« C'est vraiment ça, on est
confronté des fois à des trucs et on se dit « elle aurait pu
le faire » mais la loi nous l'interdit de le faire... pour se
protéger soi-même aussi, même si c'était pour sauver
le résident, la famille peut se retourner contre nous et on est en
tort... » (Paola, infirmière)
Officiellement, la coordination des tâches dans
ce type d'organisation se fait par standardisation, c'est-à-dire que le
personnel connaît les limites de son faisceau de tâches (via une
formation extérieure ou intérieure et les profils de fonction),
s'il les dépasse, il devient punissable devant la loi. Néanmoins,
une autre logique agit sur le travail et la répartition des tâches
: l'expérience acquise par la personne. C'est sur cette seconde logique
de coordination rendant les frontières entre fonctions floues et plus
perméables, que je me penche ici.
Frontière Médecin --
Direction
Le docteur Tudor travaille depuis une vingtaine
d'années dans la maison observée. Il a ainsi vu défiler
quelques directeurs et a également acquis un grand savoir-faire dans la
prise en charge des personnes âgées. Le directeur actuel, 37 ans,
est juriste de formation, à la tête de l'établissement
depuis 2007 (6 ans). Face aux nouvelles mesures de la direction dans la gestion
des décès (cf. chapitre 5), ce médecin s'emporte ! Il a
compris, au fil des années, que l'appel
98
des familles en pleine nuit ne vaut pas la peine. De
plus, il ne le faisait pas avec les autres directeurs/trices, pourquoi
commencer et changer ses habitudes maintenant ? Comme je l'expliquais plus
haut, une bureaucratie professionnelle peut voir naître des tensions
entre ses externes et le règlement de l'institution illustré par
la figure du directeur (Mintzberg 1998). Ces externes ne voudraient pas se
plier aux règles car ils savent mieux comment faire, de par leur
qualification certes, mais également, comme ici, de part leur
expérience acquise.
Frontière 1nfirmière --
Médecin
«D'une certaine manière, y a beaucoup de
choses que je maitrise un peu plus que le médecin dans le domaine de
soigner le résident, parce que je le connais dans sa globalité
» (Paola, infirmière)
J'ai moi-même assisté à une
conversation entre le docteur Tudor et l'infirmière chef, Mme Oste,
concernant une résidente qui présente un problème de s
onde85. Si celle-ci débute par les conseils du médecin
vers l'infirmière, cette dernière prend le relais et termine en
expliquant au médecin ce qui, selon elle, faudrait faire. Il acquiesce
et accepte sa proposition. Cet échange montre la confiance que porte le
médecin à cette infirmière. Il me confie d'ailleurs un
jour : « elles ne font pas tout ce que je veux hein ! Même si
normalement elles doivent m'obéir ! ». Parfois donc, les
infirmières prennent l'initiative, les médecins absents pour un
certain temps, de débuter un traitement médicamenteux et en
informent le médecin par après, celui-ci approuve souvent, car
« elles connaissent le protocole, parfois moi, je viens juste pour assurer
la formalité hein ». Dans le cas d'escarres par exemple, ce
médecin reconnaît qu'elles s'y connaissent mieux que lui, qu'elles
maîtrisent mieux « l'arc de travail » (Strauss 1992b), y
étant régulièrement confrontées.
Paola, depuis quelques années dans la maison,
m'explique que, malgré qu'elles lui soient hiérarchiquement
subordonnées, « on a la chance des fois, de pouvoir, je vais dire,
gagner le médecin à notre cause » en lui proposant
un traitement à l'essai. Si ce traitement s'avère inefficace,
alors on revient à celui prôné par le médecin.
« En général tout ce qui concerne les pansements, les
médecins, ils nous font confiance parce qu'ils savent qu'on
connaît la situation » ajoute-t-elle. Si dans les hôpitaux les
situations banales se voient gérées par le médecin
généraliste et les maladies « difficiles » par les
médecins spécialistes (Strauss 1992b : 26), dans la MRS
observée, on « descend » d'un étage et les situations
banales, de routine, semblent être gérées par le personnel
infirmier tandis que les plus difficiles par le généraliste.
Toutefois, il est difficile de pointer la personne principale
coordinatrice des tâches
85 Conversation en annexe 4.
99
de la trajectoire : une situation de désaccord
amène tractations entre les acteurs (idem :
158). Ainsi, il me semble avoir senti une réelle émancipation de
la fonction d'infirmière, un élargissement86 de leurs
tâches, un gain de pouvoir dans l'organisation alors que « le
médecin [lui,] perd de sa hauteur » (Castra 2003 : 184), à
l'instar de la médecine palliative.
De plus, pour rappel, l'établissement assure
la prise en charge des résidents via des réunions
pluridisciplinaires, signe d'une plus grande prise en compte des « petites
voix » et donc d'une moins grande rigidité hiérarchique
(Castra 2003 ; de Hennezel 2004). J'ai ainsi assisté à une
demande d'infirmière de placer une résidente en soins palliatifs,
avec comme argument « nous on trouve que son état s'est
dégradé, vraiment... ». Le docteur Lemah alors de garde
donna son acc ord87 et pria l'assistante sociale de convier la
famille pour discuter des modalités de prise en charge. La «
trajectoire » (Strauss 1992b) du résident se décide entre
tous les acteurs engagés, chacun apportant sa vision de la situati
on88.
Attention, cette reconnaissance et cette confiance
accordée aux infirmières reste sélective. Le docteur
Tudor, n'appréciant pas Mme Petit, directrice nursing (terme qu'il
conteste), normalement infirmière de formation, lui reproche de mettre
son grain de sel dans les traitements, alors qu' « elle n'a même pas
fini ses études » (2 ans au lieu de 3). Il ne l'apprécie pas
non plus car il n'accepte pas ses ordres en tant que directrice nursing, trop
rigide et trop « de droite » (lui se qualifiant « de gauche
») à son goût. « Alors, je lui dit, « oui oui
» mais après, je l'écoute pas ! Elle est pas médecin
hein ! »... En plus du savoir-faire de la personne, entrent en compte les
éléments de confiance et d'amitié.
Frontière Aide-soignante --
1nfirmière
« Normalement les aides-soignantes ne peuvent
pas pratiquer d'acte infirmier » (Dr. Tudor). Cependant en l'absence de
personnel infirmier et lorsque la procédure de soins leur est
familière, les aides-soignantes prennent en charge de « petits
pansements » par exemple. « Elle sait très bien, parce qu'elle
a vu plusieurs fois le faire [par infirmière], alors elle le fait. Et
l'infirmière après peut être contente que le travail soit
déjà fait » (Mme Oste, inf. chef).
Mathilde, un matin où « la personne
au-dessus » était absente, décide « pas
d'arrêter
86 Mintzberg (1998) parle de «largeur» de
tâche : plus une tâche est large, plus elle comprend de nombreux
gestes variés. Au contraire, plus une tâche est étroite, au
plus le travail sera routinier.
87 Le médecin connaissait déjà le
cas préoccupant de la personne, il n'aurait pas donné son accord
sans cela.
88 J'ai assisté par exemple à une
discussion quelque peu acharnée entre l'assistante sociale et le docteur
Lemah concernant la pratique de l'euthanasie : la première prônant
cette dernière, le second l'acceptant difficilement, « la mort ce
sera toujours un échec pour moi ! » lance-t-il.
100
hein ! Mais j'ai suspendu» le
traitement d'une personne (amenant de nombreuses éruptions
cutanées) en attendant l'avis de l'infirmière. Mais elle reprend
: « sinon, on doit toujours exécuter ce qu'on nous dit ! Même
si on croit que ça va pas marcher, c'est comme ça...! [...]
Pourtant moi je suis là tous les jours, tous les matins avec les
résidents ! Et le médecin lui, il est jamais là ! Pourtant
c'est lui qui prescrit... moi je ne fait que constater... ». Cette
aide-soignante semble frustrée du peu de liberté qu'elle
possède, pourtant elle « sait »
aussi89.
Face à la douleur au pied inexplicable de Mr
Vi., Nicole, aide-soignante assez jeune, décida de mettre le pied dans
de l'eau chaude, juste pour soulager ce résident. Elle pense qu'il n'y a
rien d'autre à faire dit-elle à Mme Oste. J'ai également
observé une situation où une aide-soignante plus
âgée expliquait au stagiaire infirmier comment distribuer les
médicaments, et accompagnait ce dernier dans sa tâche.
Toute la tension se trouve dans la gestion de ce
savoir-faire : si les tâches officielles sont délimitées,
les gestes pratiques, eux, s'apprennent par l'expérience. Ainsi
:
« On peut arriver à une sorte de
transdisciplinarité : les aides-soignantes font des trucs presque
d'infirmières, et l'infirmière aussi, elle fait certaines
tâches de l'aide-soignante. Y a un moment, on est tellement «
entre» qu'on a plus les limites ! Y a plus de frontière entre nos
fonctions et ça peut créer des conflits [...] on a difficile
parce qu'on travaille ensemble, on est tellement habituée, qu'on ne c
onnait plus nos limites... » (Mme Oste)
Cette situation de « fl outage » de
frontière se ressentait fortement il y a une dizaine d'années
(cf. chapitre 5, « monde à l'envers ») : les aides-soignantes
plus nombreuses avaient tout le pouvoir et dictaient aux infirmières les
tâches à faire. L'arrivée de nombreuses infirmières
et la rigidification de la division du travail (assurée par Mme Petit)
ont réduit cette logique de coordination par savoir-faire au profit de
la coordination par standardisation entre ces deux fonctions, réduisant
alors la « profondeur »90 des tâches des
aides-soignantes. Il reste néanmoins quelques reliquats du temps de
cette époque : 2 ou 3 aides-soignantes plus anciennes y avaient suivi
(suite au manque de personnel infirmier) une formation en soins infirmiers.
Aujourd'hui elles sont toujours habilitées à faire les injections
par exemple, geste interdit aux autres aides-soignantes. Mais cette situation
se raréfie, ces personnes partant à la retraite.
89 Mathilde était infirmière au Togo mais
travaille ici comme aide-soignante, son diplôme n'étant pas
reconnu.
90 Plus un travail permet le contrôle de l'acteur
sur celui-ci, la prise d'initiative, la réflexion, plus ce travail sera
« profond » ; au contraire, du travail d'exécutant, routinier,
alors moins « profond » (Mintzberg 1998)
101
Frontière Aide-logistique - Personnel
soignant
Le faisceau de tâches des aides-logistiques
comprend principalement les tâches d'aide au personnel. Tant les
aides-soignantes que les infirmières peuvent ainsi s'approprier, si
elles le désirent, l'une de leur tâche. Cependant, ces aides ne
peuvent par exemple, pas relever une personne tombée à terre,
« ils ne sont pas formés pour ça » (Julie,
aide-soignante). Ils peuvent la rattraper, la soutenir si elle perd
l'équilibre, mais relever la personne relève des tâches du
personnel soignant... mais «bon ils peuvent l'aider à le lever, on
n'est pas pointilleux à ce point-là, mais normalement, ils ne
sont pas habilités à faire ça » (Paola,
infirmière).
On comprend que même si non-habilitée
à le faire, toute personne sait relever une autre et sait
aider à manger. J'ai moi-même, sans suivre de formation,
nourri des résidents du second étage d'abord aux
côtés de Mme Oste, ensuite lorsque je suivais Joëlle, jeune
aide-logistique. Dans ce deuxième cas, il s'agissait de résidents
dépendants et déments. En ce qui concerne les chutes, on peut
imaginer, n'ayant pas observé cette situation, que les soignants
s'aident des aides-logistiques pour relever la personne, les fonctions vitales
étant mesurées.