«Les ménagères n'ont rien à
voir avec nous, elles ont leur chef directe qui est Mme Moreau ; d'ailleurs on
différencie toujours l'équipe nursing avec l'équipe du
nettoyage » (Paola, infirmière)
Ce témoignage reflète bien, il me
semble, la philosophie générale de la maison envers les
aides-ménagères : elles sont à l'écart.
Souvenez-vous le schéma de la structure de la maison (cf. chapitre 5),
l'équipe d'entretien occupe une place extérieure à la
ligne hiérarchique principale et possède une structure beaucoup
plus aplatie : un chef, Mme Moreau, et sous elle, tous les membres du
personnel, égaux. Pourtant, ces derniers sont parfois les seules
personnes que les résidents, résidant dans les ailes MR,
indépendants et ne nécessitant aucune aide extérieure,
côtoient. Les aides-ménagères peuvent alors prendre une
place importante dans leur vie (cf. chapitre 8). Enfin, ces aides,
contrairement au personnel de soins, ne connaissent ni la gradation de la
personne sur l'échelle de Katz, ni ses problèmes médicaux.
Contrairement à l'assistante sociale, elles ne connaissent ni les
antécédents de la personne, ni ses difficultés
financières, ni les raisons pour lesquelles le résident est
arrivé en maison de repos et de soins. Elles ne connaissent en
vérité que le nom de la personne, le reste dépend du
degré d'intimité qu'elles nouent avec le résident. Place
extérieure au niveau de la structure versus donc place centrale dans la
vie de certains résidents. Attardons-nous sur ce constat et les
conséquences qui en découlent pour la prise en charge de la
personne âgée.
Lorsque, face au personnel soignant m'affirmant que
tous les résidents reçoivent au moins une visite de «
surveillance » par jour (cf. chapitre 7), je demande mais qu'en est-il
alors des résidents indépendants ne recevant pas vos visites ?
:
«mais il y a les aides-ménagères
hein ! Elles nous rapportent les nouvelles des uns et des autres... » (Mme
Oste, inf. chef) ; « on reçoit les rapports des aides
ménagères si elles ont trouvé une pilule ou si il y a
quelque chose d'anormal... » (Pauline, inf.) ; « les
aides-ménagères viennent nous prévenir lorsqu'elles
trouvent un médicament par terre ou quoi... elles viennent le rapporter
au bureau de soin, ou alors elles le disent à quelqu'un qui vient nous
le dire » (Mathilde, A-S).
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Il y a donc une sorte de délégation
officielle du rôle de surveillance des résidents vers les
aides-ménagères, pourtant il n'existe pas de réunion
réunissant personnel nursing et d'entretien, ni de local de pause commun
(cf. chapitre 5), comment l'information se transmet-elle alors ? Par canaux
informels. Or, quand Christelle se rend au local de soins rapporter une
information, « tu sais c'qu'ils me répondent ? « Qu'est-ce que
tu veux qu'on foute avec ça ?! » et j'me fais remballer ! Alors
maintenant, merci hein, j'les jette directement moi [les cachets] et j'le
signale plus !». Pourtant lors de son entrée dans la maison (il y a
20 ans), elle trouvait important de reléguer cette information. Mais
« C'est rare qu'on m'écoute ! Très très rare ! Tout
dépend de l'humeur de la personne à qui j'en parle !
».
Sandra elle, travaillant depuis 8 mois (art. 60),
ramasse régulièrement des pilules mais « pour être
honnête avec vous, je n'en ai encore jamais parlé... », elle
les jette n'osant pas les rendre aux résidents. Mireille par contre ne
semble pas y porter grande attention, et à ma question, Vous faites
quoi si vous trouvez des médicaments par terre ?, de me
répondre, « ben rien... et puis j'ai jamais connu ça moi...
».
Cependant, Isabelle, 17 ans de service, prend le
contre pied : si Jeanne, Sandra, Christelle jettent les médicaments car
« on ne sait pas à qui ils sont ! » (Christelle) et « de
toute manière, ils ne les prendraient pas si ils me voyaient les
ramasser par terre » (Jeanne), Isabelle elle, les rend à la
personne « car souvent, elle oublie hein, elles ont la tête ailleurs
! », ou le pose sur la table de nuit de manière visible. Si elle
constate quelque chose d'anormal, un comportement agressif, un tiroir rempli de
médicaments (la personne ne les prenait plus et « c'est vrai, elle
n'allait pas bien ! »), elle en réfère à Mme Moreau,
ou, mais plus rarement, au personnel de soins. Par contre, si elle trouve du
sang par terre, « les infirmières doivent être au courant
alors ! », elle ne juge pas nécessaire de transmettre
l'information.
Au niveau de la lingerie également, si l'une
des deux responsables trouve du sang sur les vêtements, elle lave du
mieux qu'elle peut certes mais ne transmet pas l'information suivant le
même raisonnement : le personnel doit alors être au courant.
Pourtant, les résidents indépendants peuvent gérer leur
linge seuls, soit sans contrôle du personnel nursing.
On le voit, d'un côté dans les discours
du personnel soignant, les aides-ménagères sont essentielles pour
mettre en pratique leur vision du bien-être ; mais de l'autre, ces
aides-ménagères ne transmettent pas les informations. Rapide
petit retour sur cette situation, pourquoi l'information ne se transmet-elle
pas ?
95 Retenir les informations, se déplacer au local
de soins, expliquer, se faire remballer, et au final jeter le
cachet
96 Auteur notamment de Social Behavior. Its
elementary forms (1961).
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Tout d'abord, en plus des difficultés de
communication propres à toute organisation bureaucratique, notamment
toute organisation divisée en service (Mintzberg 1998), les tâches
des ménagères sont, à l'instar des autres fonctions,
définies précisément. Pour rappel, elles ne peuvent
nettoyer qu'en surface, « enlever les traces et les odeurs »
(Christelle). Une fois semaine, elles voient leurs tâches élargies
et prennent en charge le grand nettoyage, notamment « l'hygiène des
tiroirs ». Elles n'ont pas la responsabilité de ranger les
pièces ni de ramasser les objets au sol (que ce soit les langes ou les
excréments de résidents). Elles ne peuvent avoir avec les
résidents que des contacts verbaux ; tout contact physique leur est
proscrit. Certaines aides-ménagères, comme Sandra et Mireille, se
contentent de ce qui leur est demandé, ceci étant d'ailleurs une
conséquence de la division du travail : la concentration sur sa propre
tâche, au détriment des buts généraux de
l'organisation (Mintzberg 1998). Il faut noter que ces deux personnes
répondent de l'article 60, et travaillent donc dans la maison pour une
courte durée, ce qui réduit, je suppose, l'attachement à
l'organisation et le désir de participer aux objectifs
généraux de cette dernière.
Christelle et Jeanne, anciennes dans la maison,
trouvent important de participer au bien-être des résidents en
transmettant les informations recueillies au personnel adéquat. Elles se
disent attachées aux personnes âgées, un peu trop
peut-être, selon Jeanne (cf. Encadré 12 : Vers la
participation). Cependant, lassées des « on ne peut rien faire
avec ça hein ! » illustrant l'échec de communication, elles
ont appris à ne plus rapporter l'information. Cette démarche
coûte cher pour peu de résultats95, répondant
alors à la loi de Georges Homans96: « il y a interaction
entre deux individus dans la mesure où celle-ci implique un
échange d'avantages. Une interaction trop coûteuse pour une des
deux parties a [...] peu de chances de perdurer » (dans Lallement 2007 :
179). Par expérience, elles se sont disciplinées au rôle
attendu d'elles, reflétant de nouveau l'idée de dressage des
corps, dont le personnel soignant tient la tête.
Enfin Isabelle, « malgré » ses 17
ans de carrière, continue à transmettre certaines informations.
Elle n'évoque aucun échec de communication et trouve qu'il lui
incombe de participer au bien-être des résidents : « vous
savez, je suis avec eux toute la journée ! Je les c onnait ! Et je sais
quand ils vont pas bien, alors je dois le dire je trouve... ».
La différence d'implantation spatiale de ces
personnes pourrait amener un élément d'explication : Christelle
travaille au 3ème étage, Jeanne au
2ème et Isabelle au 1er étage et au
sous-sol. Or, Mme Moreau possède son bureau également au sous-sol
de la maison. Ainsi, les
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deux premières se voient reléguer
l'information au bureau de soins tandis qu'Isabelle peut se rendre directement
chez sa chef de service, peut-être plus à l'écoute de son
personnel que ne l'est le personnel soignant ?