Cette trentaine de personnel d'entretien se trouvant
hors de la ligne hiérarchique et n'ayant qu'une unique
supérieure, me semblent jouir de plus de libertés dans leur
rapport à la personne âgée. À l'inverse des
équipe nursing où les chefs travaillent au sein de
l'équipe, permettant un contrôle constant, Mme Moreau
possède son bureau à l'entresol. Ainsi, « il peut y avoir
plus de libertés dans la structure aplatie où l'existence de
contacts relativement distants entre le supérieur et ses
subordonnés force ces derniers à réussir ou à
évaluer par eux-mêmes » (Mintzberg 1998 : 140).
Ayant suivi Christelle et Jeanne dans leurs services,
j'ai constaté entre elles et les résidents une certaine
connivence : critique commune du personnel nursing, du directeur, des
médecins, bref, ils se défoulent ensemble dans une organisation
où peu de place est laissée à ce genre de conversations
(cf. effet panoptique, chapitre 8). Ainsi Mme Dem. explique en longueur la
négligence de la soignante venue l'habiller le matin même,
Christelle la soutient entièrement : « de toute manière, y
en a aucune qu'est correcte avec les résidents ! »; Mr Ro. s'en
prend lui au médecin qu'il juge incompétent face à sa
douleur, Jeanne lui répond que ici les vieux remèdes, ils n'y
pensent même pas et que cela est fort malheureux de ne penser que par les
médicaments ; Mr D. et Christelle s'insurgent ensemble contre le
gaspillage de nourriture dans la maison ; etc. Ces moments de
défoulement répondent en quelque sorte à la situation
décrite par Hannah Arendt (1969) : dans un régime bureaucratique,
« une tyrannie sans tyran [...] dominée par l'Anonyme, on ne trouve
plus personne pour crier ses revendications» (Busino 1993 : 111). Les
résidents alors s'exprimeraient avec ceux qui les écoutent,
même si impuissants, les aides-ménagères, élaborant
ainsi le « texte caché » si cher à James Scott (2008),
tenu secret des « dominants » (ici, les soignants).
J'ai tenté d'analyser s'il y avait une
différence de contact entre les résidents résidant dans
les ailes non-médicalisées et ceux résidant dans les ailes
médicalisées. J'imaginais que peut-être les
aides-ménagères prendraient plus de liberté dans les
premières zones, loin du local infirmier et donc du regard du personnel
soignant (cf. chapitre 5). Je n'ai malheureusement pas eu le temps
d'investiguer cette question. Christelle, m'affirma cependant
109
qu'elle se comportait partout de la même
façon, personnel nursing ou non. Je continue néanmoins à
penser que, sous les potentiels regard et écoute du personnel soignant,
les aides-ménagères surveillent plus leurs gestes et leur
langage, mais je ne peux ici que supposer.
Revenons aux actes observés. Face au pied
douloureux de Mr Ro., Jeanne lui propose deux capsules de javel avec lesquelles
il fera un bain de pieds97 : « mais fais le ce soir hein, parce
que s'ils te voient avec ça, moi j'vais pas passer un bon moment hein...
» lui dit-elle. Il promet qu'il le fera devant le journal
télévisé de 19h30. Christelle elle, ne se prive pas pour
ouvrir tiroirs et armoires, ni pour jeter gants de toilette usés,
coupe-ongles, savons, shampoings, etc. choses qu'elle devrait laisser à
l'initiative du personnel nursing.
Je remarque toutefois que les résidents ne
sont pas toujours contents de ces prises d'initiative. Ainsi Mr De. s'insurge
contre le fait que son aide-ménagère lui retire ses restes de
nourriture qu'il garde précieusement dans sa chambre pour remplacer
lorsque le repas du jour ne lui plaît pas. Et vous ne pouvez pas leur
dire que vous aimeriez garder ça ? «C'est inutile, elles n'en
font qu'à leur tête ! ». Plus tard, lorsque j'accompagne
Christelle, nous passons dans la chambre de Mr De. Et, jetant un pot de
confiture ouvert, elle me dit : « ah il n'aime pas hein ça ! Je
sais bien ! Il va m'en vouloir encore... mais bon, moi je peux pas laisser
ça là hein ! C'est dégueulasse !! ». Tension ici
entre le respect de la vie privée et les contraintes
d'hygiène.
Les aides-ménagères rencontrées
semblent apprécier le rapport avec les résidents car si elles
symbolisent la soupape de ceux-ci, ils sont la leur également : «
Quand je suis ici, avec eux, j'me sens bien ! C'est mon valium comme j'dis
toujours ! » (Christelle) ; « Moi j'aime travailler avec des
personnes âgées, plus qu'avec des enfants par exemple, ici ils
sont calmes, ils sont paisibles... » (Isabelle). Ces ruptures avec le
temps traditionnel, avec le temps extérieur, Foucault les appelle «
hétérochronies » (2004 : 17). Face à une
hiérarchie sociale les plaçant au dernier échelon, les
aides-ménagères trouvent satisfaction dans la relation avec les
résidents. Pourtant, et ce, au même titre que le personnel de
soins, le personnel d'entretien doit apprendre à garder une distance
affective avec les personnes âgées : « Ici, je le dis
toujours, il faut avoir un coeur de pierre ! » (Christelle). Jeanne, elle,
s'est jurée de ne plus jamais s'attacher à un/une
résident(e) car elle en a trop souffert auparavant. Et pourtant,
aujourd'hui, elle continue de rendre visite à une vieille dame,
isolée... je sais que je devrais pas, mais c'est plus fort que moi,
et je m'attends encore à souffrir ! laisse-t-elle entendre. Cette
stratégie de survie au sein de l'organisation (connivence avec les
résidents) est donc à double tranchant.
97 L'eau de javel aurait des propriétés
curatives et désinfectantes selon Mr Ro. et Jeanne.
110