C. Solidarité, contestation et
contre-culture
Malgré les différentes fractions de la jeunesse
durant les années 1960 (mods, hippies) apparaît
une dimension de solidarité internationale d'une
20 Ces mesures sociales ont été
recueillies de l'ouvrage suivant : LACOUR-GAYET Robert, L'Amérique
contemporaine, De Kennedy à Reagan, Paris, Fayard, 1982, pp.
172-180.
21 Cette analyse socio-économique a
été tirée de l'ouvrage suivant : MIGNON Patrick HENNION
Antoine, Rock, De l'histoire au Mythe, Paris, Anthropos, collection
Vibrations, 1991, p. 55.
jeunesse unie pour changer l'ordre social :
«Throughout the West (as well as in Japan and parts of Latin America),
it is the young (qualified as perhaps only a minority of the university campus
population) who find themselves cast as the only effective radical opposition
within their society.»22 (NdT : « A travers l'Ouest
(aussi bien au Japon que dans certaines parties de l'Amérique Latine),
c'est la jeunesse (qualifiée comme peut-être seulement une
minorité de la population des campus) qui trouve elle-même la
classe comme la seule opposition radicale effective envers leur
société. »). Leur revendication s'effectue à travers
une volonté de se démarquer du reste de la société
de par une attitude vestimentaire et culturelle inédite et non conforme
aux exigences de l'ordre établi. «From Berlin to Berkeley, from
Zurich to Notting Hill, Movement members exchange a gut solidarity, sharing
common aspirations, inspirations, strategy, style mood and vocabulary. Long
hair is the declaration of independence, pop music their esperanto and they
puff pot in their peace pipe.»23 (NdT : « De Berlin
à Berkeley, de Zurich à Notting Hill, les membres du Mouvement
échangent une même solidarité, partageant des aspirations,
des inspirations communes, une stratégie, un style vestimentaire et un
vocabulaire commun. Les cheveux longs sont leur déclaration
d'indépendance, la musique populaire leur espéranto et ils fument
dans leur peace pipe. »). Cette solidarité juvénile
apparaît corrélative au mouvement hippie dont nous avons
vu précédemment les caractéristiques idéologiques.
Selon Joel Fort24 la plupart des jeunes ne luttent pas pour
instaurer un changement social et apparaissent comme leurs aînés,
résignés et acceptant leur statut. Malgré une attention
considérable apportée à la nouvelle gauche qui
figure la jeunesse américaine, cette dernière n'en
représente pas plus de quelques dizaines de milliers issus de divers
groupes comme le Student for a Democratic Society, des associations
militantes contre la
22 WHITELEY Seila, The Space Between the Notes :
Rock and the counter-Culture, London and New York, Routledge, 1992,p.
2.
23 Ibid, p. 3.
24 Ibid, pp. 61-62. Cette analyse a
été rapportée par l'auteur de l'ouvrage suivant : FORT
Joel, The Pleasure Seekers : The Drug Crisis, Youth and Society, Grove
Press, New York, 1969, p. 210.
guerre au Vietnam, des défenseurs des droits des
étudiants ainsi que certains hippies et yippies pour
les plus modérés mais aussi des groupes plus radicaux comme les
Black Panthers et les Bérets Bruns. «There is a much
larger group of our young who [...] express their underlying discontent with
the status quo by their involvement in folk-rock. American pop culture today is
probably for the first time determinated by youth who, with folk-rock,
acid-rock, raga-rock, light shows, posters art and psychedelic scene in
general, have determined the cultural values for the society» (NdT :
« Il y a un large groupe de notre jeunesse qui [...] exprime son
mécontentement sous-jacent avec le statut quo par son dévouement
dans le folk-rock. La culture populaire américaine actuelle est
probablement pour la première fois déterminée par la
jeunesse qui, avec le folk-rock, l'acid-rock, le
raga-rock, les jeux de lumières, les posters d'art et la
scène psychédélique en général, ont
déterminés les valeurs culturelles pour la société.
»). Selon Richard Middleton et Jill Muncie : «The fight was not
on the level of the political system but that of personal freedom : the freedom
to experience and enjoy.»25 (NdT : « Le combat ne se
portait pas au niveau du système politique mais sur celui de la
liberté personnelle : la liberté d'expérimenter et
d'aimer. »). L'été 1967 marque un tournant dans la
contreculture britannique. En effet, cette dernière marque une
recrudescence des adhérents affiliés à ce mouvement mais
plus que tout, les Beatles affirment leur sympathie envers la contre-culture de
par la sortie le premier juin de cette même année de leur
album-concept à caractère psychédélique
intitulé Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band en arborant des
tenues issues du folklore hippie tandis que ces derniers
présentaient une attitude conventionnelle jusqu'à
présent.
Les années 1960 sont à mes yeux une
époque où la solidarité est la particularité
première qui lie les adolescents. Durant la seconde moitié de
cette décennie, l'expérimentation commune était la
règle. Cette solidarité permettait aux adolescents de consolider
leur appartenance à une catégorie sociale
25 Ibid, p. 62.
nouvellement reconnue dont les membres
disséminés pouvaient fusionner non pas à la pour
défendre un intérêt individuel et ponctuel mais pour
s'attaquer à des normes et des valeurs qui ne sont plus en phase avec
les conditions sociales du moment. Le nombre permettait une assise de leurs
revendications qui ne s'imposaient pas nécessairement sur un terrain
particulier mais pouvaient se prévaloir dans la vie quotidienne de par
l'attitude et la façon de se vêtir. Ainsi les garçons se
démarquent de leurs aînés par le port des cheveux longs et
les filles par celui du pantalon. Il en résulte le début d'une
remise en cause des codes régis selon le sexe. En inversant ces codes
vestimentaires, les jeunes aspirent à de nouvelles relations sociales
entre sexes opposés basés sur un respect mutuel en tant
qu'être à part entière libre de choisir selon ses
désirs aussi bien dans sa vie privée que dans ses aspirations
pour son propre avenir. L'égalisation des sexes s'instaure peu à
peu en corrélation à une liberté sexuelle grandissante.
Pour s'attaquer à des telles normes aussi anciennes que
l'humanité, le nombre est primordial.
L'importance du nombre, de la quantité des
sympathisants donne un certain écho à ces revendications. Ces
dernières sont acceptées de chaque adolescent qui veut faire
partie de l'aventure vers un changement social. Cette notion de
collectivité est très présente durant la fin des
années 1960 jusqu'à en définir un nouveau mode de vie au
travers des communautés hippies. Ceci est visible jusque dans
les milieux artistiques contre-culturels de cette époque. Les
années 1960 sont marqués par la réussite des groupes de
rock, c'est à dire la renommée de formations populaires
dans lesquelles tous les membres sont connus du public. Ceci est assez
différent de nos jours puisque l'interprète se trouve
projeté à la lumière tandis que les musiciens deviennent
des éléments interchangeables anonymes. Durant les années
1960, le parcours souvent sinueux, quelquefois sans issue, vers la
réussite est commun à l'ensemble du groupe dans lequel chaque
membre est égal à l'autre. Tout se fait communément chez
les adolescents comme l'exploration des paradis artificiels, l'écoute
des
derniers disques parus quand bien même ce genre
d'occupations peut se faire seul. Cette sorte de solidarité provient
pour ma part d'un refus de ces jeunes à l'individualisation de la
société. Les communautés hippies restent
l'exemple le plus significatif de cette fraternité qui n'a jamais
été égalée depuis lors.
1. Les penseurs de la contre-culture26
Afin de définir la pensée américaine des
années 1960, Daniel Royot utilise les termes de déclin
et de fragmentation. En effet, il existe une rupture entre ceux qui
pensaient modifier la société sur le devant de la scène
politique et ceux qui remettaient en question l'American Way of Life
de par leurs agissements dans la vie quotidienne, définissant
même la contre-culture. Deux auteurs sont alors très liés
à ce mouvement : Theodore Roszak avec son ouvrage intitulé
The Making of a Counter-Culture (Reflexions on the Technocratic Society and
Its Youthful Opposition) ainsi que Charles Reich avec The Greening of
America, tous deux parut en 1970. Ce premier définit la
société américaine par le terme de technocratie,
phase terminale de la société industrielle. Ce terme fut
déjà utilisé par Paul Goodman dans Growing Up
Absurd. Selon Theodore Roszak, la société étant
devenue hautement modernisée et rationalisée se concentrait sur
une efficacité grandissante. Afin d'obtenir un rendement et une
productivité élevée, il est nécessaire que cette
dernière possède une maind'oeuvre importante et docile. Charles
Reich partage ce même aspect à la seule différence qu'il
n'emploie pas le terme de technocratie mais celui de corporate state
(NdT : Etat organisé). Selon lui, les Etats-Unis sont comparables
à une grande entreprise dont le gouvernement dirige les objectifs
économiques à caractère capitaliste au profit de la
majorité qui n'a d'autre alternative que de se plier. La loi du
marché devient alors supérieure aux droits des citoyens. La
technique asservissait ainsi l'homme dans un but de meilleure
rentabilité.
26 Cette partie est très fortement
inspirée de l'ouvrage suivant : ROBERT Frédéric, op.
cit., pp. 61-66.
L'utilisation des ordinateurs par exemple ne servait donc
qu'à une meilleure compétitivité malgré une
réduction du personnel éventuelle.
Comme nous l'avons vu précédemment, les jeunes
s'opposent aux principes américains traditionnels tels que la
réussite, le profit, la compétition, principes qui
définissent à eux seul à la fois le capitalisme ainsi que
les valeurs de l'Américain moyen. La contre-culture prend le contre-pied
d'une sorte d'intellectualisme prescrivant à l'individu de se
réaliser pleinement. Les adeptes de cette dernière, comme les
beatniks par exemple, porte un intérêt majeur à
l'instant-tout, principe épicurien par excellence d'où
les sens devaient s'éveiller. De ce fait, les contestataires portent
leur action sur deux terrains : sur le plan politique et sur le plan culturel.
En effet, la culture conventionnelle qui leur avait été
imposée leur paraissait étrangère puisqu'elle est synonyme
d'aliénation. Leurs aînés paraissaient comme des rouages
à tout moment éjectables d'un système paternaliste leur
dictant une ligne de conduite à adopter. Cette remise en cause ne
s'effectue pas uniquement sur le plan politique et social mais elle tente de
s'en prendre à l'armature socio-économique de cette nouvelle
société, la société de consommation. En effet, la
société était comparable à une machine
accélérant sans cesse son allure entraînant avec elle les
individus dans une course effrénée. Afin de reprendre le
contrôle de la machine, les contestataires mirent en place une nouvelle
culture en adéquation avec les besoins des jeunes. Selon Mario Savio et
les adeptes de la nouvelle gauche, la société
aliénait l'individu et le façonnait selon ses besoins. Ces
derniers imaginèrent des modèles de société plus ou
moins utopistes dans lesquels les relations humaines seraient plus
égalitaires, plus libres et dont la concurrence et la course à la
réussite seraient exclus.
Selon Charles Reich, le système universitaire
américain aliénerait les jeunes. En effet, il les enrôle
dans un premier temps, puis les conditionne et les uniformise afin de rentrer
dans le moule social. L'étudiant doit suivre la même ligne de
conduite sans changer de direction. Mario Savio épouse les idées
de
Theodore Roszak et de Charles Reich parce qu'il pensait lui
aussi que l'université était l'un des vassaux de la technocratie.
En 1964, son discours intitulé An End to History
considérait le travail comme aliénant et inintéressant et
devait être remplacé par des fonctions artisanales plus en accord
avec les voeux et les aptitudes de chacun. Le travail est de ce fait
présenté comme une dépersonnalisation de l'individu au
lieu d'être un épanouissement car ce dernier ne pouvait
directement bénéficier du fruit de ses efforts. Le réseau
familial était lui aussi sujet à controverse. Il apparaissait
à ses yeux trop rigide et trop strict, éloigné de toute
affectivité. Les relations entre individus selon Mario Savio devaient
être remplacées par un mode de vie communautaire basé sur
l'entraide, la fraternité et un règlement moins restrictif,
valeurs contraire au modèle américain puisque les Etats-Unis sont
considéré à cette époque comme le pays
anti-communautaire par excellence.
Les contestataires étudiants pensaient que la
confrontation envers la société de consommation était
possible au travers des religions orientales afin de s'éloigner de toute
obsession matérialiste. Des personnalités comme Allen Ginsberg ou
Timothy Leary affirmaient que l'être humain pouvait s'épanouir au
travers des religions venues d'Orient et percevaient l'intérêt
porté par les communautés hippies à la magie
noire et au bouddhisme Zen. Ces pratiques pouvaient être
considérées comme un antidote à la société
industrielle mais aussi un moyen de se confronter contre l'univers
conventionnel parental. Theodore Roszak connaît une grande
popularité chez les jeunes grâce à une pensée qui
allait dans leur sens lorsqu'il dénonçait l'organisation
scientifique rigide de la société entravant
l'épanouissement du corps, de la sensualité et des sentiments
afin d'être en pleine osmose avec la réalité
extérieure. Deux penseurs affiliés à la contre-culture
sont très importants pour Theodore Roszak : Herbert Marcuse et Paul
Goodman. Ce premier lui paraissait quelquefois trop matérialiste pour
mener à bien des expériences visionnaires pertinentes. Herbert
Marcuse reprochait aux hippies leur comportement excentrique qui
pouvait leur prévaloir
une sorte d'incrédibilité aux yeux du reste de
la société mais il était convaincu que certains avaient le
pouvoir de créer une société meilleure aux antipodes des
valeurs conventionnelles fondées sur une appréciation plus forte
de l'individu et de la liberté. Selon Theodore Roszak, Paul Goodman
représentait à la perfection l'utopie contre-culturelle. Selon ce
dernier, la révolution contre-culturelle permettait de transformer le
comportement et la conscience des individus et de réorganiser la
société en de petites communautés. Pour cela, le
changement devait être progressif et non-violent mais surtout selon le
bon gré de chacun. Paul Goodman, contrairement à Herbert Marcuse,
approuvait les hippies dans leur façon anticonformiste de se
vêtir, de penser et de vivre. Charles Reich pensait de même. Selon
lui, les jeunes avaient pris conscience de leur conditionnement éducatif
qu'ils avaient reçu. Ils remettent en question de façon
introspective leur passé et se demandent si une vie différente
leur aurait été meilleure. Il comprenait leur désarroi
face à la pauvreté dans un pays aussi riche, aux industries
polluantes destructrices (comme par exemple la Dow Chemical productrice du
napalm servant à l'effort de guerre au Vietnam) et à la course
vers l'argent du monde des affaires. Charles Reich pensait que la
révolution contre-culturelle ne devait pas trouver son origine dans le
contexte social mais dans la conscience de chaque individu. D'après lui,
les actions menées par les étudiants visant les hauts dignitaires
de l'Etat ne pouvaient être couronnées de succès puisque
cela représentait une occasion à l'ordre établi
d'illustrer son autorité et ainsi de rehausser le pouvoir des grandes
industries afin de faire régresser les contestataires. L'Etat aurait
alors moins de pouvoir sur l'individu lorsque ce dernier aurait la
possibilité de mener une existence de manière autonome et
pourrait participer à la conception des lois qui régissent la
société. Pour cela, l'individu doit adopter un nouveau mode de
vie qui laisserait libre cours à ses souhaits. Cela pourrait donner un
panel des possibilités existentielles aux classes sociales les plus
aisées qui n'oseraient se plier à de tels modes de vie par pur
conformisme. Selon Charles Reich, cette révolution contre-culturelle
ne
peut aboutir que si cette nouvelle conscience individualiste
prime sur l'Etat. Ce théoricien possède une vision optimiste de
la contestation. Il ne voit pas une bande d'adolescents capricieux
désirant renverser la société mais un mouvement salvateur
qui tente d'ébranler les fondations du pays.
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