Division spatiale
Répartition des ailes
Pour rappel, le bâtiment fut construit au
16ème siècle et son architecture quelque peu spécifique
implique une certaine organisation spatiale et une certaine gestion des
résidents. On y trouve 6 ailes : l'aile Jésuites ;
l'aile Ursulines ; l'aile Jardin ; l'aile Accolay ;
l'aile Impérial et l'aile Centre.
La maison comprend également cinq
étages : le sous-sol (étage 0), l'entresol (0/1), le premier
étage (1), le second (2) et le troisième (3). Selon
l'étage et l'aile, on trouvera une certaine population, tant au niveau
des résidents que du personnel. Ainsi, si l'on croise les ailes et les
étages et qu'on enlève les parties non-utilisées de la
maison (ancienne cuisine, cave, ...), la maison se divise en 21 parties
habitables. Ces 21 parties sont réparties en 3 secteurs : le
secteur 1 reprenant les lits du premier étage et de l'aile jardin au
sous-sol dite Rez Jardin ; le secteur 2, les lits du second
étage et ceux des entresols Accolay et Jardin ; le
secteur 3 se limite au 3ème étage. À chaque secteur, son
personnel !
Position locaux infirmiers
Entre ces 21 espaces, les résidents sont
répartis comme suit : les plus valides habiteront dans les espaces les
plus éloignés des locaux infirmiers et les moins faciles
d'accès tandis que les résidents plus dépendants se
verront attribués les chambres proches des locaux de soins, et dont
l'accès est facilité (plans inclinés, ascenseurs à
proximité). De ce fait, les niveaux 0 et 0/1, reçoivent
principalement des résidents indépendants, pour la plupart ayant
reçu le « grade » de O sur l'échelle de Katz. Les trois
autres étages quant à eux, sont mixtes : les parties
Ursulines, Jésuites et Centre accueillent plutôt
des résidents MR tandis que les parties Accolay, Jardin et
Impérial accueillent plutôt des personnes MRS, les locaux
infirmiers des trois étages se situant aux carrefours de ces trois
dernières parties.
Les ailes MRS, « médicalisées
», ainsi que l'entresol et le sous-sol ont été
rénovés il y a peu, de sorte que ces espaces s'apparentent plus
à l'architecture hospitalière que les parties MR leur faisant
face, prenant toujours place dans l'ancienne architecture du
bâtiment.
47
Ailes rénovées Ailes
anciennes
Le personnel se déploie également
différemment selon les espaces : le personnel nursing fréquente
principalement dans les ailes médicalisées (Accolay, Jardin
et Impérial). Les ailes Jésuites et
Ursulines, ainsi que le sous-sol et l'entresol (je le
répète, symbolisant la partie MR de la maison étant plus
éloignés des locaux de soins) reçoivent peu de visites du
personnel, vu la relative bonne santé des résidents y
habitant.
Une différence notoire se fait sentir entre
ces deux types de lieux : le bruit. Dans les parties MR, règne un calme
absolu, les résidents savent encore lire par exemple, ou sortir de
l'établissement. Ces espaces paraissent vides de vie. Dans les parties
MRS, les télévisions (d'un niveau sonore assez
élevé vu le degré de surdité de certains
résidents) se mêlent aux cris des personnes démentes et le
personnel, alors en grand nombre dans un petit espace, accroît ce
sentiment d'oppression. D'un côté des espaces « sans vie
»53 qui pourtant accueillent des personnes pleines de vie ; de
l'autre des espaces très vivants accueillant pourtant les personnes les
plus « abîmées ». En découle que, dans les
espaces MR, le personnel le plus visible est alors le personnel d'entretien
alors qu'il passe presque inaperçu dans les parties
médicalisées, comme engloutis dans le flot de personnes s'y
agitant.
Quelles implications a cette division spatiale sur le
travail quotidien ? Chaque équipe travaillant de façon autonome
et indépendante, il y a peu de communication entre secteurs, confirmant
le constat de Mintzberg (1998). Ainsi, à titre d'exemple, Mr Marc et le
diététicien constatent un problème récurrent : le
pain, et ce, malgré les modifications régulières des
commandes (plus ou moins de gris, plus ou moins de blanc en fonction des
demandes des secteurs). Ainsi, quotidiennement, la maison reçoit sa
commande de pain qu'il faut alors diviser entre étages. Les pains
étant distribués entiers, il s'ensuit un surplus de blanc/gris
d'un
53 Entendu ici, sans vie « extérieure
», « publique ». La vie en « coulisse », en chambre,
étant bien présente.
48
côté et inévitablement un manque
de l'autre54. Le directeur rappelle au conseil des résidents
l'importance de la communication entre étages ; il aimerait que le
personnel régule lui-même ce problème de pain en se
déplaçant physiquement d'un étage à
l'autre.
Une dernière précision, il arrive
également qu'il y aie entraide entre les services, mais de façon
officielle et cadrée : une semaine mi-mars 2013, le secteur 3 manquait
de personnel. Une tournante a alors été établie par la
directrice nursing, pour que chaque jour une aide-soignante du secteur 1 ou du
secteur 2, y soit envoyée pour la matinée.
En plus de tout cela, du côté de
l'équipe nursing, « dans chaque service, les tâches sont
réparties, donc chaque personne sait de quel résident elle va
s'occuper, elle sait de quel côté elle va aller » (Pauline,
infirmière). Il y a donc une sous-division spatiale interne au secteur,
mise en place par le/la chef infirmier(e). Mr Val, infirmier chef 1èr
étage, évalue quotidiennement la charge de travail et prend
lui-même en charge l'aile présentant les cas plus difficiles ; il
place ensuite les autres infirmier(e)s aux espaces vacants. Néanmoins,
il tente d'assigner une personne à une aile pour plusieurs jours
d'affilée, afin qu'elle ne doive pas se familiariser chaque jour avec de
nouveaux cas. Du côté de l'équipe d'entretien, les postes
sont plus stables et chaque personne devient responsable d'un espace pour un
temps relativement long ! Par exemple, Isabelle s'est occupée de
l'entresol pendant une dizaine d'années avant d'être
affectée au sous-sol il y a quelques semaines de
cela55.
À cela il faut ajouter la remarque suivante :
les locaux de pause sont également répartis dans la maison. Les
équipes nursing ont chacune à leur disposition un espace
collectif, avec table, chaise, micro-onde, café, etc. à leurs
étages respectifs tandis que le personnel d'entretien se voit octroyer
un local de pause au sous-sol, et ce, pour tous secteurs confondus. Les
externes et le personnel administratif se réunissent également
dans un local à part. Les médecins ne participent pas aux pauses
du personnel nursing et s'ils leur arrivent de passer la tête dans le
local, c'est pour demander un renseignement ; ils ne s'asseyent, à ma
connaissance, jamais. Ces espaces de pause éparpillés ne
favorisent pas l'ajustement mutuel entre fonctions (Mintzberg 1998). D'un autre
côté, Michel Castra (2003) montre que ces endroits de relaxation
sont nécessaires à la survie du groupe, tant pour évacuer
les tensions que pour resserrer les liens « in-group
». Si toutes les fonctions se voyaient attribuer le même local,
cette fonction de relâchement de pression fonctionnerait peut-être
moins efficacement.
54 Le pain se calcule par tranches par
résidents et non par pain entier nécessaire. Ainsi, il manque
parfois 6 tranches d'un côté, 10 de l'autre, et le
troisième étage se retrouve en surplus de 16, que souvent, il
jette.
55 Aujourd'hui le secteur 1 doit prendre en charge
son étage et le sous-sol (et non plus l'entresol) et le secteur 2, son
étage et l'entresol (et non plus le sous-sol), et ce afin de mieux
répartir la charge de travail.
49
Division fonctionnelle
« il faut de l'ordre hein ! Il faut qu'on sache
qui fait quoi pour que ça roule ! Il faut que ça roule, de jour
comme de nuit ! » c'est important pour vous alors l'ordre ?
« Oh oui ! Très important ! » (Mathilde, aide-soignante)
; « ici c'est comme ça hein ! (en tranchant sèchement l'air
de sa main) Tout le monde à sa place ! » (Christelle,
aide-ménagère)
Comme je le disais précédemment, la
prise en charge des résidents est répartie en de nombreux
acteurs, se voyant chacun attribuer un « faisceau de tâches à
accomplir » (Hughes 1971 dans Becker 1988 : 37). Au sein de
l'équipe nursing, en plus des qualifications de chacun, tout est
minutieusement noté dans les « profils de fonctions »,
unifiés pour toutes les aides-soignant(e)s, les aides-logistiques, les
infirmier(e)s, les infirmier(e)s chef, et ce, de façon identique pour
tous les établissements gérés par le CPAS de 1000
Bruxelles. Ces profils de fonction reprennent la mission générale
de chaque fonction, la position hiérarchique, et l'ensemble des
tâches à effectuer. Par exemple, « l'aide-soignante collabore
activement au bien-être physique et affectif de la personne
âgée et / ou patient. Elle / il travaille sous la
responsabilité de l'infirmière » (mission et position). Ses
fonctions, sans détailler, concernent « les soins d'hygiène
» ; « les soins de base » ; « l'aide à
l'alimentation et l'hydratation » ; « l'aide à la mobilisation
» ; « la prévention et la sécurité » ;
« les tâches relationnelles » ; « les tâches
logistiques » et « les tâches administratives » (Profil de
fonction aide-soignante).
Notons toutefois que, si les tâches semblent
nombreuses et variées dans le profil de fonction de l'aide-soignante,
à la question : que faites-vous dans la journée en tant
qu'aide-soignante ?, voici quelques réponses :
«Nous les aides-soignantes, on fait les
toilettes, on distribue les repas et on les fait manger... on fait faire un
tour pipi après manger... quoi encore ? on fait le tour d'hydratation...
ah oui, on doit aussi être à l'écoute » (Julie) ;
« On commence par le débrief' avec les équipes de nuit, puis
on fait les toilettes, puis les petits déjeuners... après on fait
l'hydratation puis c'est le dîner puis on conduit les résidents
à la cafeteria ou à des activités prévues. A 4h on
fait le tour des chambres... après, à 17h30 on aide pour le
souper et puis on fait la mise au lit » (Josette) ; « Quand j'arrive
à 7h30, parce que moi je commence à 7h30, je fais les toilettes
et puis vers 11h il y a l'hydratation et puis à midi le dîner.
Après je change les personnes et je termine vers 13h30 »
(Cécile).
Les tâches paraissent à première
vue assez routinières et peu variées et certaines
aides-soignantes le notent : « ici c'est la routine ! C'est tous les jours
la même chose... Chaque jour les mêmes tâches » ; «
on désapprend ici... » ; « on fait beaucoup de toilettes !
». Il s'agit ici d'une caractéristique de la bureaucratie
mécaniste, où les tâches sont assez étroites,
c'est-à-
Selon Jacques Theureau, la planification des
tâches est certes possible mais toujours
50
dire, présentant peu de variations (Mintzberg
1998), ce que Jacques Theureau théorise sous le nom d' «
activités sérielles », c'est-à-dire des «
séquences concernant un même type de soin pour une série de
patientes, soumises à des prescriptions écrites ou à des
règles dont l'application est sous le contrôle [du soignant]
» (1993 : 164).
Encadré 6 : Face à la routine
Mathilde, aide-soignante mais ancienne
infirmière au Togo, se plaint de cette «
répétitivité ». Cependant, elle développe sa
propre stratégie pour accéder aux tâches plus
valorisées : s'arrangeant pour finir son travail d'aide-soignante vers
11h45, elle se rue vers le chariot médicaments afin de distribuer ces
derniers, tâche normalement dévolue aux infirmières :
« Je sais pas pourquoi, moi j'aime bien faire ça ! Et puis
j'étais infirmière avant alors je sais le faire...! ».
Lorsqu'elle dit cela, une de ses collègues rétorque : « oui,
mais c'est pas ta tâche de faire ça ! », Mathilde reprend
« oui, oui, c'est pas ma tâche, je sais, c'est pas ma tâche...
» et me sourit.
Les infirmières, elles, sont censées
avoir un travail plus large notamment par le fait qu'elles ont en charge tout
un volet administratif (remplir les dossiers médicaux). Elles prennent
également en charge les toilettes mais il s'agit des plus «
difficiles » (résidents présentant des plaies par exemple).
Les soins qu'elles procurent ensuite varient dans le temps et selon les
personnes, même si, de manière générale,
d'après Marion, infirmière, le même type de plaie revient
régulièrement (notamment les escarres).
Le profil de fonction des aides-logistiques reprend
également une palette variée de tâches : l'arrosage des
plantes vertes, le rangement des armoires, diverses courses extérieures,
la préparation des repas, etc. Ces derniers néanmoins se voient
chacun formés dans un domaine spécifique : certains resteront
dans les étages, aux côtés de l'équipe nursing
(refaire les lits, distribuer les repas, etc.), d'autres prendront en charge la
mobilisation des résidents, leurs courses etc. Les aides-logistiques ne
peuvent prodiguer le moindre soin aux résidents.
Du côté de l'équipe d'entretien,
le travail est également bien défini et délimité.
Si je n'ai pas obtenu de profil de fonction pour ces personnes, Christelle,
aide-ménagère, explique :
«Nous on peut aller qu'en surface et nettoyer
les sols... On ne peut pas aller nettoyer dans les
armoires ou les tiroirs ! ça c'est le boulot de l'aide logistique ! Nous
on n'est pas censé savoir ce qu'il y a dans les armoires [des
résidents ou du personnel]. Mais bon, tu sais, quand tu nettoies,
parfois t'es obligé d'ouvrir les portes, alors bon, moi je sais souvent
ce qu'il y a dedans hein»
51
sujette au réajustement selon les incidents,
les priorités du moment. Ainsi, si une personne chute, Aïcha
(aide-soignante) m'explique qu'elle appelle une infirmière, celle-ci
arrête directement ses soins pour se rendre chez le résident au
sol, le temps qu'il faudra pour stabiliser la situation. Un membre du personnel
absent demande également réajustement de l'équipe,
spécialement l'absence du chef hiérarchique. J'y reviendrai (cf.
chapitre 8).
Encadré 7 : Les techniques de
délégation (1) - « Bystander effect
»
«Eux [aides-logistiques et
aides-ménagères] ont le temps pendant qu'ils nettoient ou bien
font les lits... parfois ça dure une demi-heure, alors ils ont le temps
d'e parler ! » (Aïcha, A-S) ; « Nous on n'a pas le temps de
parler avec eux, on reste que 10 minutes pour les soins... et puis les soins
c'est tout le temps la même chose, on n'a pas l'occasion de parler
d'autre chose... Mais les aides-logistiques ont des tâches plus
variées, ils peuvent faire des choses différentes avec la
personne ! Ils peuvent parler plus, avoir des discussions plus
variées... » (Paola, infirmière)
Contrairement à ce que prône la
psychanalyste Jan Bauer (1995), c'est-à-dire la mise à
disposition d'une personne-ressource qui ne servirait « qu'à »
écouter les personnes, dans la MRS observée cette tâche
d'écoute et de conversation avec le résident, revient dans chaque
profil de fonction et n'est attribuée à personne
spécifiquement. Selon Marie de Hennezel, il est plus facile pour le
personnel hospitalier de se « limiter » aux tâches techniques
et de laisser les tâches relationnelles aux aides-logistiques et
ménagères (2004 : 82), situation différente en soins
palliatifs où, selon Michel Castra, les infirmières sont les
véritables spécialistes de l'écoute (2003 : 91). Ici, les
soignantes justifient cette délégation par le fait qu'elle n'ont
pas le temps, que d'autres personnes dont les tâches techniques sont plus
longues, sont plus habilitées à prendre ce rôle en main, ou
qu'il s'agit d'une question de respect envers le résident : ne pas
entrer dans sa vie intime. Ces différentes explications à la
non-écoute illustrent le fait que « chacun des participants est
autorisé à proposer la version officielle concernant les
questions qui sont vitales pour lui, sans être d'une importance
immédiate pour les autres » (Goffman 1973a : 19). Il s'agit
également d'une stratégie de protection de soi (cf. chapitre
8).
Cependant, mes observations des relations
aides-logistiques/résidents ou d'aides-ménagères (art.
60)/résidents ne semblent pas répondre au souhait des soignants.
Sans entrer dans les détails, je reprends ici une situation qui m'a
interpellée :
Deux aides-logistiques entrent dans la chambre alors
que je parle avec Mr Boe. Aucune ne lui adresse la parole. Mr Boe m'explique
qu'elles sont stagiaires infirmières. Elles se regardent et rigolent. Mr
Boe. les fixe, un peu étonné : « Ce n'est pas ça ?
Vous n'allez pas devenir infirmières ? » Pas de réponse. Il
reprend « hé, mesdemoiselles, je vous parle hein ! », l'une
d'elle alors : « non, non ». « Ah bon je pensais... » leur
dit-il. [...] Quelques secondes plus tard, un aide-soignant entre emprunter un
drap pour un autre résident : « ça va monsieur Boe.
aujourd'hui ? » « Non, ça va pas trop... », «
Comment ça, ça va pas trop ? Vous avez de magnifiques
créatures autour de vous et vous n'êtes pas content ? » et
ils rient et repartent.
Et en effet, lorsque je demande aux résidents
le contact qu'ils ont avec ces aides, les réponses ne sont pas des plus
enjouées : « oh ils ne parlent pas beaucoup vous savez ! »
(Mme B o.) ; « Ici c'est juste de la politesse « s'il vous plait
», « merci »... et encore ! » (Mme C o.) ; « Le
personnel ne parle pas avec nous. Il fait son travail. Il s'approche pas.
Ça c'est pour des questions heu... qu'il n'y ait pas de frôlement,
et tout ça ! Les hommes
52