D. Analyse à connotation
psychédélique56
Analysons à présent l'une des premières
chansons psychédélique, à savoir Strawberry Fields
Forever des Beatles écrite en 1966 par John Lennon alors qu'il
jouait dans un film sur la guerre d'Espagne intitulé How I Won The
War. Leur première chanson psychédélique, à
savoir Tomorrow Never Knows parue la même année, est
d'obédience psychédélique à travers l'utilisation
peu habituelle des effets sur la voix mais aussi par le texte en lui-même
: «Turn off your mind, relax and float downstream [...] / Surrender to
the void [...] / Listen to the colour of your dreams [...]» (NdT :
« Eteint ton esprit, relaxe-toi et flotte en aval [...] / Livre-toi au
vide [...] / Ecoute les couleurs de tes rêves [...] »). Il n'y a pas
besoin de donner une explication sur l'aspect psychédélique du
texte, les paroles elles-même sont assez explicites.
Strawberry Fields Forever contient une multitude de
connotations à la substance hallucinogène à la fois
apparentes et cachées. Au niveau de l'armature harmonique, la
tonalité n'est pas clairement définie tout au long de
l'écoute. Le seul point d'appui que l'auditeur possède reste la
cadence plagale réalisée aussi bien par les instrumentistes que
par le chanteur à chaque fin de couplet sur le mot
«forever» et confirme de ce fait la tonalité de si
bémol majeur. Le message est très fort ici. Remplaçons le
cheminement harmonique par l'état de la conscience. Ce premier est tout
à fait désordonné ce qui a pour interprétation une
absence de conscience, donc un état inconscient avec quelques flashs de
présence d'esprit représenté par la cadence plagale. Cela
signifie que les Beatles connaissent les effets hallucinogènes du LSD et
en ont par conséquent pris. Ils en consomment occasionnellement depuis
un an et commencent à s'en inspirer dans leur musique. Je ne dis pas
qu'ils enregistrent dans un état second mais s'inspirent des effets
ressentis lors des trips afin de concevoir une nouvelle approche
musicale comme le souligne Ringo Starr : « Quand on avait pris trop
56 Cette analyse doit sa paternité à
l'auteur de l'ouvrage suivant : WHITELEY Sheila, op. cit., pp.
65-72.
de substances la musique était merdique, absolument
merdique. Sur le coup on trouvait ça super, mais quand il s'agissait de
l'enregistrer le lendemain on se regardait tous et on disait : «Il va
falloir recommencer.» Ça ne fonctionnait pas pour les Beatles de
faire de la musique en étant trop défoncés. [...]
Ça allait bien d'en prendre la veille - quand on a la mémoire
créative - mais on ne pouvait pas fonctionner sous emprise.
»57. L'entrée de la voix «Let me take you down
cause I'm going to Strawberry Fields» au début de chaque
couplet atterrit sur une septième diminuée. Nous arrivons sur un
accord de labM tandis que John Lennon prononce le mot
«Fields» sur un fa naturel. Puis nous avons une variante en
triolet du thème d'arrivée («Strawberry
Fields») sur le vers suivant mais dont l'accompagnement harmonique
est éloigné de l'accord de labM puisqu'il s'agit d'un
accord de solM. Ceci a pour effet de créer de l'imprévu qui
correspond au changement de la conscience, une sensation de vague et de
rêve. Nous rencontrons par la suite une rapide progression harmonique
IV-V-VI sur le vers «And nothing to get hung about»qui
débouche sur la cadence plagale équivalente aux vers
présents au début, à savoir «Strawberry Fields
Forever». Cette fin de couplet donne une sensation d'arrivée,
de retombée et de repère. Les effets du LSD sont très
présents par ce cheminement harmonique qui symbolise
l'imprévisibilité du changement de la conscience.
La pause effectuée lors de la fin du premier vers
«Let me take you down cause I'm going to» signifie que la
conscience marque un temps d'arrêt pour changer de direction. Cette
chanson est la résultante de deux enregistrements dont on peut entendre
la différence de l'instrumentation et du timbre de la voix vers la fin
de la première minute. John Lennon hésitait à prendre
partie entre deux versions et les garda. Les ingénieurs ont calé
sur le même tempo les deux versions (la première équivalant
à la prise numéro 7 tandis que la deuxième équivaut
à la prise numéro 26) en respectant l'orchestration de chacune
d'elle. Cela traduit là aussi un virage dans le voyage intérieur.
Les quatre premières
57 THE BEATLES, op. cit.,p. 194.
mesures de l'introduction sont marquées par une
descente mélodique qui signifie que la musique peut devenir une pente
pouvant permettre l'accès à l'état d'inconscience. Il est
à noter que chaque couplet-refrain garde sa propre identité
musicale que ce soit au niveau de sa texture ou au niveau de sa couleur
sonore.
La coda de cette chanson est tout aussi bien assez
particulière. Les références psychédéliques
sont plus que jamais très fortes. Elle est composée d'un solo
fragmentaire de guitare électrique, d'un motif répétitif
au piano qui diverge tonalement des violoncelles, le tout accompagné de
percussions. Puis les flûtes entrent dans un tempo différent. La
harpe effectue ensuite un motif tandis qu'une voix prononce «crawberry
sauce». Puis les percussions ainsi que la voix disparaissent en
decrescendo ce qui indique ici aussi un détour dans la conscience. Nous
avons par la suite une mixture de couleur et de texture comprenant des sons
conventionnels dont le timbre est trafiqué.
Cette chanson évoque la beauté et les couleurs
d'un trip, la face positive d'une expansion de la conscience. Ceci est
dû à l'allure gentille mais aussi par la manipulation des timbres,
la présence de la distorsion électrique, une structure harmonique
changeante. Cela montre que l'expérience psychédélique est
kaléidoscopique et facile à réaliser selon le vers suivant
: «easy with eyes closed, misunderstanding all you see» (NdT
: « facile avec les yeux fermés, en ne comprenant pas tout ce que
tu vois »). Selon John Lennon, le trip reste personnel. Ceci est
compréhensible dans le vers suivant : «No one, I think, is in
my tree» (NdT : « personne, je pense, est dans mon arbre
»). Cette chanson à caractère nostalgique montre bien la
tendance des rockers des années 1960 à pouvoir
détourner même les choses les plus conventionnelles de leur sens
propre.
Effectuons dès à présent deux
brèves analyses. Sunshine Superman de Donovan, datant de 1966,
est une alternance lente de deux accords, ré7 et solM. Cela a pour
conséquence de créer un effet de circularité dans lequel
la sensation
de tonique est absente. Nous sommes de ce fait dans un espace
tonal différent. Ces deux accords ont une attirance vers la ligne
mélodique qui donne à l'auditeur un effet d'anti-gravité.
Cette chanson est marquée par la répétitivité de
tous les éléments qui la composent (aussi bien sa structure
formelle, qu'harmonique ou mélodique) ce qui donne une sensation
d'intemporalité. En effet l'auditeur sait à quel moment il se
trouve s'il part seulement du début. Au niveau du timbre, il est
à noter que la guitare électrique possède un son
très vibrant qui rappelle celui du sitar. Les allusions
psychédéliques de cette chanson sont claires. La structure en
forme de spirale est tout à fait nouvelle et sert à perdre
l'auditeur et remettre en question sa notion d'écoute et de
perception.
L'extrait de l'abum Are You Experienced ? de Jimi
Hendrix intitulé The Wind Cries Mary publié en 1967est
marqué par un riff très résonnant coïncidant
avec l'évocatif «and the wind whispers / cries / screams /
Mary» (NdT : « et le vent murmure / clame / hurle / Mary »)
afin de créer une compréhension innée. En effet la
résonance représente par figuralisme le vent. Tandis que
Purple Haze issu du même album évoque une
expérience acide plus puissante, cette chanson se réfère
à une drogue plus douce grâce à son allure tendre ce qui
confère une complicité entre Jimi Hendrix et le public, rendu par
l'interprétation. Le texte n'est pas à proprement chanté
mais est plutôt parlé ce qui donne une plus grande
interactivité. Les inflexions des paroles associées à une
mélodie mouvante coïncident peu avec le battement, ce qui
crée une atmosphère sereine de bienêtre qui renvoie
à la fumée de la marijuana. Les effets de cette dernière
sont dépouillés de leur côté nocif pour ne garder
qu'une relation calme et apaisée entre les individus.
Le rock psychédélique est criard,
réverbérant, contrapuntique, lent, instable harmoniquement et
juxtapositionel dans la forme. Il affecte la notion de timbre, l'articulation
et la position spatiale. Cette musique dépersonnalise et
désynchronise l'auditeur à travers des longueurs excessives, des
motifs répétitifs
et des références plus ou moins nettes au
passé. Elle emprunte des détails sonores au surf rock,
au free-jazz, à la musique concrète afin de
décrire un monde, selon Albert Hoffmann, « in constant motion,
animated, as if driven by an inner restlessness. »58 (NdT
: « en mouvement constant, animé, comme s'il était conduit
par une agitation intérieure. »).
58 HICKS Michael, op. cit., p. 73.
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