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CHAPITRE 8 :
AU-DELÀ DE LA HIÉRARCHIE
Travaille-t-on de façon identique dans une
entreprise, à tout hasard, agro-alimentaire de la région de
Tournais que dans une institution de soins de la région bruxelloise ?
Bien que les structures organisationnelles puissent se ressembler
(différents services, division et hiérarchie du travail), rien
n'est moins sûr. En effet, travailler sur du « matériel
humain » implique un autre rapport au travail que le travail sur objet ou
aliment, inanimé. De plus, travailler en équipe autour de
mêmes tâches, le « care », tâches relativement
stables au fil du temps et des années, permet l'acquisition de
savoir-faire au sein du personnel, supplantant quelque fois la
hiérarchie du travail. Enfin, et c'est ici un élément qui
pourrait être commun aux deux organisations présentées, les
coulisses (dans notre cas, les locaux de pause du personnel) offrent
également une autre forme d'organisation, alors informelle. C'est sur
ces trois situations que je me penche dans ce chapitre.
8.1 Histoire d'amour ou d'amitié, la question
des affinités
« La tâche du personnel d'encadrement
n'est pas d'effectuer un service mais de travailler sur des objets, des
produits, à cela près que ces objets, ces produits, sont des
hommes » (Goffman 1968 : 121)
Travailler avec du « matériel humain
» (Goffman 1968) implique, entre autres, le danger de confondre rôle
de soignant et de proche. Lorsque je demande aux soignants comment gérer
le fait de travailler sur ce matériel spécifique, voici leurs
réponses :
« Y en a qui sont gentils, y en a qui sont
méchants... mais on est censée répondre à tout le
monde ! On doit faire la même chose à tout le monde ! »
(Pauline, infirmière) ; « On doit être neutre hein ! Sinon on
fait pas bien son travail» (Aïcha, aide-soignante) ; «Moi je
donne les soins, je suis là pour les soins. Il faut garder la distance
entre les résidents et les soignants ! » (Mathilde, aide-soignante)
«moi je pars d'une logique qu'il faut être professionnel, c'est pas
bien d'installer cette relation. Moi je pense que c'est mieux d'être
égal avec tout le monde » (Julie, aide-soignante).
Ces discours relèveraient d'une forme de
« loyauté dramaturgique », c'est-à-dire du désir
de cacher des comportements contraires au rôle que l'on attend de la
personne. De plus, les acteurs « renforce[raie]nt leur façade quand
ils se trouvent parmi des personnes qu'ils ne connaissaient pas auparavant
» (Goffman 1973a : 210), c'est-à-dire devant moi.
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Erving Goffman (1968) toujours note que, dans
certains cas, le travail sur l'homme peut s'apparenter au travail sur l'objet,
l'homme étant alors vu comme un article inanimé. Isabelle Mallon
pointe ce même constat concernant les personnes dépendantes :
« le traitement bureaucratique des résidents dépendants les
réduit à des sujets biologiques (au sens médical du
terme), sans plus tenir compte de leur dimension sociale et historique »
(2005 : 185). Qu'en est-il dans la maison observée ? De quelle nature
sont les liens ?
Choix affectif des
résidents
A cela ajoutons, Mr. Boe et sa relation forte avec
l'ancienne directrice ; Mme Dem. et son amie Christelle,
aide-ménagère ; Mr. Le et son amitié avec Viviane,
responsable cafeteria ; et sûrement bien d'autres !
Les résidents, on le voit, choisissent un ( ou
quelques, mais toujours très peu) membre(s) du personnel au(x)quel(s)
ils s'attachent particulièrement. Mr Marc connaît cette situation
: « chacun trouve sa personne de référence » me dit-il.
Pour Jérémy Fleury et Catherine Simard, l'entrée en
hébergement et le vieillissement de la personne ainsi que de son
entourage entraînent « des changements au niveau social : chez
certaines personnes, l'admission en centre d'hébergement engendre un
rétrécissement du cercle social. La perte d'un conjoint, la perte
des amis, l'éloignement de la famille peuvent conduire à
l'isolement et au repli sur soi » (2012 : 2). Albert Memmi (1997) parle
également de ce rétrécissement du cercle social avec
l'entrée en établissement. Selon lui, une des conséquences
de ce phénomène est l'importance croissante que prennent les
personnes de l'entourage direct du résident.
83 On peut supposer que plus une personne reste soutenue
par son entourage privé (ami, famille), moins elle sera
dépendante des liens créés dans l'institution. Mais ceci,
je ne l'ai pas vérifié.
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Il faut garder à l'esprit également que
la sociabilité inter-résidents reste très faible,
situation due d'abord au souhait de rester extérieur et de ne pas
être comparé aux « gaga » et aux « débiles
» ; au désir de ne pas s'engager dans des relations trop
encombrantes ; et peut-être à ce que Mallon (2005)
décrivait comme une caractéristique d'une population moins
aisée, être moins friande de contacts sociaux (cf. chapitre 3).
L'entourage du résident se résumerait donc aux membres du
personnel, ceux-ci devenant les seules personnes potentielles pouvant combler
leur besoin affectif. Certains résidents pourraient alors créer
une forme de dépendance affective envers ces
derniers83.
Cependant, la profondeur et la nature des liens
diffèrent selon les parties de l'échange. Ainsi, Mme De. a
été fort peinée du comportement de
l'ergothérapeute, Mme Redman, avec qui elle pensait avoir une relation
bien particulière. Lorsqu'elle était malade en effet, Mme Redman
n'est pas venue prendre de ses nouvelles : « Oh j'étais
déçue de ne pas l'avoir vue ! Je ne comprends pas comment on peut
ne pas prendre de nouvelles ! ». Mme De. considérant
l'ergothérapeute presque comme une amie, s'attendait à ce que
cette dernière lui témoigne les mêmes sentiments en
retour... Or pour Mme Redman, Mme De. est peut-être une personne
très sympathique mais reste une résidente dans un ensemble de
résidents, dont elle s'occupe en tant que professionnelle.
Ces relations privilégiées,
décrites par Melville Dalton comme des « liens spontanés et
flexibles établis entre les membres de l'organisation sur base de
sentiments et d'intérêts personnels » (1959 : 219), les
résidents les utilisent pour faire passer des demandes plus
exceptionnelles et/ou plus personnelles (cf. encadré 3 : Gérer
l'exceptionnel). Si en entreprise ces liens sont utilisés pour
détourner des biens et des services (Dalton 1959), en MRS les
conséquences semblent moins nocives pour l'établissement : par
exemple, Mme Dem. demande à Christelle de se renseigner où a
disparu son pull. Cette dernière lui promet qu'elle mènera sa
petite enquête et qu'elle en parlera à la responsable lingerie
lors de leur pause cigarettes commune. Ces relations permettent
également de court-circuiter la hiérarchie en évitant le
passage par les échelons formels. David Conrath (1973) explique que ces
communications informelles sont nécessaires pour faire face aux
situations imprévues et exceptionnelles, il s'agit ici, pour reprendre
la terminologie de Mintzberg (1998), d'ajustement mutuel. Ainsi, Mme Dem.
aurait dû officiellement faire appel à une
aide-logistique ou une soignante pour que cette dernière constate la
perte du pull, en avertisse la chef d'entretien, Mme Moreau qui elle même
devait en informer la responsable lessive. Mme De. « utilise
»
84 Ce qui n'est ni l'avis d'Anne-Marie
Marché-Paillé (2010), ni de Marie de Hennezel (2004) pour qui la
familiarité se voit nécessaire pour une bonne prise en charge de
la personne par le personnel, même de soins.
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également Mme Redman pour arriver à ses
fins : si officiellement les résidents doivent faire appel et
s'inscrire auprès de l'animatrice, Nadia, pour participer aux
activités extérieures, Mme De. demande à
l'ergothérapeute, Mme Redman, de l'inscrire à ces
activités et de venir la chercher en temps voulu. Mme De.
bénéficie ainsi d'un certain privilège (Goffman
1968).
Choix affectif du personnel
Ça vous arrive d'éviter un
résident que vous n'aimez pas ? Ou de favoriser un contact avec un autre
? Les réponses sont catégoriques : le personnel se dit
neutre et impartial. C'est d'ailleurs l'avis de la direction. Pascale Molinier
(2013) explique qu'au niveau directionnel, la familiarité est
considérée comme un manque de respect envers le résident,
de plus, cela nuirait au professi onnalisme84. Pourtant, selon
Erving Goffman : « quelque soit la distance que le personnel essaie de
mettre en lui et ces « matériaux », ceux-ci peuvent faire
naître des sentiments de camaraderie, voire d'amitié. Il existe un
danger permanent que le reclus prennent une apparence humaine » (1968 :
129).
Ainsi, le personnel utilisera de petits noms amicaux
pour certains, et les noms de famille pour d'autres ; vouvoiement des uns et
tutoiement des autres ; contacts physiques (prendre la main, pincer les fesses,
caresser la tête, etc. ) avec celui-ci mais pas celui là, petits
cadeaux pour certains, des remarques un peu brusques telle que « Hé
Monique ! T'as pris tes médoc' aujourd'hui ? », etc. « On peut
s'attendre à ce que les acteurs renoncent à maintenir strictement
leur façade lorsqu'ils sont avec des personnes connues depuis plus
longtemps [...] » (Goffman 1973a : 210). Le personnel se permet de laisser
tomber le masque de la profession pour laisser apparaître émotions
et affinités.
Bref, la neutralité (et nous sommes bien
placés en anthropologie pour le confirmer) semble un objectif complexe
à mettre en oeuvre dans le travail sur la personne. Quelles en sont
alors les conséquences ? Au niveau des résidents, Mr. Li. et Mme
Du. par exemple, se plaignent de favoritisme dans la maison. Mr. Li. «
sait » qu'il y a des échanges de cadeaux, de biens, que certains
résidents sont mieux traités que d'autres, etc. « mais on
ferme les yeux la dessus hein! ». Mme Du. « sait » que le
personnel privilégie certains résidents dans l'inscription aux
activés extérieures, « moi ils ne m'aiment pas, je le sais !
Alors j'ai jamais ma place ! », Mme B o. partage son avis : « oui
c'est dommage, c'est toujours les mêmes qui y vont... c'est un peu
dommage... mais bon ». Ces résidents « savent » sans
savoir vraiment, à
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l'instar des rituels créés par Houseman
(2002) où les personnes voient mais ne voient pas tout, entendent mais
n'entendent pas tout, s'informant principalement par les bruits de couloir, qui
j'en témoigne, vont bon train dans l'établissement
observé...
Au niveau des tâches, Julie, aide-soignante, me
confie que « si on a un problème avec un résident, alors on
demande pour changer ou on attend un peu ». Malheureusement, je n'ai pas
récolté plus d'informations sur la définition de «
problème avec un résident », je ne peux que supposer qu'il
s'agit de problèmes dus à la confrontation entre le
caractère du résident et celui du soignant, laissant pour
solution de proposer un autre soignant ou d'attendre que les deux personnes se
soient calmées. Cependant cette question restera ici sans
réponse.
Un apprentissage partagé
Comment arriver à l'harmonie, à un
ordre social stable dans ce monde composé d'êtres humains en
interactions, aux attentes différentes les uns envers les autres ?
« On apprend » me dit-on. Tant le personnel que les résidents
« apprennent » les comportements sociaux adéquats, facilitant
alors les rapports sociaux entre groupes et évitant les «
pièges » de l'affectivité.
Selon Mathilde, aide-soignante, la relation
résident / soignant doit s'apparenter à une relation de «
cohabitation » et de « respect mutuel ». « Il faut se
construire une carapace ! » et être « insensible », tous
les jours un résident peut mourir ou insulter un soignant, «
beaucoup arrêtent après trois ans à cause de ça...
c'est trop dur ! ». Et ce témoignage trouve écho
:
« Au début c'est difficile de travailler
ici... on voit les gens qui meurent les uns après les autres...
ça vous fait quelque chose ! C'est humain ! Mais il faut apprendre
à garder la distance, à faire le deuil vite, sinon c'est toi qui
meurt ! » (Pauline, infirmière) ; « On vit avec eux !
Ça fait 6 ans que je vis avec eux ! On s'attache à eux, on les
connaît... alors que ce soit une mort brusque ou lente, ça fait
quelque chose ! Mais ils sont pas là pour mourir sinon pourquoi on les
soignerait ? Alors on se dit que c'est comme ça, et qu'il faut s'occuper
des autres ! » (Aïcha, A-S)
On comprend dans ces discours, la difficulté
des soignants à travailler avec des personnes âgées en fin
de parcours. L'expérience les amène à repenser la relation
au résident, pour se préserver elles-mêmes, tout en
jonglant avec ces rapprochements affectifs (petits noms, bisous, etc.), les
soignants apprennent ainsi à jouer entre investissement personnel et
préservation de soi (Castra 2003). Mais cela prend du temps :
Céline, stagiaire, n'a pas encore appris à gérer ses
émotions face aux résidents décédés. Par
ailleurs, elle déplore aussi le manque de temps accordé à
la conversation avec le résident : « on va de plus en plus vite !!
on
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prend pas le temps de rester un peu avec eux, il faut
toujours avoir fini à temps et y a beaucoup de monde ! Parfois on fait
même pas les soins de bouche pour gagner du temps ! ».
Encadré 12 : Un équilibre
déséquilibré (2) - Vers la participation Suite de
l'encadré 3 -- Vers l'aliénation
Le penchant vers la participation s'illustre
d'abord par « une contamination involontaire du temps hors travail »
(Dej ours 1993 : 55). Par exemple, Jeanne, aide-soignante, revient dans la
maison ses week-end et jours de congé rendre visite à une
résidente pour qui elle s'est prise de tendresse (cf. chapitre 9). Mme
Annette, travaillant au bureau administratif, présente une forme
beaucoup plus forte de participation. Elle m'explique qu'elle ne peut faire
autrement que de passer plusieurs heures par semaine, hors temps de travail,
pour répondre aux demandes des résidents : le vendredi, en plus
de ses courses habituelles, elle se charge d'acheter tous les produits
désirés des personnes âgées. Cependant, ces
dernières assez exigeantes me dit-t-elle, elle se voit aller chercher
les biscuits d'un tel chez Aldi, le fromage d'une telle chez Colruyt, les
bonbons à l'anis d'une troisième chez Lidl, etc. Elle se retrouve
également de temps en temps sur le marché d'Anderlecht à
la recherche de sous-vêtements pour les résidentes aux petits
moyens. Ainsi, certains lundis, elle arrive (en transports en commun)
énormément chargée : « et c'est lourd hein ! En plus
le bus ne me dépose pas tout près d'ici, alors j'marche pendant
quelques centaines de mètres avec tous ces sacs ! Parfois j'en ai
vraiment marre... ». Depuis un certain temps maintenant, elle se bat avec
le directeur pour faire rec onnaitre ce travail comme nécessaire au
bien-être des résidents. Elle aimerait pouvoir l'effectuer pendant
ses heures de travail, donc payées, mais le directeur ne l'entend pas
ainsi.
Pourquoi continue-t-elle ? « mais tu sais, y en
a, ils n'ont plus que ça... ils ne demandent pas grand chose tu vois,
juste un paquet de bonbons, mais c'est leur petit plaisir, la seule chose
qu'ils peuvent encore choisir... alors moi, ça, ça m'fend le
coeur, j'peux pas arrêter de leur donner ça... ». Mme Annette
a basculé vers la participation, c'est-à-dire qu'elle s'implique
plus qu'il n'est nécessaire dans son travail. D'un côté
cela la frustre et elle aimerait que ce travail soit reconnu mais, de l'autre,
elle ne veut pas arrêter d'effectuer ces charges supplémentaires,
brouillant ainsi les frontières entre vie personnelle et professionnelle
(Castra 2003).
Ce penchant vers la participation peut
également s'introduire au sein même du travail, par le partage des
buts, des objectifs de l'organisation, il s'agit d'une « implication
morale » (Desmarez 2008 : 50).
C'est pas trop dur de travailler avec des gens
qui meurent ? « Non... c'est normal hein ! Chacun son tour... c'est
son jour, puis ce sera le mien... puis le tien tu sais ! » Oui oui je
sais bien... moi j'aurais vraiment du mal à travailler avec des
personnes âgées, ça doit être vraiment dur de ne pas
s'attacher... «Ben on nous apprend hein... à pas s'attacher,
à garder de la distance... Enfin bon, là-bas [de l'autre
côté du couloir], il y en a une qui va de moins en moins bien et
ça... ça, ça me fait mal... » dit-elle avec la main
sur le coeur.
Cependant, surtout en début de
carrière, une telle forme de participation n'est-elle pas
inévitable dans tout travail sur la personne ? Une stagiaire,
Céline, racontant la mort de deux résidents dont elle
s'était occupée, me dit qu'elle ne voudra jamais travailler en
MRS, « c'est trop dur ! ». Elle n'a pas encore appris les techniques
permettant de mettre la distance et de réduire l'implication
morale.
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Le personnel soignant apprend, au fil du temps,
à « mettre la distance » (cf. encadré 10 : Une
limitation protectrice), cependant même pour une soignante
habituée, le résident peut à tout moment prendre forme
humaine (Goffman 1968). Ainsi « la perméabilité des
frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, le
caractère imprévisible et incontrôlable du surgissement des
émotions, donnent une dimension de « risque professionnel »
à ces phénomènes d'implication excessive » (Castra
2003 : 286).
Les résidents également doivent se
discipliner, à ce type de relation et entrer dans le rôle qu'on
attend d'eux. Cet apprentissage, Goffman l'appelle « adaptation primaire
», où l'individu « se transforme en « collaborateur
» et il devient un membre « normal », « programmé
», ou « incorporé » » (1968 : 267). Suite à
cette intériorisation de la relation avec le personnel de soins, les
personnes « de coeur » ne sont jamais choisies au sein de ceux-ci,
mais plutôt à côté : secrétaire, responsable
médicaments, infirmière chef, responsable cafeteria,
ergothérapeute, aide-ménagère, etc. Ces personnes, plus
extérieures, peuvent poser une limite par l'éloignement physique.
Le personnel soignant lui, toujours sur place, ne peut poser de limite que
socialement, et ce, dès le départ :
«Nous on les respecte, et eux, ils doivent nous
respecter aussi ! On apprend à leur faire respecter la limite, on les
cadre quand on sent que ça va trop loin... » (Mathilde, A-S);
« il faut pas leur laisser prendre de mauvaises habitudes ! Sinon si ils
s'habituent... enfin quand ils pourront plus faire ce qu'ils veulent, alors
là ce sera un problème ! Il faut les cadrer dès le
départ. » (Patricia, Infirmière)
Ceci rejoint les observations de Michel Castra, dont
le témoignage d'Hélène, infirmière en soins
palliatifs. Elle explique que l'on peut donner beaucoup à un patient (en
terme de soins, d'écoute, de satisfaction de ses désirs) qui
reste pour un court séjour, mais « quand le patient reste beaucoup
plus longtemps, ça devient une habitude, après ça devient
un dû et on induit un comportement chez le patient. On a tellement
donné, ça devient difficile. Je pense qu'on peut donner
énormément mais sur une courte période » (2003 :
193). Dès les premiers contacts donc, le personnel cadre les
résidents, il prend les devants et instaure une relation
adéquate, maintenant l'ordre sur le long terme. Deux aides-soignantes
racontent :
« Si un résident il veut parler, faut lui
expliquer que y a du travail ! Qu'on a du travail qui nous attend ! Et puis on
n'a pas le temps de parler! » et la seconde de reprendre : « enfin,
il faut surtout garder la distance par respect pour eux, c'est leur vie intime.
Moi je leur dis : c'est votre vie intime, vous devez la préservez »
; « et ils finissent par comprendre ! Maintenant, tous, ils se comportent
bien ! » (Aïcha et Mathilde, A-S)
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Ainsi, « chaque site va être le
théâtre de rituels définis avec des prescriptions et des
proscriptions, rituels qui jalonneront et permettront l'accomplissement du
programme avec un minimum de sécurité interacti onnelle pour les
différents acteurs » (C osnier 1993 : 29), construisant ainsi une
« catégorie relativement homogène » (Castra 2003 : 192)
de résidents.
Les relations inter-groupes sont donc le fruit d'un
apprentissage réciproque créant « la distance »
nécessaire entre soignants et résidents. Cette distance reste
néanmoins définie dès le départ par le personnel,
en position de « donner le ton à l'échange » (Scott
2008 et Goffman 1973a). Les résidents sont demandés de garder
leurs états d'âme par exemple mais doivent se laisser appeler
« ma cocotte » et se laisser embrasser, parce que « donner des
bisous, oui on peut! C'est pas dépasser la limite ça! »
(Julie, aide-soignante). Pourtant :
« Quand j'suis arrivée, on m'a même
appelé chouchou (elle rit)... mais bon, ça va, ça
me dérange pas hein ! D'autres, ils m'appellent Madame B o. » (Mme
Bo.) ; « Ici, elles vous disent directement « ma chérie
»... ça c'est pas nécessaire mais bon, elles le disent avec
chaleur et croyant que ça vous fait du bien et oui, ça nous fait
du bien hein ! quand elle me prend dans ses bras et qu'elle m'embrasse «
oh toi toi toi » ben... je fais pareil hein, pas le choix ! (elle rit)
» (Mme De.)
Ces deux résidentes ont été
surprises donc de cette approche du personnel, elles se sont maintenant
habituées. Il s'agit d'une forme de coordination par socialisation,
c'est-à-dire via un « processus par lequel sont acquises les normes
de l'organisation au profit de celle-ci » (Mintzberg 1998 : 109). Il en
résulte une internalisation des comportements standardisés, un
« dressage des corps », rendant ces derniers « obéissants
et utiles » (Foucault 1975 : 162).
Pourquoi les résidents « obéissent
»-ils ? Il me semble qu'il existe toujours la peur de se faire mal voir,
la peur de ne plus recevoir d'attention, et peut-être aussi l'envie de
recevoir des privilèges, à l'instar d'autres résidents
(cf. Mr Li. et Mme Du. face au favoritisme). Et de fait, Scott (2008) montre
qu'au plus une personne obéit aux normes en vigueur, au plus elle se
voit octroyer des faveurs ; Strauss (1997) note qu'un patient calme et
obéissant attire la sympathie et la gentillesse des soignants ; Castra
(2003) pointe également les différences de traitements entre les
« bons » patients, ayant intériorisé la « bonne
» façon de mourir et les « mauvais » patients, criant, se
plaignant, etc., attirant alors les critiques du personnel. Foucault (1975)
enfin parle de « sanction normalisatrice » agissant plutôt par
récompenses que par peines, ce trait étant selon lui
caractéristique de tout établissement disciplinaire. Si les trois
premiers auteurs voient la conformité aux règles comme une
technique pouvant être mise en place par l'acteur afin de recevoir les
bénéfices corrélés, Foucault y voit la trace du
pouvoir
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disciplinaire, dressant les corps, sans quelconque
pouvoir de l'acteur : « l'effet correctif qu'on attend ne passe que d'une
façon accessoire par l'expiation et le repentir ; il est obtenu
directement par la mécanique d'un dressage » (1975 :
211).
Les résidents semblent conscients qu'ils
vivent en monde clos et que « tout se sait » (Mme Oste), d'où
un sentiment de devoir se comporter constamment comme il faut et ce, avec tout
le monde car le moindre écart pourrait faire le tour du personnel. Le
rapprochement avec le dispositif panoptique est clair : « l'effet majeur
du panoptique [est d'] induire chez le détenu un état de
conscience et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement
automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses
effets, même si elle est discontinue dans ses actions » (Foucault
1975 : 234). Ce dispositif permet d'assurer le « bon redressement »
(idem : 200) des corps et du coup, l'ordre dans le
service. S'ensuit le choix, parfois à leur insu et à leurs
dépends, de « personne de coeur » hors personnel soignant,
alors plus ouvertes à la relation puisque plus extérieures, ayant
l'avantage de la distance physique donc du moins grand contact avec les
résidents.
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