier qui «
défini[t] le pouvoir en terme « relationnel »: on n'a pas de
pouvoir hors de relations avec autrui, et ce que l'on appelle pouvoir, c'est
une relation dans laquelle les « termes de l'échange » vous
sont favorables » (1994). Les soignantes auraient donc du pouvoir sur les
stagiaires : elles tirent avantage de l'échange malgré le fait
que ces stagiaires viennent pour apprendre les gestes infirmiers et se
positionnent « au-dessus » des aides-soignantes.
On le voit, au niveau de l'organisation du travail,
cette aide-ménagère, et je suppose la plupart d'entre elles, mais
à des degrés divers de révolte, font valoir leurs droits.
Christelle ne veut pas se voir attribuer les tâches ingrates, elle ne
veut pas que son travail devienne le « boulot-fourre-tout », un
boulot de « renfort » (Becker 1988), reprenant tout ce qu'on laisse
derrière, c'est-à-dire les tâches résiduelles. Elle
utilise ici la division du travail pour revaloriser son métier, pour se
réaffirmer et, si possible, enfoncer le personnel nursing :
«Moi ma salle de bain, elle est propre, le reste
je m'en fou ! » dit-elle en déplaçant les chariots de cette
pièce vers le couloir, « j'aimerais que le directeur il vienne et
il voit ça et alors j'lui dirais « ah mais monsieur, moi ça
c'est pas ma tâche ! C'est elles qui mettent ça n'importe
où ! » (Christelle).
Ce comportement serait typique des divergences
d'intérêt au sein d'un monde. Becker note qu'un employé
« engagé pour [...] une fonction précise, à laquelle
il consacre tout son temps, [... peut devenir] si fier, si jaloux de son
travail qu'il peut, par un comportement typiquement corporatiste, contrarier le
processus d'ensemble [...]. Du moment qu'il a accompli correctement sa
tâche, le reste lui importe peu » (1988 : 102).
Les aides-ménagères99
opèrent donc une transgression sélective des règles.
Ainsi, « les règles n'ont pas le statut universel, à tout
moment, elles requièrent un jugement par rapport à leur
application à tel ou tel cas » (Strauss 1992b : 94). En coulisses
(entendu ici, les chambres des résidents), les transgressions sont
fréquentes alors que sur la scène publique, ces mêmes
règles sont mises en avant et défendues scrupuleusement. Les
aides-ménagères jouent donc entre mise à distance de la
division du travail et mise en avant de cette dernière. Ces
transgressions doivent toutefois rester inconnues de la direction, il s'agit de
fautes professionnelles (même si on peut imaginer que le directeur et la
chef d'entretien ne soient pas dupes et se doutent bien des arrangements entre
résidents et personnel d'entretien) et du personnel nursing, cela
mettrait à mal leur crédibilité !
99 Parler aux noms « des »
aides-ménagères est osé puisque je n'ai rencontré
que peu d'entre elles. Je n'avance donc pas que ces comportements soient
communs à tous les membres du groupe. Les « article 60 »,
présents pour une courte durée et exprimant peut-être moins
leurs revendications, forment déjà une variation.
Avant de passer à la discussion finale, je
vous propose de comprendre en détail les données ici
présentées par la description de ma méthodologie
d'enquête et de recherche.
112
Ces situations de délégation de travail
par les soignants (« stratégie offensive ») et la
non-acceptation de ce travail (« stratégie défensive »)
répondent à ce que Michel Crozier et Erhard Friedber
décrivent concernant le comportement de l'acteur dans une organisation
:
« Son comportement [de l'acteur] pourra et devra
s'analyser comme l'expression d'une stratégie rationnelle visant
à utiliser son pouvoir au mieux pour accroître ses "gains",
à travers sa participation à l'organisation. En d'autres termes,
il tentera à tout instant de mettre à profit sa marge de
liberté pour négocier sa "participation", en s'efforçant
de "manipuler" ses partenaires et l'organisation dans son ensemble de telle
sorte que cette participation soit payante pour lui. La mise en oeuvre de
telles stratégies comportera toujours deux aspects contradictoires et
complémentaires. En effet, chaque acteur s'efforcera
simultanément de contraindre les autres membres de l'organisation pour
satisfaire ses propres exigences (stratégie offensive) et
d'échapper à leur contrainte par la protection
systématique de sa propre marge de liberté et de manoeuvre
(stratégie défensive) » (Crozier et Friedberg 1977 : 79 --
80)
***
Si pour Pascale Molinier (2013) les « voix
étouffées » s'illustrent dans la personne de
l'aide-soignante, sur mon terrain, ces voix non-entendues se sont
révélées être les aides-ménagères. En
effet, aides-soignantes et infirmières travaillant main dans la main,
c'est avec ces aides-ménagères que la distance se fait plus
ressentir, à l'instar des observations de Michel Castra en soins
palliatifs (2003 : 184). Ces aides-ménagères, ne connaissant rien
de la personne âgée (ni degré de dépendance, ni
situation financière, etc.), permettent à cette dernière
de se construire une identité différente de celle de
véhiculée par le personnel nursing, lui permettent
d'échapper au monde de la maison de repos et de créer un «
espace autre » (Foucault 2004) où un rapport plus égal prend
forme : deux être humains, inconnus l'un de l'autre, apprennent à
se c onnaitre. Ce rapport égalitaire, amené notamment par leur
place officielle dans l'organigramme (extérieure et structure aplatie),
permet à l'un comme à l'autre d'évacuer tension et
énervement et de trouver un équilibre au sein de
l'établissement. Par ce dernier chapitre mettant en avant le rôle
des aides-ménagères dans la prise en charge des résidents,
j'espère redonner valeur et importance à ces personnes,
participant ainsi au « repeuplement du monde » (Henni on 1993) de la
prise en charge des personnes âgées dans cette maison de repos et
de soins.