D. Idéologie du rock34
Mais les sociologues ne sont pas les seules personnes à
analyser la société. Les artistes rock sont les premiers
à critiquer de manière corrosive et vigoureuse la
société entre 1967 et 1971.
L'urbanité de cette musique apparaît jusque dans
les textes comme dans Citadel des Rolling Stones en 1967 : « Les
drapeaux qui claquent sont des billets d'un dollar [...], des gens
vociférant volent si vite dans leurs voitures de métal brillant,
à travers des forêts d'acier et de verre ». Cette description
froide de la vie urbaine déshumanisée condamne le citoyen en
proie au stress à un usage purement fonctionnel
(métro-boulot-dodo). Les Kinks de leur côté
dénoncent la laideur de l'architecture répétitive des
quartiers populaires dans des chansons comme Dead End Street et
Second Hand Car Spiv.
Les nouvelles technologies sont pointées du doigt avec
une certaine méfiance. Ces dernières sont synonymes
d'aliénation de l'homme et de dépersonnalisation de l'individu.
Ceci est apparent dans certaines chansons plus ou moins prémonitoires
comme 2000 Man des Rolling Stones datant de 1967 (« Mon nom est
un nombre, un morceau de pellicule plastique. J'ai une
32 Ibid, p. 53.
33 Idem.
34 Les propos suivants sont issus de l'ouvrage suivant
: MIGNON Patrick HENNION Antoine, op. cit., pp. 42-53.
amourette avec un ordinateur de rencontre ») ou encore
20th Century Man des Kinks (« C'est l'aire de la
machine, un cauchemar mécanique, le merveilleux monde de la technologie
: napalm, bombes à hydrogène, guerre biologique »).
La contestation du cadre de vie paraît inférieure
à la description caustique et désabusée des relations
sociales. Ces dernières révèlent une artificialité
ainsi qu'une agressivité grandissante. La violence est l'un des premiers
leitmotivs du rock. Cette dernière s'appuie sur des
faits concrets, liés à l'actualité des années 1960
comme la guerre au Vietnam ou encore la question irlandaise. La guerre est
dénoncée par les artistes comme une boucherie absurde et
monstrueuse menée par une bande de mégalomanes. Ainsi, Give
Peace A Chance ainsi que All You Need Is Love des Beatles ou
encore Imagine de John Lennon appellent à la paix et à
la réconciliation entre les peuples. Mais la violence peu à peu
s'installe dans le cadre de vie quotidien. De ce fait, Peace Frog
(1970) des Doors dénonce les abus des forces de l'ordre : « Il y a
du sang dans les rues. J'en ai jusqu'aux chevilles, j'en ai jusqu'aux genoux.
Du sang dans les rues de la ville de Chicago, du sang qui monte, il me suit
». L'insécurité générée par le cadre
urbain est elle aussi dénoncée. Une sorte d'agressivité
non conforme à la normalité semble déteindre sur toutes
les relations sociales. Ainsi, Jimi Hendrix dans If Six Was Nine
(1967) expose cette dernière : « De petits cols durs conservateurs
s'agitent dans la rue et pointent leur index de plastique vers moi. Ils
voudraient voir ma race disparaître. Je vais hisser mes couleurs dingues
en vagues. Au diable, homme d'affaires, tu peux t'habiller comme moi ».
Les Who tiennent un même discours dans leur chanson intitulée
My Generation (1965) : « Les gens veulent nous descendre juste
parce que nous sommes là. Ce qu'ils font paraît horriblement froid
».
Les rockers dénoncent l'artificialité
ainsi que l'hypocrisie qui s'installent dans la société.
L'adjectif plastic apparaît dans certaines chansons afin de
définir l'artificialité du monde ainsi que son état
influençable. Ce phénomène est dû à une
frénésie consumériste liée à l'augmentation
du pouvoir d'achat. Ainsi
Satisfaction des Rolling Stones est une satire de la
publicité tandis que Maid Of Bond de David Bowie dénonce
la course aux biens de consommation ainsi que les symboles qui
représentent le statut social. Dans un même ordre d'esprit, la
futilité médiatique est critiquée par les Beatles dans
A Day In The Life (1967). Crazy Miranda (1969) de Jefferson
Airplane dénonce la crédulité du public face aux
médias : « Elle croit tout ce qu'elle lit, que cela vienne d'un
bord ou de l'autre, presse underground ou une de Time Life ».
L'artificialité de la société est quant à elle
dénoncée dans The Substitute (1970) des Who : « Tu
crois que nous allons bien ensemble. Mais je suis un ersatz d'un autre gars.
J'ai l'air grand mais j'ai des tallons hauts [...] j'ai l'air jeune, mais en
fait je suis antidaté. J'ai l'air tout blanc mais mon père
était noir. Mon superbe habit est fait de toile de sac ». Le
rock remet tout en question en adoptant une humeur iconoclaste et
anti-institutionnelle face aux symboles et aux incarnations de l'ordre
établi comme le patriotisme, la religion et la politique. De ce contexte
apparaît des chansons invitant à la révolte comme
Revolution (1968) des Beatles ou encore Street Fighting Man
des Rolling Stones (1968). Certains groupes affirment leur engagement
politique, bien souvent à gauche d'ailleurs, comme les MC5 aux
Etats-Unis ou encore Komintern et Barricade en France. Mais le rock,
dont les idéologies politiques représentent des pièges et
des perversions, veut se dégager de toute contrainte. Selon Simon Frith,
il ne s'agit pas dans le rock « de commenter la vie des gens mais
leurs échappatoires »35. Ceci représente une
revanche de l'imaginaire face à une organisation matérialiste du
réel. Afin de clarifier cette notion, il faut donc prendre ses
rêves pour des réalités souvent sous l'influence de
produits illicites. L'ailleurs intérieur renvoie au mysticisme, à
la spiritualité qui est souvent inspirée de la culture orientale.
Une quantité d'artistes revendiquent cette influence au travers de la
musique comme par exemple les Beatles dans Within Without You
(1967).
35 Ibid, p. 47.
L'évocation d'autres temps ou d'autres lieux laisse
parfois entrevoir ce que pourrait être une vie plus riche. L'enfance est
l'un des premiers territoires de l'imaginaire car elle renvoie à un
bonheur possible ainsi qu'à une innocence qui représente une
indétermination gratifiante entre le réel et l'imaginaire et dont
la spontanéité n'est pas dégradée par
l'éducation. De ce fait, Jimi Hendrix évoque un univers de
fées et de magiciens digne de Tolkien dans Dolly Dager (1970).
Des groupes comme Genesis ou Ange évoque des épopées
héroïques. Nous pouvons ainsi parler de machicoulis rock.
Par exemple Time Tables (1971) de Genesis est assez explicite dans ce
domaine : « Une solide table de hêtre raconte l'histoire d'une
époque où les rois et reines buvaient du vin dans des gobelets
d'or. Et les braves menaient leurs dames hors des salles vers la
fraîcheur des ombrages. Un temps de valeur où naissaient des
légendes. Une époque où l'honneur valait plus pour un
homme que sa vie ». Il en résulte donc une forme de nostalgie ainsi
qu'une négation de la modernité. Sont ainsi mis en avant la
beauté, l'harmonie, le courage moral et physique, ainsi qu'une forte
personnalisation des rapports sociaux. Les références aux
mythologies vikings retracent des époques pré-industrielles et
pré-capitalistes selon lesquelles la destinée sociale ne doit
qu'aux mérites personnels. La nature devient alors une incarnation
absolue du vrai surtout quand celle-ci apparaît vierge, loin de toute
présence humaine. Cette nature est évoquée dans Cirrus
Mirror (1969) et Echoes (1971) du groupe Pink Floyd.
La vraie vie peut trouver sa signification au travers du
voyage. Les hoboes, sorte de routards se rapprochant du modèle
beatnik, font partie du patrimoine américain si bien que Jimi
Hendrix leur rend hommage de par son Highway Chile : « Il porte
sa guitare ficelée dans le dos [...]. Il est parti de chez lui à
17 ans, le reste du monde il va le découvrir [...]. C'est une pierre qui
roule pour amasser sa mousse ». Dans cet exemple, la route
représente le moyen de fuir ainsi que la découverte de diverses
formes de vies sociales et d'expériences affectives. La
communauté des voyageurs est perçue par les rockers
comme une
micro-société heureuse et ludique, comme le
souligne la chanson des Beatles intitulée Yellow Submarine.
Le monde peut être vu à la manière d'un
spectacle dont l'objet est la connaissance ou la quête spirituelle sans
pour autant imposer les coûts de l'intégration. Le rock
voit dans l'installation rurale une matérialisation d'une vie
alternative ainsi qu'un échappatoire à la vie urbaine comme le
souligne Gonna Run de Ten Years After. La campagne représente
alors le contact avec la nature ainsi que de nouvelles formes d'organisation du
travail et de la vie domestique dans une utopie communautaire.
L'apparition du rock coïncide avec une nouvelle
conception du domaine amoureux face à l'ordre social. A la fin des
années 1960, les artistes font barrage à la pression du mode de
vie dominant en développant un climat d'affection communautaire
marqué par l'épanouissement d'une sexualité
libérée éloignée de la conception éternelle
de l'amour et du bonheur individuel. Ainsi des chansons comme All You Need
Is Love ou encore With A Little Help From My Friend des Beatles,
datant de 1967, témoignent de la spontanéité et de la
chaleur d'une affectivité non réprimée face à la
froideur des rapports sociaux nés de la logique mercantile. Selon Grace
Slick du Jefferson Airplane : « peu importe les paroles ou qui les chante,
ce sont toujours les mêmes. Elles disent soyez libres, libres en amour,
libres en sexe »36. Cette sexualité
libérée apparaît aussi bien dans les textes que sur
scène, sans entrave ni péché. Les rockers
adoptent un vocabulaire direct et évocateur. Le jeu de scène de
Jimi Hendrix, de Mick Jagger et de Jim Morrison est marqué à la
fois de séduction et d'émotion sexuelle, si bien que ce dernier
s'autoproclame de « politicien érotique ». La
libération des potentialités du corps ainsi que l'énergie
du désir est vécue comme une pratique de subversion.
La fête est la dernière traduction de cette
« politique existentielle ». Elle évoque à la fois le
voyage (comme dans The Magical Mystery Tour des Beatles),
36 Ibid, p. 51. Ces propos proviennent du
magazine Time du 23 juin 1967.
le sentiment communautaire et l'expression de la
sexualité. Le concert, ou le festival, crée un espace
d'extériorité sociale, comme une sorte de bulle
protégée de l'ordre établi, et produit la fusion des
émotions collectives engendrant la communauté tout en sollicitant
les sens et en faisant communier les mythes et les symboles de par la mise en
scène.
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