La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
1.3. PurismeLe vide est satisfaisant. C'est la profusion qui est dégoutante, ainsi que son évacuation-même. Il faut balayer toute menace de pollution, notamment l'espoir, ces "enfantins espoirs" qui viennent polluer le vide: "Oui, je les laissais croître et s'amonceler en moi, briller et s'orner de mille détails charmants, et puis je les balayais d'un grand coup de balai dégoûté, je m'en nettoyais et je regardais avec satisfaction le vide qu'ils allaient polluer." 25(*) - L'INDIFFERENCE Les personnages de Beckett ne sont pas abouliques. Ils voudraient bien l'être mais ils ne le sont pas. Ils veulent quelque chose. Malone veut le naufrage qu'il n'obtiendra jamais: "Je veux être là un peu avant le plongeon, rabattre sur moi une dernière fois la chère vieille écoutille, dire adieu aux soutes où j'ai vécu, sombrer avec mon refuge."26(*). Ce grand plongeon n'est jamais loin de lui, il demeure suspendu comme un "au-delà", par dessus le mouvement des mots et des images. Cet au-delà, c'est l'indifférence: "Mots et images tourbillonnent dans ma tête, surgissent inépuisables et se poursuivent, se fondent, se déchirent. Mais au-delà de ce tumulte le calme est grand, et l'indifférence." 27(*) Certes, Dieu semble mort chez Beckett. Mais il y a bien un au-delà qui persiste, un au-delà parfait , immobile, et pur, au-delà du temps et au-delà de l'espace. - Le temps Il ne s'agit donc pas de retrouver le temps, comme chez Proust, et par suite l'espace, mais de l'abolir. Ce qu'aime Beckett chez Proust, c'est la pulvérisation de l'être par le temps, le vide qui en découle. Beckett lit la Recherche comme un champ de ruine"28(*): "le temps n'est pas retrouvé, il est aboli"29(*) "Son matériau pulvérisé par le temps, oblitéré par l'habitude, mutilé par les rouages de la mémoire, il le communique comme il peut par miettes et par débris."30(*) Précisément, chez Beckett, si le temps persiste, en miettes, insatisfaisant, et insuffisant, c'est que Dieu n'est pas tout à fait mort, et que Lui aussi est passé aux rouages des cycles terrestres de la génération et de la destruction. Le temps reste et s'affirme, dans toute sa saleté, parce que Worm garde l'image, altérée elle aussi, d'un Dieu : "Il commençait à lui trottiner la notion de temps, à Worm, dans sa caboche grinçante, devant ce ponctuel débris de l'image de l'éternel, qu'il n'y aurait rien à redire."31(*). Pas étonnant aussi que ce dieu soit "évacué" comme le reste, au même titre que les "saloperies" qui hantent l'esprit du narrateur. Il ne faut donc pas dramatiser le désespoir beckettien qui est certes total: "Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c'est à désespérer de tout."32(*), pas plus qu'il ne faut le dévaloriser. Seul le désespoir permet d'affirmer la valeur du vide parfait, et du néant. D'autre part il ne faut pas à l'inverse, valoriser les tentatives d'évacuation de la matière impure en ce monde. Celle-ci reste impure. Beckett n'aime pas la merde. C'est justement parce qu'il ne l'aime pas qu'il la compare au monde, à l'homme et à l'écriture. - Le vide Le vide n'est pas forcément "absurdité" ou "désespoir", comme le note R.N. Coe dans son Beckett : "Par élimination progressive de ce qui est, il devient possible de deviner l'ultime réalité, qui précisément n'est pas."33(*) L'évacuation de l'être s'apparente au processus bouddhiste ou taoïste du "zen", qui est amour du néant. Telle est la thèse reprise par Paul Foster dans Beckett and Zen.34(*) A cette différence près qu'il n'y a pas chez Beckett de satisfaction de l'évacuation. Elle ne se suffit pas à elle-même. Pour les Chinois, comme chez les agriculteurs d'antan, l'"excrétion" est affublée d'une valeur positive.35(*) Lao-Tseu parle souvent de "Voie", de chemin, de trajet. Ici, le trajet se fait dans la douleur, parce qu'il ne fait qu'affirmer la présence de ce qui est et l'impossibilité de ce qui n'est pas. L'amour du néant beckettien n'est jamais comblé. En cela, Beckett est davantage un "puriste", au sens que lui donne Vladimir Jankélévitch, qu'un taoïste. Ne serait-ce que parce qu'il écrit, il ne peut pas ou ne veut pas accèder au "nirvana" du silence et de l'indifférence. Le puriste ne peut vivre sa purification que dans la douleur. "Le purisme déprécie la purification puisqu'il implique la préexistence d'une pureté originaire et prénatale qu'il s'agit simplement de rétablir. Ce qui importe n'est donc pas le processus purifiant ni la réintégration elle-même, mais l'intégrité initiale à restaurer."36(*) - Beckett puriste Au contraire, il y a de l'être et de là naît le problème. Ce qu'on appelle l'absurde, n'est pas la désertion de l'être dans l'étant, pour paraphraser Heidegger. C'est au contraire la permanence de ce même être qui fait prendre conscience de l'absurde: "Pourquoi y a-t-il de l'être et non pas plutot rien?" est la vraie question de l'absurde. C'est l'être qui pose problème, et qui fait souffrir. Ce sont les choses matérielles qui sont là: les "absurdes lumières"37(*), l'"absurdité d'un jardin sans roses"38(*). Mais c'est aussi les mouvements incompréhensibles du narrateur, "ses absurdes tribulations"39(*). Et c'est enfin, sa présence même qui ne se démontre que par l'absurde, c'est-à-dire par l'impossibilité du non-être dans un monde qui est : "par l'absurde me convaincre d'être"40(*). Bref, le véritable mystère n'est pas ce qui est autour de lui, avec son cortège d'insuffisances, puisqu'il est relégué au titre d'absurde. Le véritable mystère, et le désir profond de Beckett, sont la suppression de cet être. Beckett ne se complaît pas dans la fange. Il n'accepte pas le désordre et la saleté. Il est un irrémédiable "puriste": "La purification puriste repose sur le mythe d'un temps intégralement réversible, c'est-à-dire intemporel."41(*) Il est celui qui aspire à retourner au non-être, à l'impersonnalité pré-originaire42(*). Dès lors, la scatologie se voit refuser le statut rabelaisien d'affirmation d'une force vitale et de transgression d'un tabou. Elle reste le discours horrible, le discours sale et honteux. Car aussi sales que soient les scènes représentées, il n'y a pas, chez Beckett, d'amour du sale, comme chez Bataille. Bataille aime le sale: "J'aimais ce que l'on tient pour "sale"."43(*). Beckett, lui, ne fait que vider de la matière impure, et qui reste impure, sans jamais arriver au Pur. * 25 Molloy, p.220 * 26 Malone meurt, p.31 * 27 Malone meurt, p.40 * 28 E.Grossmann, L'esthétique de Beckett, Sedes, 1998, p.27 * 29 S. Beckett, Proust, éd. de Minuit, 1990, p.87 * 30 Grossmann, 1998, p.27 * 31 L'Innommable, p.126 * 32 L'Innommable, p.8 * 33 R.N. Coe, Beckett, Edinburgh, 1964, p.18 * 34 P. Foster, Beckett and Zen, Wisdom Publications, 1989, p.65 * 35 C. Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, Harmattan, 1998, p.114 * 36 V. Jankélévitch, p.657. C'est moi qui souligne. * 37 Malone meurt, p.140 * 38 Malone meurt, p.21 * 39 Malone meurt, p.82 * 40 L'Innommable, p.99 * 41 V.Jankélévitch, p.655 * 42 T. Trezise, Into the breach : Beckett and the ends of litterature, Princeton University Press, 1990, p.76 * 43 Bataille, Oeuvres brèves, Pauvert, p. 77 |
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