Je terminerai ce chapitre par une situation courante
mettant en avant et confrontant ces 4 dimensions, appliquant la méthode
d'Anselm Strauss (1992b) : l'analyse de différents points de vue
d'acteurs autour d'un événement précis qu'est ici, la
chute d'une résidente en pleine nuit. Mme De. est une personne
démente et fortement désorientée. La nuit, elle se
lève et se promène dans la maison. Elle se perd et tente alors
d'entrer dans les chambres d'autres résidents, parfois en
s'énervant. La nuit du 06 au 07 février, vers 3h00, Mme De. tombe
non loin de la porte de Mr et Mme W., se cognant la tête contre la rampe.
Ces derniers se réveillent et Mme W. sort. Leur voisine, Mme C., appelle
l'équipe de garde qui après un court instant arrive et accompagne
Mme De. dans sa chambre. Le lendemain je la vis, son visage était
couvert de bleus.
Au petit matin du 07 février donc, au rapport
infirmier (roulement d'équipe), une des soignantes de nuit se plaint du
comportement de cette résidente, bruyante et dérangeante pour les
autres résidents et dangereuse pour elle-même. Elle demande alors
à la directrice nursing si des mesures de contention ne pourraient pas
être envisagées. Directement, Mme Petit s'écrie : « il
n'est pas question de barreaux ici ! », l'utilisation de mesures de
contention ne rentrait pas dans la philosophie de la maison, « en plus,
c'est illégal sans prescription... ». La soignante de nuit reprit
alors, « et des calmants peut-être ? », « Non, reprend Mme
Oste, prenant la relève pour la journée, elle ne réagit
pas bien aux calmants... ». La directrice nursing se rend compte de
l'impasse de la situation et termine par : « c'est un problème,
mais c'est comme ça... ». Aucune solution envisagée pour
résoudre la situation, le rapport prit fin.
Dans la matinée, je me rends dans le bureau de
Mme Petit pour reparler de cet événement. Elle m'explique que
dans ce cas, c'est la personne individuelle « qui a gagné »,
elle restera libre de ses mouvements, comme la maison le demande ; les autres
résidents, la collectivité, « ont perdu » la bataille,
et devront subir les allées et venues de cette
résidente
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démente jusqu'au jour où elle ne saura
plus marcher. La maison garantissant la liberté de la personne, aucune
mesure de contention (dure ou molle) ne peut être envisagée. Plus
encore : « normalement, ajoute-t-elle, il faut placer les lits le plus bas
possible... si on pense que le résident risque de tomber, on peut mettre
un tapis de mousse au pied de son lit pour qu'il ne se fasse pas mal en tombant
par exemple... mais on ne peut pas le maintenir au lit ». On
préfère ainsi que le résident tombe, se lève,
réveille les autres plutôt que de le contraindre à rester
couché. Entre bien-être de la communauté et respect de la
mobilité individuelle, le deuxième choix prime. Et elle termine :
« personne n'a la faute... C'est une situation qui coince...
».
K. Wetzelaer, formateur de soignants notamment
concernant la contention, décrit bien cette tension entre
liberté de la personne qui a le droit d'aller et venir et
contention qui garantit pourtant la sécurité autant
d'elle-même que de son entourage. Tout le noeud est ici : comment
allier liberté et sécurité ? Contenir une personne
immobile, comme le demande la soignante de nuit, irait à l'encontre des
principes de la maison, suivant cette philosophie palliative du «
non-forçage » mais de l'incitation (informations des fiches de
formation).
Du côté des résidents, Mr et Mme
W. ainsi que Mme C. s'énervent contre cette personne qui frappe aux
portes, les ouvre et entre dans leurs chambres. Mme W. me raconte que trois
fois la semaine précédente, elle s'était levée,
entre 3 et 4 heures du matin, pour raccompagner cette dame dans sa chambre.
Pourquoi vous n'appelez pas alors l'infirmière de nuit? «
Oh, elles ont tellement de travail, on ne va pas les déranger pour
ça ! » elle ajoute : « et puis, souvent la fille, elle dort,
et elle a bien raison d'ailleurs, c'est normal, je vais pas la réveiller
pour reconduire cette dame alors que moi aussi je sais où est sa
chambre... ». On sent alors la tension entre le domicile qui devrait
être un espace intime et privé et la vie en collectivité,
notamment avec des déments. Pourtant, Mme W. se rend compte que cette
dame n'y est pour rien, qu'elle est malade, elle se rend compte qu'il n'y a pas
de solution puisque appeler l'équipe nuit ne résoudra pas la
situation, Mme W. sait qu'elle doit prendre sur elle et supporter les
dérangements « de cette situation qui coince ». Soit le
schéma :
![](La-negociation-de-la-prise-en-charge-dans-une-maison-de-repos-et-de-soins-bruxelloise22.png)
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... où la liberté d'une personne est
privilégiée au détriment de la tranquillité des
résidents, du personnel, et de la santé de cette dernière.
Ceci rejoint le constat que Goffman pose dans son analyse d'un hôpital
psychiatrique : « la conviction qu'il faut, dans son intérêt
[d'un reclus], respecter certaines règles peut imposer la
nécessité d'en violer d'autres, ce qui exige un difficile dosage
des fins poursuivies » (1968 : 125).
***
Négocier un ordre social (Strauss et c o.
1997) mêlant acteurs hospitaliers, philosophie palliative,
préservant des « chez-soi», le tout entouré de
contraintes institutionnelles, telle est la difficile mission de la maison de
repos et de soins. Antoine Hennion, à propos de l'art, pose la question
: « Comment rendre compte de ce qui se passe sans considérer d'un
côté l'oeuvre, la production culturelle, de l'autre le public ?
Comment dépasser ce grand partage ? » (1993 : 216). Ce grand
partage, je tente de le surmonter dans la suite de ce mémoire en mettant
en avant les micro-scènes quotidiennes, formant le monde quotidien,
formant « la » prise en charge des personnes âgées,
tiraillée entre ces philosophies distinctes, entre ces trois «
types-idéaux », encadrés de contraintes
institutionnelles.
Tout d'abord, si de prime abord, tous les acteurs en
jeu s'accordent sur l'objectif principal de la maison, ces derniers
l'appliquent différemment au quotidien, selon leur vision, leur valeurs,
etc. J'ai déjà montré qu'il existe une forme de
rétention de l'information de la part du personnel nursing (cf.
Supra), les tensions ne s'arrêtent pas là et s'illustrent
de nombreuses façons. Comment le bien-être des
résidents prend-t-il forme, prend-t-il « acte » (Baszanger
1995) selon les différents acteurs ? Entrons dans le chapitre
7.