« Bonjour ! » ; « ça va ?
» ; « Vous avez bien mangé ? » « bien dormi ? »
; ... Ces phrases, Mr Marc les déplore. Le personnel, d'origine
étrangère (cf. chapitre 4), n'a pas les capacités, selon
lui, de parler d'autre chose avec les résidents car ils ne partagent pas
la même culture, pas les mêmes références
historiques. De plus, dit-il, le personnel ne devrait pas parler arabe ou
swahili devant les résidents car cela les exclut de la conversation (de
nouveau ici l'idée de « non-personne » de Goffman 1973a). En
plus d'illustrer un manque de respect, ce peu de conversation, toujours selon
lui, entraînerait dépression et angoisse chez les
résidents.
Cependant, lorsque je demande à Mr Boe. s'il
désire parler de son histoire personnelle, il me répond par la
négative. Il a trop peur que les souvenirs des autres n'entravent sa
mémoire et ne contredisent les siens. Je suppose de nouveau que Mr Marc
part du postulat que les résidents ont envie de parler, ont envie de
converser avec le personnel, on retrouve ici encore l'idée de transfert
où ce que devrait être le bien-être selon un homme de 37
ans, vif d'esprit, actif, cultivé, et possédant encore toutes ses
fonctions (notamment la parole, l'ouïe) se voit appliquer sur des
résidents de +- 80 ans, plus usés par la vie. Ces derniers ne
préféreraient-ils pas entendre des voix plutôt que
de participer à une conversation ? Pascale Molinier (2013)
s'est posée la même question et remarque, également en MRS,
que les soignantes parlant en arabe lors de la sieste des résidents,
n'empêchent pas ceux-ci de s'assoupir, bercés par les
voix.
Attention, loin de moi l'idée que les
résidents n'ont pas envie de conversation ! Je pointe seulement le fait
qu'ils vivent dans un corps différent du nôtre, avec des envies
différentes également que celles d'hommes et de femmes actives.
Peut-être sont-ils contents parfois de ne pas devoir faire d'effort de
compréhension, ni de réponse. Le postulat du directeur qu'il faut
faire parler les résidents, les mettre au centre des conversations
sinon ils dépriment est peut-être alors à
nuancer.
80 Fête organisée une fois par mois tour
à tour entre les cinq établissements du CPAS de
Bruxelles-Capitale
Il existe ici donc une certaine tension entre le fait
de vouloir surveiller la personne et le désir de cette dernière
de préserver son intimité. Anselm Strauss observe la même
situation à
84
« On lui a tellement répété
qu'il était chez lui, que c'était chez lui sa chambre, que
après, plus personne ne pouvait y entrer ! ça je trouve pas
ça normal moi ! A force de crier tout le temps chez-soi, chez-soi,
on arrive à des situations où on ne peut plus entrer dans
les chambres ! Oui d'accord, c'est leur chambre, mais il reste en maison de
repos ! et nous on doit pouvoir y entrer, on doit les surveiller ! Là,
aucun membre du personnel ne pouvait entrer dans sa chambre, «
jusqu'à la fin de sa vie » qu'il avait dit. Alors nous, on lui a
expliqué que c'était une question de sécurité,
qu'on devait voir si tout allait bien. Sinon à quoi ça sert de
venir en maison de repos ? » (Mathilde, A-S)
Selon cette aide-soignante, prônant une logique
médicale (pôle hospitalier) plutôt que d'hébergement
(pôle domicile) (Mallon 2005 : 18), le but premier d'une maison de repos
reste de surveiller, d'assurer le « safety wor'c » (Strauss 1997 :
69), au détriment peut-être de leur vie privée et de leur
désir de solitude. Son argument principal se base sur on ne sait
jamais ce qui peut se passer d'où l'accès nécessaire
aux chambres de façon permanente. Mme Oste, infirmière chef,
m'explique également, qu'il y a toujours quelqu'un qui passe, au moins
une fois dans la journée, même s'il n'y a rien de spécial
à vérifier (cf. chapitre 9). Ainsi, « on sait toujours tout
! ». Cela rejoint l'idée de panoptique où les états,
les humeurs, les changements de la personne sont connus (Castra 2003 : 134),
situation similaire au sein de l'hôpital, comme le montre Foucault
(Vandewalle 2006). La définition du bien-être de la personne tend
ici à s'illustrer par le maintien de l'état de bonne
santé, garantie par la surveillance continuelle du personnel. Ceci
illustre une des conséquences sociales de la médicalisation de la
vie, à savoir « le passage de la surveillance médicale du
pathologique à la surveillance médicale du pathologique et
d'autres sphères de la vie » (Drulhe et Clément 1998 : 83).
Il faut aujourd'hui déjà surveiller les futurs potentiels malades
(Conrad 2007 : 151).
Du côté des résidents, comme je
le mentionne plus haut, c'est le désir de tranquillité qui prend
le devant. « On n'est jamais tranquille, jamais ! On dit maison de
repos mais c'est pas du tout du repos ! » (Mr Li.) ; même chose
pour le couple W. face aux allées et venues dans leur chambre : «
on n'est jamais tranquille ici !! » et ils ajoutent « une fois c'est
pour vous réveiller, une autre fois, c'est pour les médicaments,
puis l'après-midi, on ne sait jamais quand (!), c'est le 'ciné !
» ; Mme B o. elle, a décidé de fermer continuellement sa
porte à clé, ainsi me dit-elle, le personnel est obligé
d'attendre pour entrer ! (cf. supra, l'intimité et
l'intrusion).
85
l'hôpital : « à l'hôpital,
les infirmières ont tendance à voir toute expression ou tout acte
pour trouver l'intimité comme une façon de les rejeter et ont du
mal à le comprendre ou à le tolérer» (1992b : 128).
Cela semble également être le cas dans la maison
observée.
Toutefois, d'autre, comme Mr Le. et Mr Boe. trouvent
cette surveillance bénéfique : sachant qu'il y aura toujours
quelqu'un à appeler en cas de soucis, ils se sentent en
sécurité. Mr Le. (me parlant des repas) : « si on n'est pas
là dans les 5 minutes, alors ils appellent et on vient vous chercher !
Ah non, pour ça c'est très bien ! Moi je trouve ça bien !
» Mme C o. partage également ce sentiment et la surveillance
continuelle était une des raisons recherchée par son
entrée en institution, « ici y a toujours quelqu'un hein... et
ça, c'est bien! ».
L'architecture de la maison pourrait être un
premier élément pour mieux comprendre ces divergences d'opinion,
les espaces « particip[ant] aussi à la définition et
à la production de [...] rapports sociaux » (Castra 2003 : 127).
Souvenez-vous : d'une part, il y a les ailes médicalisées, de
l'autre, les non médicalisées, réservées aux
résidents plus indépendants. Dans ces secondes parties, le
personnel se fait beaucoup plus rare et n'y circule quasiment que le personnel
d'entretien. S'y sentirait alors un sentiment plus grand de calme et
d'isolement et une vision bénéfique de la surveillance, cette
dernière plus éloignée et moins directe ? Et au contraire,
dans les ailes médicalisées, une plus grande activité et
plus de bruit expliqueraient ce sentiment de « non-repos » et une
vision plus négative de la présence de personnel ? Il en
découle que le sentiment de non-tranquillité pourrait s'expliquer
ici par une présence plus ou moins importante de personnel. A cela il
faut évidemment ajouter les différences de caractère, les
raisons de l'entrée en MRS, les désirs de la personne,
etc.
Bref, ce désir de tranquillité et de
vie privée dont j'ai déjà parlé
précédemment s'oppose au désir de surveillance par le
personnel, pour qui cette surveillance fait partie d'un devoir de
sécurité, permettant de garantir la bonne santé de la
personne, et ce suivant l'idée que « la santé est un
état général de bien-être » (art. 2/b du
ROI)81. Cette prévention du risque se retrouve d'ailleurs
dans de nombreuses situations quotidiennes frustrant ainsi certains
résidents plus valides (cf. plainte des couteaux
non-tranchants).
81 J'aurais pu également parler ici de
l'utilisation de cette surveillance par les résidents. Leleu (2000),
Amyot (2013), Caron (2000) remarquent que les personnes âgées se
conforment au rôle que l'on attend d'elles et apprennent à
séparer les « demandes recevables » des « irrecevables
» (Leleu 2000) afin d'utiliser les « recevables » à
d'autres fins : ainsi une personne se sentant seule se plaindra d'une douleur
somatique pour faire venir une soignante et avoir quelqu'un avec qui parler.
J-J Amyot parle ainsi du « paradoxe de l'expert » illustrant le fait
que les experts croient connaitre les personnes âgées alors que
ces dernières cachent leurs réels désirs pour se conformer
aux désirs attendus et entendus.
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