2.3.5 Les personnages dans le conte Lokpa
Le conte Lokpa regorge de différents types de
personnages : humains, animaux, surnaturels. Les personnages animaux et humains
portent tous les caractères des humains. Mais les personnages
surnaturels renvoient à des divinités, à Dieu, aux
génies, aux forces maléfiques ou bienfaisantes. Ces personnages
sont aussi choisis volontairement par le conteur. C'est lui qui leur donne le
caractère qu'il veut. Mais certains personnages ont toujours la
même fonction dans les contes. Les caractères que portent ces
personnages animaux ressemblent de très près à leurs
comportements, à leurs physiques réels. Ainsi le lièvre
dans les contes n'est pas trop loin du lièvre dans la brousse.
105 Conte n°2, syntagme 27
106 Toutes deux situées dans le conte n°3,
respectivement aux syntagmes 31 et 32
107 Pour plus de détails, voir les notices du corpus
portant sur les onomatopées.
Le personnage le plus populaire, c'est le lièvre ou
Acì (Atchi). C'est un animal prudent, éveillé et toujours
sur le qui-vive. Il est bon coureur et difficile à attraper au cours de
la chasse. C'est le décepteur ou le Trickster qui est
« un personnage qui se définit par son mode d'action : la ruse.
Tablant sur les défauts de caractère qu'il connaît bien -
stupidité, gourmandise, vanité, lâcheté - il
tournera en ridicule un adversaire qui eût dû l'écraser
facilement, car lui-même est une créature insignifiante,
apparemment la plus faible de toutes108. » Contre la
force, le personnage du décepteur oppose la ruse. C'est à ce type
de personnage que nous avons à faire dans le conte n°1 de notre
corpus. Il s'agit du lièvre et de la tortue. Ces deux personnages,
faibles, usent presque toujours de ruse. Le lièvre, sachant que le singe
aime les femmes, utilise cette faiblesse et se fait remplacer par le singe qui
sera battu plus tard. La tortue dans la première séquence du
conte utilise le pet pour séparer le Peul de sa femme. Elle doit aussi
la vie à son intelligence en éteignant plusieurs fois le feu qui
était destiné à sa grillade. La tortue s'illustre aussi
dans le conte n°10. Elle a permis, en effet, au chasseur d'éviter
la mort. En faisant croire au boa qu'elle accepterait qu'il dévore le
chasseur si elle revivait les faits et s'en rendre compte par elle-même,
la tortue a usé de l'assurance du boa, qui se trouvait en situation de
force, contre le chasseur et la tortue. Dans ce même conte, le chasseur
est aussi un personnage décepteur dans cette séquence du conte
où le boa a voulu le dévorer. S'il n'avait pas été
rusé en proposant au boa un procès avant sa condamnation à
mort, il aurait été dévoré, et l'intervention de la
tortue n'aurait pu jamais exister. Le poisson dans le conte n°3 est aussi
un personnage décepteur. Il se sauve grâce à sa belle voix.
Ayant constaté que le paysan dansait au son de sa voix, le poisson
utilise cette faiblesse pour se tirer d'affaire.
Le décepteur est avant tout un personnage intelligent,
très intelligent. Qu'il soit animal ou humain, c'est cette intelligence
qui le caractérise. C'est elle qui lui permet d'avoir des ruses qui
tombent à point nommé. Le lièvre, la tortue, le poisson,
le cabri et le chasseur sont des décepteurs. Ils ont pour la
circonstance des personnages plus forts en face d'eux.
Le personnage du décepteur (lièvre, tortue,
poisson, cabri) est une représentation allégorique des hommes
malins, intelligents, qui réussissent où d'autres échouent
dans la vraie vie. D'ailleurs chez les Lokpa, on appelle Acì,
toute personne rusée et qui sait se servir de cette ruse pour s'en
sortir.
Le lièvre était opposé au singe qui est
le symbole de la gloutonnerie, de la méchanceté gratuite. Il est
puissant et brutal. Contre un tel adversaire, la prudence recommande la
diplomatie, c'est-à-dire la ruse.
Le singe subit le même traitement que l'hyène qui
« incarne dans les contes un individu stupide, incapable de
réfléchir et qui succombe à la première
tentation109 », nous apprend Denise PAULME. Pour elle,
« l'imagination populaire accable de défauts cet animal
à la démarche boiteuse et au cri déplaisant, qui
rôde la nuit autour de tombes et déterre, s'y l'on n'y prend
garde, les cadavres pour s'en repaître. Gloutonnerie, mais aussi
lâcheté, traîtrise, hargne, les malheurs dont Hyène
est lui-même responsable ne lui attirent aucune pitié et sa
punition est toujours accueillie avec satisfaction110. »
L'hyène est détestée et joue toujours le rôle
de bourreau dans les contes. Les Lokpa ne font pas exception à cette
règle. Dans les contes Lokpa, l'hyène est victime de sa
méchanceté. Elle est toujours une menace. Tout comme le singe,
elle est gloutonne et méchante. Face à de faibles adversaires,
elle échoue, dupée par ceux-ci. Le conte n°6 nous en fait
une illustration. Hyène, pourtant, heureuse au début de
dévorer le cabri et le mouton, tombe dans le piège du cabri et
s'enfuit dans la forêt. Cette fuite est la victoire du faible sur le
fort. Le singe a aussi subi le même sort dans le conte n°1. Le choix
du conteur de mettre face à ces puissants des faibles, permet de montrer
la supériorité de l'intelligence sur la force. Ce choix permet
également de punir les forts qui usent de leur force pour abuser les
faibles. Mais également, il permet de donner aux auditeurs, les
techniques, les moyens pour faire face à un adversaire plus fort que
soi. La didactique à ce niveau conseille la diplomatie, l'usage de
l'intelligence.
A l'instar de ces personnages concrets cités dans leurs
rôles d'opposants ou de héros décepteurs, le conte Lokpa
met en scène des personnages humains ou animaux
caractérisés par leur traîtrise. Face à ces
personnages traitres, les contes associent des personnages loyaux, bons,
à la limite, naïfs. Dans le conte n°3 le poisson et la perdrix
illustrent ces types de personnages. Le poisson naïf et confiant se laisse
embarquer dans une périlleuse aventure. Alors que le poisson a
placé toute sa confiance en la perdrix, celle-ci n'hésite pas
à l'abandonner une fois qu'elle s'est sentie menacée, oubliant la
parole donnée au poisson.
Dans le conte n°8, le hérisson est la figure de la
traîtrise. Le conteur nous dit : « Tu le vois ainsi, son
intérieur est vilain et cela a atteint
l'extérieur111 » en parlant du hérisson.
Pour notre conteur, il n'y a pas de doute, le hérisson est aussi laid
à l'extérieur qu'à l'intérieur. Sa
109 Denise PAULME. « Hyène, monture de Lièvre
(vingt versions d'un conte africain) ».Cahiers d'études
africaines. Vol. 15 N°60. 1975. pp. 619-633.
110 Idem
111 Conte n°8, syntagme 42
traîtrise envers son ami le démontre. Alors que
celui-ci lui faisait confiance au nom de l'amitié, le hérisson en
a profité pour abuser de cette loyauté. En réponse
à la bonté de
Kànkànààmí, le hérisson
oppose la ruse, l'égoïsme, la trahison. Il mange tout ce qui est
pris au piège, mais invite son ami quand le piège prend le
soleil. Pour pousser loin sa traîtrise, le hérisson tord la queue
de Kànkànààmí plusieurs fois
(?lú?úcànt?
kpà tàp??? t?? ?
m?l?nt? ?
m?l?nt? ?
m?l?nt? ?
m?l?nt?112)
(revoir la formulation), au lieu d'une comme le lui a demandé celui-ci.
Cette attitude du hérisson et celle de
Kànkànààmí contrastent, et
permettent au conteur de mettre en garde l'auditoire des conséquences
d'une confiance absolue en l'autre. Puisque pour finir son conte, le conteur en
résumé soutient que l'homme est ingrat (syntagmes 173 à
180).
Dans le conte n°10, la trahison va plus loin. Le chasseur
accepte qu'on exécute la tortue à laquelle il doit pourtant la
vie. Elle l'a sorti de la gueule du boa, mais il la sacrifie pour sauver sa
femme. Le choix de la tortue et du chasseur n'est pas gratuit et des actions
attribuées à chaque personnage permettent de se rendre compte de
la nature humaine. L'homme trahit une fois que son intérêt est en
jeu. Si nous nous amusions à remplacer la tortue par un autre être
humain, la situation choquerait. Or c'est à cela que nous invite le
conte, du moins implicitement.
A l'instar de ces personnages ordinaires, le conte Lokpa met
en scène des entités divines : Dieu, les génies, les
ancêtres. Ces personnages jouent la plupart du temps le rôle
d'adjuvant, d'accompagnateur, d'aide ou de soutien au héros. Ils peuvent
également s'opposer au héros qui se comporte mal. C'est le cas
souvent dans les contes à deux héros : le héros et
l'antihéros. Alors que le héros reçoit l'aide de ces
personnages pour son comportement exemplaire, l'antihéros échoue
et est puni pour son comportement non exemplaire. Dans ce cas, les personnages
surnaturels jouent le rôle d'opposant. Ces personnages sont nés
des croyances des peuples. Ils portent et défendent les valeurs
chères à ces peuples.
Dieu (?s6) est dans le
conte Lokpa ce qu'il est dans les écritures saintes. C'est-à-dire
un personnage créateur de l'homme, omnipotent et omniscient,
créateur de la terre et du ciel, bon, généreux etc. Sa
grandeur est immense. Rappelons que "?s6"
signifie également " en haut", "le ciel", des termes dont
l'interprétation renvoie à la grandeur, à
l'immensité, à l'illimité. On le désigne aussi par
"
kàwúlà?àt?113",
littéralement " celui qui a la royauté". Tout ceci renvoie aux
croyances monothéistes, et montre la présence de Dieu dans la vie
des Lokpa. Dans le conte n°5, Dieu (Ciel) est un personnage sage, à
coté de la Terre qui, à
112 Conte n°8, syntagme 162
113 Conte n°9, syntagme 3
l'opposé de Dieu, est gloutonne. La preuve de cette
gloutonnerie, c'est qu'elle a mangé son oeuf pendant que celui de Dieu
est resté intact et a éclos en donnant vie à une femme.
A part le personnage de Dieu, un autre personnage a aussi
presque la même importance que lui : l'ancêtre, dont les personnes
âgées sont l'incarnation. Il joue, comme Dieu dans les contes
n°3 et n°5, le rôle du sage, du censeur, du régulateur.
Les contes n°2 et n°7 mettent un vieillard en action et celui-ci
guide, par ses conseils, son savoir-faire, sa sagesse, les jeunes, les humains.
L'ancêtre peut aussi apparaître comme un génie (conte
n°2) venu de nulle part, ou certainement envoyé par Dieu. Car
même si l'ancêtre joue un rôle très important dans la
vie des Lokpa, il reste sous les ordres du Tout-Puissant (Dieu).
Le personnage, nous l'avons vu, permet au conteur de mettre sa
didactique en exécution. Il joue un rôle très important
dans le récit. Il se « définit entièrement par
ses rapports avec les autres personnages114i C'est dans leur
ensemble que les personnages d'un même récit se distinguent les
uns des autres. C'est par leurs actions que le récit se construit. Ce
qui témoigne de leur importance. C'est également leurs actions
qui permettent au conte d'avoir une logique et de constituer une histoire,
portant une valeur didactique née de l'affrontement des actions des
personnages.
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