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CHAPITRE 7 :
VOUS AVEZ DIT BIEN-ÊTRE ?
Pascale Molinier (2013) pointe un
élément intéressant pour ce mémoire : chacun,
à partir de sa position, de son expérience, a un point de vue
personnel sur ce qui est bon pour la personne prise en charge. Cela
crée alors des tensions autour du « care »76,
entendu ici comme le « souci de l'autre » (de Hennezel 2004), «
l'attention à l'autre » (Tronto 2009), comme comportement cherchant
à comprendre les besoins de l'autre pour qu'il se sente bien.
Cette notion de « care » ne reprend pas un nombre d'actes
précis, au contraire, elle varie pour chaque personne, pour chaque
résident. De tous petits actes banals, quotidiens participent au confort
de la personne (Soliveres 2001 ; Véga 2000). Mme Oste, m'explique que
certaines aides-soignantes ne soulèvent pas cette importance
:
«Parfois ils se rendent pas compte mais changer
le lit d'une personne, ou bien changer son pampers, c'est beaucoup plus
important pour la personne que le reste ! Vous vous rendez pas compte comment
ils sont soulagés quand on les change ! C'est ça aussi qu'il faut
se dire, c'est aller plus loin que l'acte lui-même hein... c'est pas
juste changer une personne qu'ils font, c'est participer à son confort,
c'est la soulager ! » (Mme Oste).
Ainsi cette chef infirmière cherche à
casser l'idée des aides-soignantes qui se voient comme « personnel
de renfort », chargé d'activités moins dignes de respect
(Becker 1988 : 41). Cette division morale du travail (Arborio 1995) s'appuiant
sur la technicité des tâches, les odeurs, etc. bref sur les
aspects pratiques du travail, me semble accentuée par le mode de
fonctionnement bureaucratique, amenant une concentration sur les moyens et non
sur les fins.
Le travail du care, non quantifiable, non
définissable, non énumérable, s'illustre donc dans tous
les petits actes quotidiens qui permettent le bien-être de la personne.
Le « care » étant une notion perméable et
malléable suivant le contexte dans lequel elle évolue, comment
s'effectue-t-il en MRS, balancée entre les trois lieux décrits
ci-dessus ? Si dans les discours, chaque acteur agit pour le
bien-être de la personne, ceci illustre le « contrat de base de
l'institution » sur lequel « tout le monde est d'accord »
(Strauss 1992b : 95) dans les pratiques, les comportements diffèrent. Il
s'agit ici de « l'objet-frontière » aussi robuste que souple
d'Isabelle Baszanger (1995 : 173), offrant une position commune face à
l'extérieur
76 Pour aller plus en profondeur sur cette notion :
Moliner P., Laugier S., Paperman P. (dir.), (2009). Qu'est-ce que le care ?
Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite
Bibliothèque Payot.
79
(renforcement du in-group) mais s'effectuant
de différentes manières au sein de la population
étudiée. Comment se met en pratique le bien-être
de la personne ? Comment se soucie-t-on d'elle ? Il s'agit de
« comprendre comment l'homme réalise des choses » (Hennion
1993 : 34).
7.1 Stimuler
« Une personne qui veut rien faire, qui reste dans
son lit, c'est pas bon ça ! » (Mr Marc)
Depuis janvier 2013, tous les vendredis
après-midi, dans les « zones publiques » des ailes
médicalisées, se tiennent de « petites fêtes ».
Musique, collation et verre de bulles (sans alcool) sont au rendez-vous ! C'est
l'occasion, me dit le directeur, de créer un cadre de vie plus amical
que le cadre de vie hospitalier, l'occasion également de permettre aux
résidents de se connaître entre eux ainsi que d'approcher le
personnel d'une manière moins formelle. James Scott (2008) montre que ce
genre de fêtes permettent de renverser les rapports de force et de
libérer la parole des uns et des autres, rendus égaux pour un
court instant. Cependant, à ces fêtes ne participent qu'une petite
partie des résidents, tout au plus à une dizaine par
étage.
« Participer » semble néanmois un
terme un peu fort : certains résidents « amenés
»77 à la fête sont totalement déments. Ils
ne « participent » pas mais « sont présents ». Et
encore, j'ai déjà relaté le cas de Mr Ci. ne
désirant pas prendre part à la fête mais trop
désorienté que pour retrouver seul le chemin de sa chambre. Ce
résident s'est vu « obligé » de rester le temps d'une
demi-heure et de boire son verre de bulles. Au sein de cette dizaine de
résidents, certains donc ne désirent pas y participer mais y sont
quelque peu contraints.
Comment expliquer ce peu de motivation des personnes
à se rendre aux fêtes organisées ? Il peut s'agir d'une
conséquence du regroupement MR / MRS dont j'ai déjà
parlé : le désir de non-participation, principalement
observé chez les résidents valides et autonomes. Dans l'esprit de
ces personnes, ces fêtes animent ceux qui n'ont rien d'autre à
faire, assez « gaga » pour claquer des mains comme des enfants devant
un show de marionnettes :
«Ils font des fêtes là-bas... ils
mettent de la musique et alors ils dansent et font je sais pas quoi... mais
moi, non. Moi non j'ai pas envie d'aller là » (Mme De.) ; «
Alors ce qui est fou, c'est le vendredi, ils font leur petite fête
là, ils boivent des petites bu-bulles, y a d'la musique, et les
débiles alors, ils tapent dans les mains, ils sont contents ! Pfff...
» (Mr Bou.)
Le directeur me dit également être
mécontent de la tournure que prennent ces fêtes : selon lui, le
personnel doit être au service du résident, chercher à le
satisfaire en premier. Or
77 « Amenés » : soit se
déplaçant en chaise roulante ; soit
désorientés
80
lors de ces fêtes, le personnel apporte de la
musique africaine et/ou arabe et non de la musique des années 60'
pouvant plaire aux résidents. Mr Marc déplore le fait que le
personnel danse et rigole sans prêter attention aux résidents,
alors spectateurs, au lieu de les poser en acteurs principaux. Ce que j'ai
observé diffère quelque peu. Certes la musique est principalement
(nord) africaine mais les résidents ne sont pas négligés
pour autant, ils sont invités à danser, à rires, à
parler, etc. Il ne faut pas oublier que viennent principalement à ces
fêtes, les personnes que l'on « amène », moins mobiles
et/ou vives d'esprit, ne facilitant pas la mise d'ambiance...
Encadré 11 : La partialité du directeur
en jeu
Mme Chi. a compris que le directeur était
« du côté » des résidents. De fait, lors des
conseils des résidents, le directeur ne cache pas qu'il comprend les
résidents et qu'il est avec eux. Il demande même parfois le nom de
la personne ayant, d'après le résident plaintif, mal agi pour la
convoquer dans son bureau par la suite. Il évite ainsi les faces
à faces, servant d' « écran protecteur » (Busino 1993 :
99) entre les soignants et les résidents. Bref, Mme Chi. a bien compris
cela et en joue devant le nouveau personnel : elle les teste, leur demandant de
nombreux services (des « caprices » selon l'équipe du second),
les menaçant, s'ils ne les effectuent pas, de se plaindre au directeur.
Une jeune aide-soignante est ainsi arrivée à la pause,
complètement perturbée par Mme Chi. qui l'avait rendue folle en
demandant de l'eau puis refusant le verre, puis vidant ce dernier d'un trait et
redemandant de l'eau, pour ensuite écraser le verre (en plastique),
énervée, et le jeter par terre... L'équipe nursing du
second la rassura directement, elles connaissaient ses caprices, il ne faut pas
s'inquiéter pour cela. La stratégie de cette résidente est
donc éphémère... jusqu'au nouvel arrivant !
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Pour rappel, une fête d'anniversaire est
organisée mensuellement à la cafeteria. Néanmoins, et ici
il s'agit des dires du directeur de nouveau, ces fêtes ne ravissent pas
tous les résidents : pour certains, ce n'est qu'une occasion
supplémentaire de leur rappeler qu'ils sont seuls et qu'ils
vieillissent. C'est le cas d'une résidente fêtant ses 108 ans,
félicitée par l'échevin de la ville de Bruxelles et
interrogée par les journalistes alors qu'elle vivait cette année
supplémentaire non pas comme un prestige mais plutôt comme une
fatalité. Ces fêtes réunissent d'un côté les
personnes âgées entourées par leur famille et de l'autre,
les isolées, « accentu[ant] la solitude de ceux vivant en
communauté » (Mallon 2005 : 157).
De nombreuses activités se voient
également organisées : activité mémoire, chorale,
mots croisés, cinéma, etc., prises en charge par Mme Redman,
ergothérapeute, portant un uniforme blanc à l'instar du personnel
soignant. Ce port de l'uniforme illustre selon moi le désir de rendre
l'activité « professionnelle » et d'ainsi se détacher
du « simple délassement ». Par exemple, l'activité Wii
permet d'entretenir les réflexes des résidents me
dit-elle,
81
s'inscrivant ainsi pleinement dans l'objectif de la
maison : stimuler la personne pour stabiliser, maintenir son état,
stimulation devenue impératif médical (Mallon 2005). Cette
activité permet d'un côté le maintien en forme physique
« après ça, on sent ses bras hein ! c'est bien de bouger un
peu ! » (Mme M.) ; « pour maintenir le cerveau en action » (Mr B
ou.) ; de l'autre, permet aux résidents de se rencontrer, d'entretenir
une vie sociale dans la maison. Ainsi toutes ces activités « sont
regroupées selon un plan unique et rationnel, consciemment conçu
pour répondre au but officiel de l'institution » (G offman 1968 :
48).
Cependant, durant ces activités, les
résidents ne se parlent pas. Les conversations n'avaient lieu qu'entre
résidents (A et C) et ergothérapeute (B), comme si les autres
résidents présents « n'étaient pas là »,
des « non-personnes » (G offman 1973a : 147), n'entrant pas en compte
dans l'interaction. Le réseau social alors apparent prend la forme d'un
réseau de liens non-redondants (Godechot et Mari ot : 2004).
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Le bien-être selon « la direction
»78 s'illustre donc comme suit : faire participer les personnes
à la vie sociale, éviter l'isolement et le désoeuvrement,
effectuer un « travail socialisateur » (Castra 2003), leur faire
rencontrer d'autres résidents, entretenir des relations sociales dans
des conditions voulues agréables pour tout le monde,... le tout afin
d'éviter la mort sociale de l'individu. La maison de repos et de soins
devant répondre de la définition « lieu de vie », le
directeur, aidé du personnel, tente d'y introduire une vie quotidienne
animée, des contacts sociaux, de la conversation, etc. bref, du
mouvement.
Cependant et pour rappel (cf. Chapitre 2), Delphine
Dupré-Lévêque note que les institutions actuelles de prise
en charge, contrairement à celles des années 70', n'ont plus le
pouvoir d'obliger les résidents à participer à la vie
collective, même si ces activités sont estimées
nécessaires à la « stabilité de leur identité
» (2005 : 221). Ainsi malgré un désir de les stimuler, le
personnel aurait moins de légitimité d'y arriver. Cela confirme
mes observations.
Ce non-engagement s'explique par d'abord des
critères purement physiques : surdité, mauvaise articulation,
démence,... Tout cela entrave la conversation entre résidents.
Mais, comme je le disais plus tôt, il me semble qu'une grande partie de
l'explication tient au regroupement de divers degrés de démence
dans la maison. Les résidents « moins abîmés » ne
désirent pas spécialement participer à la vie de la maison
de repos et de soins, ne veulent pas se mêler aux résidents
déments au risque peut-être d'y être comparés. Ils
préfèrent alors
78 Entendez ici la philosophie générale de
la maison, illustrée par le directeur.
82
« s'instruire à la
télévision » (Mme Van.) ; coudre (Mme C o.) ; lire (Mme Ve.)
; surfer sur internet (Mme Va.), etc. Ensuite, entreprendre une relation avec
un autre résident est toujours risqué. Ainsi Mme De. s'est
investie dans l'accueil d'une résidente plus jeune, la présentant
aux autres, lui montrant la maison, l'emmenant avec elle lors de sorties, etc.
pour, au final, recevoir une série d'insultes de cette dernière,
souffrant de troubles comportementaux. Bouleversée, elle me jura que
plus jamais elle ne l'aiderait ! Mme W. également était amie avec
Mme Ve. mais cette dernière, devenue trop envahissante, surveillait tout
ce qu'elle faisait, Mme W. décida de couper les ponts et ne lui adresse
aujourd'hui plus la parole. Mme Du. elle, avait pris l'habitude de jouer au
scrabble avec une autre résidente, il y a de ça 2 ans. Cette
dernière a décliné très vite et se trouve
aujourd'hui démente. Mme Du. m'explique qu'elle avait essayé
d'aider cette amie, de la prendre en charge, mais que très vite, cette
situation était devenue trop lourde. Aujourd'hui, elle ne la voit plus.
Mme Hu. c onnait la même situation avec sa soeur dont elle s'occupe
malgré les conseils de l'ergothérapeute lui demandant
d'arrêter ses efforts et de se reposer... et les exemples
continuent.
Un engagement envers un autre résident ou une
relation d'amitié engendrent un risque de perte, de peine, de relation
trop encombrante (Mallon 2005), de contamination morale (Goffman 1968).
Toutefois, les résidents plus valides profitent des activités
extérieures (comme aller à l'opéra) pour apprendre
à se connaître en petit comité. Mme De. ainsi me raconte
qu'elle adore écouter Mr Bou. et Mr De., selon elle, très
intelligents et cultivés ! Attention, il arrive de voir deux personnes
se prendre d'amitié, l'une pour l'autre, à l'intérieur de
la maison, comme Mr J. et Mme Ma., discutant de leur passion commune, la
lecture.
Ainsi, on le voit, le désir de stimulation
sociale, intellectuelle et physique, prônée par le personnel, ne
semble pas répondre entièrement aux désirs des
résidents79. Ils préfèrent semble-t-il rester
seuls et vaquer à leurs occupations personnelles plutôt de
façon isolée. Ces comportements de replis sur soi ne participent
alors pas à l'idée d'une maison de repos et de soins comme «
lieu de vie », ni à l'idée d'une atmosphère vivante
et dynamique, bref à l'idée que « nous » (entendu ici
comme vous et moi, toujours dans la vie active) nous faisons d'une vie en
collectivité. Il y aurait une forme de transfert, une projection de ce
qui « nous » (illustré par les personnages du personnel et du
directeur) fait plaisir, sur les résidents. La maison se base sur le
postulat qu'une vie agréable se doit d'être remplie
d'activités et de contacts sociaux, de fêtes et
d'activités, à l'instar de nos exigences de vie, alors que les
personnes interrogées au contraire, semblent donner la primauté
à la tranquillité, qu'on ne les embête pas. Mr Le.
me
79 Attention, je parle des résidents ayant le
choix d'y aller ou non : des résidents autonomes et
indépendants.
83
raconte ainsi, ne voyant pourtant pas
l'intérêt de participer aux activités organisées,
qu'il a donné son accord à l'animatrice « pour qu'elle me
laisse tranquille ! Et pour lui faire plaisir aussi... » et s'est rendu
à la guinguette80 organisée dans un
établissement non loin de là. Aujourd'hui il ne participe pas
pour autant plus aux activités, mais au moins, maintenant, l'animatrice
« le laisse tranquille » et ne vient plus lui demander de faire un
effort pour venir.
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