Une des caractéristiques communes aux
institutions totalitaires sont de casser « les frontières qui
séparent ordinairement [l'endroit où l'individu dort ; l'endroit
où il travaille ; et l'endroit où il se distrait] » et
d'appliquer au reclus « un traitement collectif conforme à un
système d'organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses
besoins, quelle que soit en l'occurrence la nécessité ou
l'efficacité de ce système » (Goffman 1968 : 48). Une MRS
offre ainsi au résident une prise en charge totale et comble les besoins
qu'elle considère comme nécessaires : repas, lit, soins,
délassement. Contrairement au siècle dernier, on n'attend ni
aide, ni travail de la part des résidents et cette prise en charge
matérielle (mais non décisionnelle, cf. chapitre 2) est
considérée comme bénéfique pour le résident
: il peut enfin se laisser gâter, se laisser vivre. Leur bien-être
passant entre autre par la suppression des tâches domestiques, les
résidents sont dépossédés de la gestion de leur
quotidien, pour leur bien (Mallon 2005 : 147).
Cependant, pour un homme, une femme, ayant
travaillé toute sa vie, ayant tenu un ménage, se voir retirer
tous ses devoirs domestiques peut amener un sentiment de désoeuvrement,
voir d'inutilité. Ainsi Mme Du. me raconte qu'arrivée dans la
maison, elle a demandé un balai : « « Non, non, vous
êtes ici pour vous reposer ! » qu'ils m'ont dit!! ». Elle ne
s'avoue pas vaincue et demande alors au restaurant pour aider à
débarrasser les tables, « pour faire quelque chose d'utile ! Je
voulais me rendre utile ! », ce qu'elle fit pendant 2 ans. Aujourd'hui, ne
pouvant plus mener à bien cette tâche suite à un bras
défaillant, elle s'ennuie et elle déprime, « tout est fait
pour moi... je peux plus rien faire ! »...
De nouveau, d'autres résidents trouvent cette
prise en charge totale très positive : Mr Le. demanda également
un balai à son arrivée : « alors ils ont rit ! Ils m'ont dit
qu'ici je n'avais pas à nettoyer ma chambre !! ... Oh ben moi, j'me suis
dit : ah bon, ben... la bonne affaire quoi, je dois même pas nettoyer ma
chambre ! » et il rit.
Deux réactions devant une même
situation, deux profils de personnes totalement différents : Mme Du.
semble être une personne assez négative, elle souffre
énormément « des nerfs », se sent rejetée des
activités organisées, elle ne voulait pas entrer en maison de
repos mais le maintien à domicile n'était plus possible. Selon
les terminol ogies82 de Dupré-Lévêque (2001) et
Mallon (2005), elle se placerait du côté des «
inadaptés ». Mr Le., jeune résident (62
82 Selon ces auteurs, il y a trois trois
façons de vivre en maison de repos : 1) La personne moulant sa vie
quotidienne à celle de l'institution. Elle a intériorisé
les contraintes institutionnelles et ne les ressent plus (obéissance -
soumission). 2) La personne continuant à mener une vie personnelle
extérieure. Les règles, également
intériorisées, forment son cadre de vie (équilibre). 3) La
personne qui subit plutôt que ne vit l'institution : révolte,
fuite, ennui et mauvaise adaptation (inadapté).
Ce désir de « se rendre utile »,
« continuer à faire seul » est théorisé par S.
Clément et J. Mantovani (1999) sous la notion de « déprise
inquiète ». Si celle de « déprise » signifie
« le
87
ans), siffle et rit facilement. Un accident de moto
(le jour de ses 40 ans) l'a forcé à arrêter de travailler
et à se rendre à l'armée du salut où il a
vécu (et travaillé) pendant 20 ans. Cette personne, plutôt
positive, ne participe pas aux activités collectives, elle s'occupe
seule (écoute de la musique classique et sorties extérieures).
Ainsi, il se placerait du côté de « l'équilibre
», une personne mi-dedans, mi-dehors.
Selon le degré d'acceptation de sa nouvelle
condition donc, le résident interpréterait les règles de
l'institution comme des contraintes ou comme, au contraire, des points
positifs. Cette explication est également valable pour la surveillance
(vue comme positive ou négative en fonction du vécu
antérieur de la personne et des raisons de son entrée en
établissement), et ceci rejoint l'idée de Goffman (1968) et
Mallon (2005) suivant lesquels, les conditions d'entrée en
établissement influencent fortement le processus d'adaptation à
l'institution.
Ce sentiment d'inutilité peut amener certains
résidents très loin : Mme Ve. m'explique ainsi qu'elle aimerait
pouvoir se faire euthanasier car, devenue complètement inutile, elle
occupe une chambre alors que quelqu'un d'autre en aurait peut-être
besoin. Pour la psychologue de la maison et le médecin, il n'y a aucune
raison de lui accorder le droit de mourir. Mais ceci touche un autre
débat, que pour rappel, je n'ai pas droit d'aborder ici...
Toutefois, certains résidents pallient
à ce désoeuvrement par de nombreuses petites stratégies,
tels de « petits îlots de vie active » (Goffman 1968 : 115).
Ainsi Mr K., ancien SDF, a pris le rôle de facteur de la maison : il
prend en charge la distribution de courrier entre différents
établissements du CPAS. Ce résident, d'après Mme Oste,
aurait envie de rendre la pareille à la maison en se rendant utile,
comprenant la chance qu'il avait à y séjourner. Mme Dé.
elle, s'est approprié une fonction d'aide-logisitique, elle va et vient
dans la maison, chercher telle chose pour un membre du personnel, conduire un
résident à la chorale, en amener un autre au cinéma, etc..
Mme Hu., se rend utile à la lessive, en repliant des vêtements,
« elle nous aide beaucoup quand elle vient ! » m'informe la
responsable lingerie.
Si les cas ci-dessus ne concernent que peu de
résidents, de nombreuses personnes, principalement MR se sont
arrangées avec le personnel pour continuer à faire leur lit :
« tant que je sais encore le faire, alors je le fais ! » Mme B o. ou
alors, « elles ont déjà tellement de travail ! Je vais pas
les embêter avec ça ! » Mme W.. (cf. encadré 1 : le
travail des résidents).
88
processus de réaménagement de la vie
qui tient compte des modifications dans les compétences personnelles, de
la trajectoire de la vie antérieure, des situations interpersonnelles
d'aujourd'hui dans un contexte social particulier » (Clément et
Membrado 2010 : 118), la notion de « déprise inquiète »
illustre, chez la personne âgée, la peur de perdre le
contrôle de son corps et donc le désir de travailler ce dernier.
Ainsi faire sa toilette seul, lire, découper son bout de viande,
deviennent des exercices de préservation des fonctions, plus que l'acte
lui-même accompli (le moyen prime sur le résultat de
l'acte).
On comprend ici toute la tension entre le
bien-être proposé par la maison de repos et de soins
s'illustrant par une prise en charge totale de la personne, une facilitation de
sa vie et une exemption des tâches ménagères et
domestiques, et de l'autre côté, certaines personnes
désireuses de toujours se sentir utiles, de continuer à faire des
choses, de faire travailler leur corps via de tous petits gestes. Cette prise
en charge de tous les besoins prônée dans la maison en fait alors
sa force d'attraction pour certains (ne plus rien devoir faire, se laisser
vivre) mais son talon d'Achille pour d'autres, se sentant alors
désoeuvrés et parfois inutiles.
***
Dans cet établissement clos, fonctionnant
comme entité presque autonome et autarcique, se côtoie un panel
très diversifié de profils, venant d'horizons très
variés, formant ainsi « réseau d'acteurs coopérant
dans l'accomplissement d'activités spécifiques » (Menger
1988 : 8), les résidents y compris. Dans ce réseau, chaque acteur
véhicule sa vision de ce qu'être bien implique, suivant
le pôle où il se place (cf. chapitre 6). Ainsi j'ai tenté
de montrer comment ces différentes mises en pratique de l'objectif
principal de la maison auquel tout le monde adhère, entrent en tension
dans les domaines de la stimulation, de la conversation, de la surveillance et
du repos imposés. Chaque acteur tend à faire valoir sa vision,
« se bat pour le premier rôle » (Moeschler 2011), créant
ainsi « un univers où rien n'est strictement
déterminé » (Strauss 1992b : 75).
Si ce chapitre était dédié aux
tensions sur le « fond », sur l'objectif «partagé »
de la maison, le chapitre suivant revient sur la « forme » et met en
avant trois logiques parallèles sous-tendant l'organisation du travail
au quotidien. Voyons donc ce qui se cache au-delà de la
hiérarchie.