8.3 Derrière la scène...
Un dernier point allant au-delà de la
hiérarchie termine ce chapitre : la place que prennent les «
grandes gueules » comme dit vulgairement. En effet, la position qu'occupe
chacun dans la hiérarchie du travail sert de cadre aux relations
qu'entretiennent les individus mais cela, sur la « scène publique
» (G offman 1973a). En coulisses, c'est à dire ici le local de
pause du second étage (cf. chapitre 10), ce cadre formel s'amenuise et
une autre logique prend forme : une sorte de leadership informel. Ainsi, les
acteurs en coulisses, semblent laisser tomber leurs masques officiels, laisser
quelque peu leur fonction dans le couloir et adoptent de nouveaux rôles
(Strauss 1992a). Les sujets abordés ne touchent que rarement les soins
ou les résidents, au profit des derniers potins de stars, des enfants,
de recettes de cuisine, etc. On y mange, boit et partage de temps en temps des
biscuits ou un repas que l'une ou l'autre amène.
Cependant, tout le monde n'y prend pas une place
similaire : lorsque la chef infirmière est présente, elle semble
garder la place principale, elle mène facilement les conversations,
prend facilement également la parole, et les personnes présentes
l'intègrent souvent dans les
91 « The Hospital and Its Negotiated Order »,
in FRIEDSON E. (eds.), 1963. The Hospital in modern society, New-York,
Free Press of Glencoe.
103
échanges, lui demandant son avis, lui faisant
part de leurs expériences, etc. On sent qu'elle est une femme sûre
d'elle et respectée tant par son grade (chef) que pour la personne
qu'elle incarne (à l'écoute tant du personnel que des
résidents, calme, riante, de bon conseil,...).
Cette dernière absente, alors prend la place
de leader de la conversation une aide-soignante assez imposante,
Joséphine, depuis 6 -- 7 ans dans la maison. Signe
révélateur, elle s'approprie le siège et la place de Mme
Oste, en bout de table, sur la chaise de bureau (voir graphique plus bas).
Cette personne, de corpulence assez forte et d'un volume sonore important,
monopolise souvent la parole. Drôle et assurée, les autres
l'écoutent et rigolent de ses histoires, elle s'installe et on
l'installe au centre des conversations. Face à elle, se trouvent
d'autres « grandes gueules », mêmes si moins assurées ;
des personnes « neutres » (ni silencieuses ni imposantes) ; et les
dites « effacées » (notamment Julie, depuis moins d'un an dans
la maison et Patricia, depuis quelques mois). Ces deux personnes ne parlent
jamais, ou alors à voix basse, et ne participent pas activement aux
conversations. Elles s'assoient toujours du côté des portes tandis
que les aides-soignantes plus âgées, dont Joséphine,
s'installent de l'autre côté de la table. Soit le schéma
suivant :
Répartition des places dans les coulisses du
second étage
Une situation de domination implicite se crée
alors, suite à cette répartition des places92. En
effet, si un résident appelle lors de la pause, qui se lève ?
D'après Julie, « donc heu, si une personne demande de l'aide,
à ce moment-là, on regarde sur le DECT93, « ah
c'est la chambre untel », et heu, de son initiative, chacune... une prend
l'initiative et voilà quoi ». Néanmoins, d'après mes
observations, il me semble que les personnes « effacées »,
ainsi que la chef infirmière (présidant l'assemblée tout
en étant proche de la scène publique), interrompent plus
facilement leur pause que les personnes se trouvant de l'autre
côté de la
92 Chaque fois que je me suis rendue en observation,
les personnes se trouvaient aux mêmes places dans le local, je me suis
donc appropriée également la place derrière la table et
devant une porte pour pouvoir continuer à observer les interactions dans
le couloir.
93 Téléphone interne sans fil que toute
personne a sur elle.
104
table. Ces dernières pour s'extraire de leur
place, le local étant assez étroit, doivent en effet faire bouger
leurs voisines pour pouvoir passer entre la table et le mur du fond et
accéder aux portes. Ces « grandes gueules » ont, je suppose,
pu accéder à ces places privilégiées de
tranquillité au fur et à mesure qu'elles acquéraient du
« poids », de la confiance, de l'expérience, de la
renommée, dans l'établissement94 et que les anciennes
prenaient leur retraite ou s'en allaient. Elles se rapprochent du point
d'« extrême limite » (Goffman 1973a) dont je parlais plus
tôt, alors que les nouvelles, occupant les places proches des portes, en
restent écartées, pouvant à tout moment et plus facilement
se « ruer » hors des coulisses lors d'appel et reprendre leur
rôle sur la scène publique...
***
Travailler sur du matériel humain ne
s'apparente pas au travail en usine sur les objets inanimés, travailler
sur ce matériel amène un jeu d'affinité : sympathie,
transfert, choc de caractère, animosité, etc. Ce jeu
d'affinité se voit néanmoins contrôlé par le
personnel qui « maîtrise [les règles du] théâtre
» (Scott 2008 : 48) et discipline ainsi leur propre corps et ceux des
résidents. Ces derniers face à cette mise à distance
protectrice (cf. encadré 10) du personnel nursing, se tournent vers les
acteurs dont les tâches se voient limitées dans le temps et dans
l'espace. De plus, le travail sur ce matériel âgé,
n'évoluant pas comme évoluent par exemple le domaine de la
nanotechnol ogie, permet au personnel soignant d'acquérir de
l'expérience, du savoir-faire au fil des années prestées.
Ces deux logiques influencent le travail de prise en charge et se superposent
à l'organigramme présenté en début de travail,
rendant ce dernier plus complexe et mettant à mal le critère
d'interchangeabilité du personnel (en effet, une personne ne vaut plus
l'autre), caractéristique d'une bureaucratie mécaniste (Mintzberg
1998). Les coulisses offrent également un lieu de brouillage de
fonctions : dans le local de pause, la hiérarchie officielle n'a plus
lieu d'être et la coordination (qui parle, qui se lève) s'effectue
alors par ajustement mutuel (Mintzberg 1998), laissant place à une forme
de domination informelle des plus âgées sur les
nouvelles.
Dans le chapitre suivant, je présente une
partie du personnel oublié dans la hiérarchie officielle de la
prise en charge : les aides-ménagères. Entre mise à
l'écart et mise en avant, ces personnes participent tout autant à
la prise en charge des personnes âgées, comme le sont par exemple
les imprimeurs dans le monde de l'art de Becker (1988).
94 Attention, je ne dis pas que toutes les anciennes
prennent des places de leader informels ni que toutes les nouvelles sont
effacées. Joelle, aide-logistique travaillant depuis 8 mois, ose
s'imposer devant les autres et se fait également entendre. Cependant
elle occupe également une place proche des portes de sortie.
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