La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
1.4- REPUGNANCESi bien que Beckett reste judéo-chrétien. Il conserve toute la force du dégoût de son propre corps. Il est plus proche de Moïse disant : "Maudit sera le fruit de tes entrailles."44(*), que de Lie -Tseu dans le Traité du vide parfait affirmant le nécessaire accord avec la voie de la Nature. "J''avançais à quatre pattes en chiant tripes et boyaux et en entonnant des malédictions"45(*). Le corps est dégoûtant. Si Moran se livre avec son fils à des plaisanteries scatologiques à visée pédagogique, c'est pour aiguiller son jeune esprit vers le dégoût du corps et de ses fonctions: "J'aiguillais son jeune esprit vers une voie des plus fécondes, celle de l'horreur de son corps et de ses fonctions."46(*) Les blagues scatologiques ne viennnent pas purifier la merde de sa saleté. Au contraire, elles viennent pourir le monde qu'elles convoquent, sous l'apparente légèreté de la dérision. Lorsque Macmann, le « boueux qui s'ignore », entasse toutes les immondices sur la voie publique, ce n'est pas par naïveté: "De sorte qu'en fin de journée, tout le long du secteur qui lui avait été confié, on voyait les pelures d'orange et de banane, mégots, papiers innommables, crottes de chien et de cheval et autres immondices, concentrés avec soin le long des trottoirs ou ramenés avec diligence vers le haut de la chaussée, dans le but apparemment d'inspirer aux passants le plus de dégoût possible et de provoquer le plus d'accidents, dont des mortels par glissade."47(*) Macmann n'est pas un enfant demeuré au stade anal. Il ne joue pas. Mais c'est pour "inspirer aux passants le plus de dégoût possible". Même les crottes de chien et de cheval restent dégoûtantes. Elles restent nocives, au point même qu'elles peuvent faire chuter des passants, et susciter des accidents mortels. Que la tonalité comique de ces gags stéréotypés ne vienne pas affadir la puissance d'aversion que représente l'excrément dans la vie courante. Beckett ne cherche pas à le domestiquer, ou à produire un renversement carnavalesque, visant à dire: les fonctions naturelles ne sont pas moins dégoûtantes que le reste. Fuyez, censeurs timides, chrétiens contempteur du corps, bourgeois puritains qui vous dégoûtez d'un rien, comme le fait Bachelard dans son analyse de la merde. Ici il n'y a pas de valeur à cette contre-valeur. C'est réellement sale. Et cette saleté vient contaminer le reste du monde. La merde envahit le monde non pour être banalisée, mais pour affirmer la puanteur du monde. - Réticences Beckett est d'ailleurs plutôt timide à ce sujet. Nombreuses sont les réticences à parler de la merde. Hormis le cas de Moran et son fils, les personnages entre eux ne sont pas des scatologues loquaces. Aucun long plaidoyer pour la qualité d'un torchecul afin de faire rire son interlocuteur. Molloy avec sa mère n'est pas Gargantua avec Pantagruel : "Je crois qu'elle faisait sous elle et sa petite et sa grande commission, mais une sorte de pudeur nous faisait éviter ce sujet au cours de nos entretiens, et je ne pus jamais en acquérir la certitude."48(*) Même envers son lecteur, Molloy, qui est pourtant un clochard repoussant, vient souligner la répugnance que lui inspire ses propres pets : "Que voulez-vous, le gaz me sort du fondement à propos de tout et de rien, je suis donc obligé d'y faire allusion de temps en temps, malgré la répugnance que cela m'inspire. »49(*) Finalement Moran refuse de parler de ses affections intestinales: "Mais je devenais la proie d'autres affections, ce n'est pas le mot, intestinales pour la plupart. Je n'ai plus envie de les communiquer, je le regrette, ça aurait fait un joli morceau."50(*) Il peut entamer un long développement sur son trou du cul, prêt à se le sentir. Mais il ne le fait pas sans rappeler que c'est un "point faible", une "tare", ou "un "orifice honteux": "Je m'excuse de revenir encore sur cet orifice honteux, c'est ma muse qui le veut."51(*) Le passage n'est d'ailleurs comique que si l'on accepte de considérer l'orifice comme honteux. Car s'il était déculpabilisé, et en quelque sorte "naturalisé", le lecteur ne rirait pas. Nous ne rions pas chez Bataille ou chez Sade de tous les anus exhibés. C'est parce qu'il est présenté comme honteux par le personnage qui s'en moque qu'il devient objet de rire. Comme si ces derniers auteurs aimaient trop le corps humain pour qu'il fût comique, comme si le ridicule jeté au corps était l'apanage des puristes. Mais, dira-t-on, Molloy aime son trou du cul. Il s'en prend à ceux qui "affectent de le mépriser". Il est pour lui le "véritable portail de l'être". Pourquoi Molloy l'être capable d'une sorte de pudeur et de répugnance, en vient-il à admirer cette tare ? De même que son propriétaire est répugné par le monde qui l'entoure, de même son trou du cul fait preuve d'une "répugnance" à l'égard de l'extérieur et de l'intérieur. "Presque tout lui répugne qui lui vient du dehors et pour ce qui lui arrive du dedans on ne peut pas dire qu'il se mette particulièrement en frais non plus. Ne sont-ce pas là des choses significatives?"52(*) L'objet le plus répugnant qui soit est respectable parce qu'il est lui-même répugné. Ce n'est donc pas la transgression du tabou qui anime Beckett. Freud le définit en effet comme un "acte prohibé vers lequel l'inconscient est poussé par une tendance très forte."53(*) Aucune tendance très forte ne pousse Molloy à se sentir le trou du cul. Celui-ci est froid, et sale, et ne peut, à l'extrème rigueur, n'attirer que parce qu'il trouve le reste du monde encore plus sale et froid. C'est ce mouvement vers la raréfaction de l'excrétion que l'étude de la scatologie permet d'exhumer. * 44 De, XXVIII: 18 * 45 Molloy, p.226 * 46 Molloy, p.160 * 47 Malone meurt, p.116-7 * 48 Molloy, p.21 * 49 Molloy, p.39 * 50 Molloy, p.226 * 51 Molloy, p.107 * 52 Molloy, p.108 * 53 S. Freud, Totem et tabou, Payot, 1972, p.12 |
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