2 . répulsion
L'effet de répulsion exercé par la Bible, tel
qu'on peut le percevoir dans les écrits de Pascal Quignard, est de deux
natures. La première, nous l'avons déjà
évoquée, est d'ordre idéologique. La seconde est elle
d'ordre littéraire.
idéologie
L'un des ressorts de la désacralisation entreprise par
Pascal Quignard est la dénonciation. Ultime étape du travail de
remise en question qu'il effectue par rapport à la Bible, la
dénonciation des crimes générés par les religions,
par le Christianisme219 en particulier, dont est issu
l'écrivain et qu'il semble dès lors repousser avec
dégoût.
le refus de l'unité
EnÞn, le second aspect du rejet de la source biblique
par Pascal Quignard est celui du refus de l'unicité. Un refus de ce qui
prétend à l'unité et à l'unicité. Ç
Il n'y a pas Ç le livre È. Il y eut des livres220.
È
La Bible n'est pas le premier livre, n'est pas la source
unique. Elle est une source parmi d'autres. Même, au sein des
écritures sacrées, le canon n'est pas la seule source, pas
l'unique source. Les textes apocryphes sont également dignes
d'intérêt ; ainsi nous le montre l'écrivain en puisant ses
références dans des textes non reconnus pas le canon.
219 Les Ombres errantes, op. cit., chapitre XXVII, Paris,
Grasset, 2002, p. 87
220 Petits Traités, op. cit., XVIIème
traité, Ç Liber È, Paris, Gallimard, [1990], coll. Folio,
1997, p. 316
Refus du dogmatisme de l'unique. Pascal Quignard prTMne le
multiple et la diversité. Dans ses sources mais dans les langues aussi.
Si sa préférence va au latin, le multilinguisme de ses oeuvres
est la preuve de ce rejet. En est aussi une preuve ses écrits sur Babel,
épisode clé de la Bible, symbole des interrogations des hommes
sur leurs origines. L'écriture plurilingue de Pascal Quignard, qui
mêle aussi les alphabets d'ailleurs, se situe bien dans
l'après-Babel, après la langue unique, après la domination
de l'un.
Ce refus de l'unique se retrouve dans l'écriture de
Pascal Quignard même, puisqu'il pratique la fragmentation, la mise en
pièce de l'un, de l'édiÞce. A l'unité il
préfère le morceau.
Cet Ç art poétique È du petit, du
fragmenté, de la solitude en somme se retrouve dans l'amour de
l'anachorèse exprimé par l'écrivain à diverses
reprises dans son oeuvre et dans ses entretiens. Pascal Quignard brise la
linéarité, brise l'unité. Il refuse le Livre unique, le
Dieu unique, refuse la société, le monde, ce monde qu'il semble
ne pas toujours comprendre, refus de l'unité à laquelle
prétende ce monde. Un monde qu'il semble pourtant interroger sans cesse
dans ses écrits.
Ainsi le paradoxe de ses écrits : ils interrogent le
monde dans son intégralité et en tirent un aspect que
nous jugeons encyclopédique. Pourtant, cette forme est
bien à l'opposé de l'écriture fragmentaire ;
l'encyclopédie est monolithe, exhaustive, elle tend à
l'homogénéité. Alors que l'écriture quignardienne
est plus que jamais celle de l'hétérogène : apophtegmes,
ha ·ku parfois, aphorismes, autant de petites formes fragmentaires qui
parsèment les livres de Pascal Quignard.
Mais le refus de l'unité, le refus de l'unicité
ne constitue pas un refus de la totalité. Et c'es bien un sentiment de
totalité qui émane des pages de ces essais ; la Bible, en tant
que tout, agit comme un modèle/contremodèle. Dans ce jeu des
formes et de mises en forme, si le conte semble être la quête de
Pascal Quignard, si le fragment emporte sa préférence, c'est dans
l'essai, la forme de ses écrits, que le conte vient se nicher. L'essai
est en effet le genre qui englobe toutes ces formes fragmentaires. L'essai,
signe de la démarche totalisante des écrits de Pascal
Quignard.
Dans le foisonnement de lances, d'essais, de tentatives que
fait Pascal Quignard dans sa remontée épique vers les origines,
remontée sinueuse, faite de tours et de détours, de retours et de
sauts, parcours complexe dans lequel la Bible tient une place majeure et
complexe. Elle y est présente comme dans une mosa ·que, par
touches, touches en aquarelle parfois, tant l'original
est aisé à déceler, touches en peinture
à l'huile d'autres fois, tant la matière épaisse recouvre
l'original, le laissant presque imperceptible.
Visible invisible, la Bible est déguisée dans le
texte de Pascal Quignard. Elle est maquillée, grimée, pour
être mise en valeur ou au contraire pour être moquée, comme
un bouffon royal. Cachée parfois, de honte. Les
réécritures bibliques sont dans les essais de Pascal Quignard
comme l'outil littéraire nécessaire pour l'intégration de
ce matériau primaire, indispensable, irréfutable, inoubliable
qu'est la Bible.
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