3- FORMATION SOCIALE HAITIENNE
Nous sommes le premier peuple noir libre et indépendant
dans le monde. Nous étions colonisés par les espagnols, les
français. D'autres pays occidentaux nous ont aussi exploités...
Avant l'arrivée des colons, les Caraïbes, Ciboneys, Arawaks et
Taïnos ... vivaient sur le sol suivant leurs principes naturels. Le 6
décembre 1492, Christophe Colomb, arrivé sur l'île,
pillait, exploitait ces ethnies, sous prétexte de les christianiser ou
de les civiliser. Sous l'ordre de la Reine de l'Espagne, ces autochtones ont
été soumis à des travaux forcés. Ainsi, ils
dépérissent. Et depuis 1501, on commençait à
acheter des esclaves africains pour y venir
travailler12.
En 1697, l'Espagne ( suite à des batailles ) a
cédé la partie occidentale de l'île à la France
d'après le traité de Ryswick. La colonie expédiait
annuellement à la France 163.406.000 livres de sucre, 68 .152.000 livres
de café, 1.808.700 livres d'indigo, 1.978.800 livres de cacao, 52 000
livres de roucou, 6.900.000 livres de coton, 14.700 cuirs, 6 500 livres
d'écaille, 22.000 livres de
12 Cf. Emile Nau, Histoire des caciques d'Haiti,
Ed Patrimoines, Port-au-Prince, 2003, p.276
p.21
casse, 11.286.000 livres de bois de teinture, et plusieurs
autres produits ou matières premières comme : cire, tabac, sirop,
tafia, bois d'ébénisterie etc.13
Il est donc une vérité historique que le pillage
colonial a détruit nos forêts. Ces derniers temps, ce refrain est
sur toutes les lèvres : « nous sommes le pays le plus pauvre du
continent ». Cependant, ne faudrait-il pas toujours aller à
l'origine de cette pauvreté afin d'inciter à une prise de
responsabilité historique ?
En 1789, les planteurs blancs de Saint-Domingue
organisèrent des élections en vue d'une délégation
à destination de la France pour défendre leurs
intérêts, car les richesses produites dans la colonie
étaient davantage l'apanage des colonialistes métropolitains. Les
propriétaires mulâtres, considérés inférieurs
aux blancs, montèrent également au créneau. Ces facteurs
et bien d'autres ( comme des luttes entre l'Espagne, la France et l'Angleterre
dans la région ) ont été déterminants dans
l'émergence des esclaves comme acteurs de la colonie. Ainsi, le
Général Toussaint, l'un des principaux acteurs, a proclamé
la constitution de 1801 (qui consacrait l'autonomie de Saint-Domingue ). Mais,
les règlements de culture de Toussaint Louverture ( le caporalisme
agraire ) ont massacré le projet de libération de ces
travailleurs.
L'indépendance fut proclamée le 1 janvier 1804,
cependant elle n'arrive pas encore à unir les fils et filles du pays,
à éradiquer la domination et à changer la structure
sociale ( la réforme agraire, souhaitée par l'Empereur Jean
Jacques Dessalines, se fait encore attendre). Après l'assassinat de
l'Empereur par ses anciens partisans, le pays se trouve scindé en deux :
au nord, un royaume dirigé par Henri Christophe et, au sud, une
république gouvernée par Alexandre Pétion. En 1811, une
guerre éclate entre les partisans des deux camps. Pétion mourut
en 1818. Son successeur, Jean-Pierre Boyer, parvient, à la mort d'Henri
Christophe en 1820, à réunifier le nord et le sud.
13Cf. Demesvar Delorme, La misère au sein des
richesses. Réflexions diverses sur Haïti, Editions Fardins,
Port-au-Prince, 2009,
C'est le président Jean Pierre Boyer qui a payé
à la France une forte somme pour la reconnaissance de cette
indépendance conquise aux prix du sang. Les paysans ont beaucoup
été exploités à ces fins. Les lois qui
régissent le milieu paysan n'ont fait que lutter contre les pratiques de
liberté instaurées par les anciens esclaves. On y trouve deux
classes sociales : celle qui a pris possession de la terre et celle de paysans
travaillant la terre. La première a des rapports favorables avec le
marché capitaliste et le paysan emploie des stratégies de survie
dans de très petites propriétés. Reste à savoir si
cette stratégie n'est pas maintenant presque détruite par le
marché néolibéral ! Par ailleurs, tout cela occasionnait,
à plusieurs reprises, des mouvements de paysans dans toute l'histoire de
luttes haïtiennes, notamment la grande révolte, en 1844, des
paysans noirs du sud du pays, dite « révolte des piquets ».
En 1849, Faustin Soulouque se proclame empereur sous le nom de
Faustin Ier. Il règne sur le pays pendant dix ans, avant
d'être renversé, en 1859, par le mulâtre Geffrard.
En 1862, le président Fabre Geffrard a mis nos
ressources forestières à la disposition des compagnies
étrangères capitalistes. En 1910, trois compagnies
étrangères ont déjà pris le contrôle de
l'économie nationale14. Ainsi, commençons par
comprendre la dépendance économique d'Haiti !
L'éternel tort d'Haïti, aux yeux de
l'international, est d'avoir brisé les chaînes de l'esclavage.
Etats-Unis a mis soixante ans pour lui accorder la reconnaissance diplomatique.
Sous la présidence de Thomas Jefferson ( 1801-1809 ), le projet de loi
Georges Logan, introduisant l'embargo sur Haïti, a été
adopté en 1806 et reconduit par le Congrès jusqu'à
1822.
14Cf. Benoît Joachim, Les racines du
sous-développement en Haïti, Editions Deschamps, Port-au-Prince,
2009, p.215
En 1820, le sénateur Robert V Hayne a
déclaré que la position des Etats-Unis est de ne jamais
reconnaitre l'indépendance d'Haïti. Avril 1891, le président
états-unien déclara que ce pays de nègre doit être
déstabilisé et occupé pour que les autres peuples du
continent ne se rebellent pas contre nous et contre nos
intérêts15. Quant à Vatican,
jusqu'à la deuxième moitié du 19e
siècle, il a isolé Haïti16.
En fait, le milieu social haïtien, outre la
période espagnole, était marqué par trois grandes
périodes (d'exploitation ) : la période française (
1635-1801 ) ; celle de 1801-1910 et celle de l'occupation américaine (
1915-1934 )17.
L'auteur Jean Anil Louis-Juste précise et ajoute : les
crises sociales ( 1806 , 1843 ) ; les crises d'endettement ( 1825 , 1875 , 1896
, 1910 ) et les crises des occupations ( 1915 , 1994 , 2004
)18.
Il faut noter que sous la pression du gouvernement
américain (dans sa stratégie de dumping), Jean Claude Duvalier a
massacré - sous le couvert de maladies- les cochons créoles des
paysans qui valaient plus de 15 millions dollars
américains19. Rappelons que la première occupation
états-unisienne du pays avait déjà tout centralisé
et concentré politiquement et
15 Cf. Jean-Michel Lacroix, Histoire des
États-Unis, Paris, P.U.F., 2006
Cf. Paul Farmer, les Utilisations d'Haïti (Monroe : Common
Courage Press, 1993)
Cf. Matthewson Tim, Jefferson and the Non recognition of
Haïti, American philosophical society, 1996
16 Cf. Michel-Rolph Trouillot, Haïti,
L'Etat contre la Nation, Origines et Héritage du duvaliérisme :
Monthly review press, New-York 1990, p51
17 Cf. Janil Lwijis, Kalfou pwojè , ?,
Port-au-Prince, 1993, p.45
18 Cf. Jean Anil Louis-juste, ONG : Ki
gouvènman ou ye ? Asid kaye pwogresis 2, Port-au-Prince, 2009, p.29
19 Cf. Josh Dewind & David Kinley, Aide
à la migration. Impact de l'assistance internationale à
Haïti, Ed CIDHICA, Montréal,1988, p.99
économiquement dans la capitale. Les provinces
perdirent leur autonomie et la bourgeoisie locale célébra son
alliance à ces nouveaux maîtres de l'économie. Washington
met alors en place un gouvernement soumis à ses volontés. En
1916, un traité est signé entre Haïti et les Etats-Unis,
selon lequel ces derniers s'engagent à fournir au pays assistance
politique et économique pendant dix ans.
Par ailleurs, nous devons mentionner que le paysan a fait face
aussi à la discrimination culturelle : l'éducation scolaire a
été, pendant longtemps, refusée aux couches majoritaires
de la population. Sous la première occupation, l'école rurale
était destinée à former techniquement les paysans en vue
des exploitations capitalistes agricoles.
La discrimination culturelle contribue à la domination
de l'impérialisme. L'école haïtienne ne fait que reproduire
ces inégalités sociales. C'est à l'école qu'on
apprend à aimer les religions et les langues occidentales au
détriment de la religion vodou et de la langue créole ( deux
armes de résistance de nos ancêtres ).
La fin de l'occupation états-unienne, ajoutée
aux conséquences de la crise économique mondiale, engendre les
velléités dictatoriales. Trois gouvernements militaires
provisoires se succèdent alors, jusqu'en septembre 1957, date à
laquelle François Duvalier est élu président. La fin de
l'ère Duvalier ne signifie pas pour autant la fin de la dictature (ou,
disons mieux, la fin de la dictature militaire).
Le président Jean Bertrand Aristide est, en 1991,
renversé par un coup d'État militaire. Embargo des Etats-Unis sur
Haïti. En 1994, les troupes américaines débarquent.
Élu en 1995, René Préval fera, plus tard, face à
d'assassinats politiques et de crises électorales. Réélu
en 2000, Jean Bertrand Aristide va laisser le pouvoir sous les pressions
française, américaine et quelques secteurs du pays en 2004.
Depuis, les forces militaires impérialistes sont renforcées dans
le pays... Sous la protection de ces casques bleus, René Préval
reprend la tête d'un pouvoir en proie à de violents Ouragans,
cyclones et un séisme dévastateur, sans oublier les crises
socio-politiques traditionnelles... Maintenant, que peut-on espérer de
cette nouvelle équipe à la tête du pays (l'équipe du
président Michel Joseph Martelly)? Toutefois, on y assiste
déjà au renforcement des mesures néolibérales!
Tout compte fait, la formation sociale haïtienne ne peut
pas être comprise en dehors de ces injustices sociales,
spécialement dans le milieu rural. Toute la stratégie de la
reproduction de la famille paysanne est aujourd'hui fondée sur le
développement politique ou intellectuel de l'un des ses membres. C'est
surtout pour arriver à ce résultat que les enfants, issus du
milieu paysan, sont placés en domesticité. Ils accomplissent des
services dans la maison de placement et cette nouvelle famille, en retour,
devrait satisfaire quelques-uns de ces besoins : nourriture, logement,
vêtements, scolarisation... Mais, la réalité est
différente. En effet, ces enfants en service sont souvent
considérés au plus bas de l'échelle familiale,
traités comme de petits esclaves, soumis pendant toute une
journée à des tâches domestiques et on ne leur payait pas
toujours les frais de scolarité ... Retenons que la cause fondamentale
de la pratique de la domesticité est liée à l'exploitation
d'une classe possédante au détriment de celle appauvrie. La crise
politique, les caractéristiques socioculturelles haïtiennes, le
problème de migration, les carences institutionnelles en matière
de protection de l'enfant domestique renforcent cette pratique ... C'est
là toute l'importance du Matérialisme historique et dialectique
dans notre tentative de cerner concrètement notre objet d'étude
dans son évolution sociale.
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