3. Students for a Democratic Society et ses origines
idéologiques
Le comportement des contestataires des années 1960 a
été imaginé par l'écrivain David Thoreau dans un
ouvrage intitulé Civil Disobedience publié en 1849 qui
devint un véritable guide de la contestation. Selon Patrick J.
Dougharty17, 63% environ des contestataires avaient
lu ce penseur, personnage essentiel du transcendantalisme, courant
littéraire opposé à l'ordre établi et au
matérialisme rabaissant et banalisant l'homme d'après les adeptes
de ce mouvement. Ce dernier mettait l'être humain en valeur de par la
croyance en une parcelle de divinité en chacun de nous. David Thoreau
pensait que l'individu doit apprendre à obéir à ses
propres règles et non à celles imposées par un
gouvernement « injuste ». Son ouvrage cité ci-dessus
débute par une formule qui resta célèbre : «That
government is best which governs least.» (NdT : « Ce
gouvernement est meilleur en gouvernant le moindre possible. »). Cela
indique que moins le gouvernement dicte des lois se référant
à l'individu même, mieux cela est. Cette vision des choses pousse
celui qui l'adopte à penser que le meilleur des cas serait pour le
respect de l'individu une absence de gouvernement. Mais David Thoreau poursuit
en ces termes : «That government is best which governs no at
all.» (NdT : « Ce gouvernement est meilleur en gouvernant que
pas du tout. »). Il ne préconise pas du tout l'anarchie. Il est
donc préférable que l'Etat ait un meilleur gouvernement que pas
du tout d'où sa formule : «Let every man make known what kind
of government would command his respect, and that will be one step toward
obtaining it.» (NdT : « Laissons chaque homme faire savoir
quelle sorte de gouvernement pourrait commander son respect, et cela sera un
pas de plus pour l'obtention de cela. »). L'individu doit donc être
capable de connaître sa façon d'agir quelles que soient les
circonstances sans se sentir obligé de respecter les lois d'autant plus
que certaines peuvent paraître « injustes ». L'individu doit
faire un choix devant trois possibilités : obéir à ces
lois, obéir tout en essayant de les changer ou bien les transgresser
dans les plus brefs délais en ayant parfaitement conscience des risques
encourus. Une fois que la contestation est mise en place par rapport à
un nouveau projet législatif, le gouvernement ne doit pas s'en prendre
aux
17 La statistique qui suit a été
rapportée par Frédéric Robert de l'ouvrage suivant :
DOUGHARTY Patrick J., The American Left, New York, Bantam, 1972, pp.
136-139.
contestataires mais à lui-même parce qu'il est
responsable de la promulgation des lois. De ce fait, si l'Etat est «
corrompu » dans ses choix ou dans ses décisions, la
désobéissance civile apparaît comme un ultime recours. Les
contestataires des années 1960 ont tous adopté cette solution.
L'une des figures emblématiques de la contestation Noire, le pasteur
Martin Luther King, s'efforça de mettre en application les principes de
David Thoreau. Les deux hommes divergent seulement sur l'objectivité de
la désobéissance civile. Pour Martin Luther King, cette
dernière permettait à la société une prise de
conscience tandis que chez David Thoreau, la désobéissance se
fait à titre individuel. Pour Martin Luther King, l'individu doit
franchir quatre étapes avant de devenir contestataire :
«Collection of the facts to determine whether injustices exist,
negociation, self-purification and action.»18 (NdT :
« Collection des faits afin de déterminer quelles injustices
existent, négociation, auto-purification et action. »). Il s'agit
donc d'une méthode progressive fondée sur le questionnement
intérieur permettant d'exprimer le mal-être au grand jour.
D'après Martin Luther King, la désobéissance civile est
étroitement liée à l'action directe concrète. La
revendication peut être verbale mais elle reste malgré tout
physique dans la mesure où le comportement corporel du manifestant
devient à la fois l'expression du malaise et le remède,
prêt à encaisser les attaques physiques ou morales de l'ordre
établi. Le contestataire possède une parfaite connaissance des
risques et est donc prêt à les encourir pour lui-même et
pour ses camarades. Selon Martin Luther King, il existe deux sortes de lois :
les justes et les injustes. Ces dernières sont
arbitraires et impersonnelles. Elles servent les intérêts d'une
minorité, que cette dernière ne respecte pas toujours, et entrave
l'épanouissement de l'être humain, ce qui est contraire à
l'esprit divin. Seules ces lois dites injustes doivent être
transgressées par les contestataires selon les voeux du pasteur :
«I would be the first to
18 Frédéric Robert a extrait cette
citation de la célèbre Letter from Birmingham Jail,
lettre écrite par Martin Luther King dans une prison de Birmingham.
advocate obeying just laws. One has not only a legal but
moral responsability to obey just laws. Conversely, one has a moral
responsibility to disobey unjust laws.»19 (NdT : « Je
veux être le premier à défendre l'obéissance des
lois justes. Chacun n'a pas qu'une responsabilité seulement
légale mais aussi morale d'obéir aux lois justes. Par contre,
chacun a une responsabilité morale que de désobéir
à des lois injustes. »). Une loi juste se rapproche de la loi
divine car elle permet d'élever l'âme de celui qui la respecte
tandis que la loi injuste avilisse et asservit l'homme.
La nouvelle gauche disparaît en 1969
après la désintégration de l'association Students for
a Democratic Society. Cette nouvelle gauche n'est pas un
mouvement à proprement parler. Elle correspond plutôt à une
étiquette regroupant plusieurs mouvements contestataires en
désaccord avec la politique menée par le gouvernement
américain. Ses adeptes formaient ce qui était plus
communément nommé The Movement (NdT : Le Mouvement.)
Cette nouvelle gauche se démarquait de l'ancienne gauche
et de sa vision binaire du monde. En effet, l'idée de passé
et de présent était révolue ainsi que le bipartisme. Ses
précurseurs furent Charles Wright Mills, Paul Goodman et Herbert Marcuse
pour qui la tension sociale provenait de diverses origines, aussi bien dans le
monde du travail que par rapport à certaines minorités
assujetties. Elle se démarque surtout sur le fait que toute
théorie politique est à proscrire car cette dernière est
synonyme de perte de temps nécessaire à la mis en place de
l'action directe. Ses adeptes sont plus jeunes que ceux de l'ancienne
gauche, pour la plupart des idéalistes qui réagissaient aux
phénomènes sociaux pensant façonner un monde meilleur. Le
vocable nouvelle gauche est issu de la Grande Bretagne dans les
années 1950 par des jeunes socialistes désireux de donner une
nouvelle impulsion au Parti Travailliste. En 1960, il créèrent
une revue intitulée The New Left Review qui connut un vif
succès sur les campus américains. L'apparition de la nouvelle
gauche correspond avec celle de la Students for a Democratic
19 Idem.
Society (SDS), si bien que plusieurs historiens et
sociologues spécialistes des années 1960 pensent que cela ne fait
qu'un seul block. Ce dernier mouvement est le successeur de la Student
League for Industrial Society (NdT : Ligue Etudiante pour la
Société Industrielle). Le SDS apparaît en janvier 1960 et
lutte contre la pauvreté, le chômage, le racisme,
l'impérialisme américain, la politique étrangère
menée par Washington et pour l'adoption des droits civiques sous la
direction de Tom Hayden et de Al Haber. Leur première
préoccupation fut de recruter des militants afin d'obtenir une base
dynamique et active. Dès lors, ce mouvement veut donner une image de
détermination et de solidification. Ses projets furent publiés
dans deux manifestes : The Port Huron Statement en 1962 et America
and the New Left Era l'année suivante. Ce premier manifeste
dénonçait une faible implication directe des individus aux prises
de décision aussi bien au niveau national qu'international.
L'université était présentée comme une institution
formatrice qui semblait être l'endroit idéal pour condamner cette
société et offrant une éducation qui se
concrétiserait dans la vie quotidienne répondant aux exigences
estudiantines, chacun étant capable d'influencer les décisions
prises par le gouvernement. La communauté intellectuelle cherchait des
parades en essayant d'introduire de nouvelles relations entre institutions et
population qui deviendrait plus libre et plus autonome par une participation
à l'élaboration des codes régissant la vie de la nation.
Le deuxième manifeste quant à lui est une critique plus radicale
des institutions libérales en soulignant l'impact de la
révolution technologique et de la croissance démographique sur la
société. Il dénonce la pauvreté ambiante et les
mesures prises par John Fitzgerald Kennedy qui se montre peu favorable aux
réformes. Ce manifeste s'intéresse plus aux problèmes
sociaux tandis que le premier prône une politique de gestion collective
permettant le bien-être matériel de tout être humain. Le but
de ces deux manifestes est de faire prendre conscience aux étudiants de
leur rôle social. Le principal objectif du SDS est d'arriver à une
démocratie de participation dans laquelle l'être humain pourvu
d'un minimum d'intelligence et de sensibilité
participerait à la vie politique, économique et sociale. Cette
participation démocratique devait toucher les ghettos et les
universités. Les membres du SDS pensaient que l'université devait
remplir un rôle plus important par rapport à l'insertion des
jeunes dans la vie active. Pour cela, les étudiants devraient suivre une
formation pratique permettant l'amélioration des rouages de la
société puisqu'ils ont en main les connaissances
théoriques nécessaires. Le SDS mit en place un projet
nommé ERAP (Economic Research and Action Program, traduisible
par Programme d'Action et de Recherche Economique) qui fut lancé par
Richard Flacks et consistant à envoyer les étudiants dans les
quartiers défavorisés permettant un soutien moral à toute
personne exclue du rêve américain, à savoir ceux qui vivent
dans la misère et la communauté Noire. Pour ce dernier, la
contestation devait se vivre sur le terrain. En 1965, la nouvelle
gauche était présente sur le quart des campus
américains et comptait 200 000 membres (dont les étudiants
représentaient que 4%) et 12 000 militants. Elle applique les principes
issus de ses manifestes jusqu'en juin 1967. Le mois suivant, Carl Oglesby prend
la tête du SDS devenant ainsi plus radical en raison des
hostilités croissantes au Vietnam. De célèbres
manifestations en furent l'illustration la plus voyante comme Stop the
Draft Week (NdT : Stoppez la Semaine de Recrutement) en octobre 1967 ou
encore Ten Days of Resistance (NdT : Dix Jours de Résistance)
en avril 1968. Ce dernier eut pour conséquence la quasi-paralysie du
système universitaire américain. Autre fait marquant, le 24 avril
1968, le SDS appela au soulèvement des étudiants de
l'Université de Columbia afin de protester contre la construction d'un
gymnase qui expropriait de nombreuses familles Noires résidant à
Harlem. Le campus fut bloqué durant une semaine entière et la
police dû intervenir. 7000 manifestants pour la plupart issus du monde
universitaire furent mis en détention et une centaine fut
blessée. Cela conduit à une grève des étudiants
contre ces mesures répressives durant deux mois. Le lot des manifestants
était réparti en deux groupes : d'un côté les
modérés et de l'autre
les révolutionnaires menés par Mark Rudd qui
préconisait la destruction de l'université ainsi que la
révolution à la place de la démocratie de participation. A
la fin de 1968, le SDS a perdu de son influence à cause de ses
divergences stratégiques. Une scission officielle fut établie
lors de la convention du SDS de juin 1969. Deux groupes en furent
constitués :
- The Revolutionary Youth Movement 1 dit The
Weatherman en hommage à l'un des vers de la chanson de Bob Dylan
intitulée Subterranean Homesick Blues disant «You
don't need a weatherman to know which way the wind blows» (NdT :
« Tu n'as pas besoin de météorologiste pour savoir dans quel
sens tourne le vent ») sous la direction de Mark Rudd désireux
d'une collaboration avec le mouvement Noir ainsi que d'une mise en place d'une
aide aux pays du Tiers-Monde.
- The Revolutionary Youth Movement 2 dit The Mad
Dogs dirigé par Carl Davidson dont le principal objectif
était de militer contre la guerre au Vietnam. Cette radicalisation du
SDS s'est fait sentir en décembre 1969 lorsque certains adeptes
Weathermen commirent des actions terroristes en visant de leurs bombes
des juges et des policiers qui représentent l'ordre établi. L'une
des ultimes actions du SDS fut nommée The Days of Rage (NdT :
Les Jours de Rage) en octobre 1969 lors desquels les participants
cherchèrent la confrontation physique avec les forces de l'ordre. Mais
cette action fut peu suivie par ses militants et donna une image néfaste
du mouvement. En novembre 1970, les Weathermen mirent un terme
à leurs exactions après le décès de l'un des leurs
lors d'un attentat à la bombe le 6 mars de la même année
à Greenwich Village. Le mouvement Weathermen disparaît
officiellement trois ans plus tard et marque la chute du dernier bastion de la
contestation estudiantine américaine.
La situation économique des Etats-Unis des
années 1960 est plutôt positive malgré la contestation : la
pauvreté régresse, les femmes deviennent de plus en plus
indépendantes grâce à une meilleure insertion dans la vie
active, le racisme ambiant a tendance à s'atténuer, une nouvelle
classe moyenne Noire
entre dans la sphère socio-économique due
à une augmentation des salaires plus rapide que celle des Blancs ce qui
leur permet de suivre des études supérieures puisque les
universités sont à présent ouvertes à la
communauté Noire. Les années 1960 sont synonymes de
réformes sociales importantes aux Etats-Unis sous l'impulsion du
Président Lyndon Baines Johnson : les écoles privées et
les écoles publiques se partagent de manière équitable le
même budget équivalant à 1 300 000 dollars en 1965,
adoption de Medicare en juillet de la même année
prévoyant le remboursement des frais médicaux pour les
Américains âgés de plus de 65 ans au travers de leur
assurance maladie, disparition du système des quotas par
nationalité pesant sur les immigrés, adoption par le
Congrès de la loi sur les droits civiques le 6 août
196520. Cela dit, malgré une situation économique et
sociale favorable, les jeunes diplômés commencèrent
à éprouver un certain malaise, surtout ceux qui accèdent
au niveau collège américain et ceux qui vont en
terminale dès la fin de cette décennie. En effet, la contestation
est née d'une déception qui apparaîtra de plus en plus
présente et persiste de nos jours. La démocratisation des
études supérieures, reflet de l'amélioration du niveau de
vie général, a entraîné une chute de la valeur des
diplômes à cause d'une demande inférieure à l'offre.
Ceci est dû à une inadéquation entre le niveau
d'étude obtenu et les qualifications demandées dans le monde du
travail. Ce décalage entre la carrière voulue et la
réalité du monde de l'emploi suscite chez les jeunes une forte
déception, si bien que la sociologue Françoise MuelDreyfus
qualifie cette jeunesse de la fin des années 1960 de
génération abusée.21
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