La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
4.2- CHIER SA LANGUE- CHIER SA LANGUE Dégoûtant tant qu'il est étranger, le langage est fait pour être recraché. Beckett donne l'impression de vouloir "chier sa langue" au sens figuré, comme cet inconnu le fait au sens propre : "Mais tout ça n'était rien à côté du visage qui ressemblait vaguement, j'ai le regret de le dire, au mien, en moins fin naturellement, même petite moustache ratée, mêmes petits yeux de furet, même paraphimosis du nez, et une bouche mince et rouge, comme congestionnée à force de vouloir chier sa langue."226(*) . Cette petite bouche rouge et congestionnée est une nouvelle figure anale de la bouche, une bouche constipée qui n'arrive pas à expulser les horreurs qu'elle rumine. Les mots ne sortent pas comme un feu d'artifice, ils sortent mal et d'une manière stérile. Comme on chie sa langue, on « éjacule » aussi des paroles. Certains personnages féminins de Malone meurt se livrent à ces séances de masturbation orale, lorsque parlant toutes seules, elles "éjaculent" des mots. Mme Louis est pris par des crises de folie où gestes et paroles se bousculent : "Mais cette pantomime et ces éjaculations n'étaient à l'intention d'aucun vivant." de Mme Louis 227(*). Dans le cas de Mme Saposcat, on lui attribuerait le verbe « éjaculer » exactement comme le verbe "dire" : "Agenouillée le soir, dans sa chemise de nuit, elle éjaculait, mais sans bruit, car son mari l'aurait désaprouvé, Qu'il soit reçu ! Qu'il soit reçu ! Même sans mention !"228(*) Ici encore, l'éjaculation du verbe s'apparente à l'expression d'un tabou. Elle se pratique seul, comme le narrateur de L'Innommable qui "se croyant seul, espère qu'il les fera siens". Il y a donc une pratique secrète et obscène du langage qui s'apparente à une vidange de mots. - VIDANGES La vidange est nécessaire pour survivre car le plein est menace. Le plein est tension interne, comme le dit Cyrille Harpet. "La vidange concerne les différents modes d'expulsion des matières liquides ou solides qui entraînent une tension interne."229(*) Moran est saisi par un dégoût paralysant lorsqu'il se rend compte que ses mains sont pleines de terre: "J'avais les mains pleines d'herbe et de terre que j'avais arrachées à mon insu, que j'arrachais toujours. Je déracinais littéralement. Je m'arrêtai de le faire, oui, à l'instant où je compris ce que j'avais fait, ce que je faisais, une chose si vilaine, j'y mis fin, j'ouvris les mains, elles furent bientôt vides."230(*) Il y a beaucoup de choses à vider chez Beckett : les intestins du fils malade dont le bruit de "vidange" sort le père de ses rêveries, mais aussi des personnages entiers, comme Mahood dans son bain : "Mahood demeurera... pour pouvoir se croire dans le bain, c'est-à-dire promis à la vidange" 231(*) Mahood souhaite la vidange, elle est libératrice. De même que la merde qu'est Moran est proche de la chasse d'eau. Au-delà de cette vidange générale, on vide surtout des têtes. C'est d'abord la tête de Malone qui est vidée, y compris de sa propre conscience. "Dans ma tête je suppose tout glissait et se vidait comme à travers des vannes, jusqu'à ce que finalement il ne restât plus rien, ni de Malone, ni de l'autre."232(*) La vidange de la tête est urgente car c'est elle qui contient le plus de "saloperies" : "Mais la partie qu'il se frappait le plus volontiers, avec ce même marteau, c'était la tête, et cela se conçoit car c'est une partie osseuse aussi, et sensible et facile à atteindre, et c'est là-dedans qu'il y a toutes les saloperies et les pourritures, alors on tape dessus plus volontiers que sur la jambe qui ne vous a rien fait, c'est humain."233(*) L'ouvrage s'achève d'ailleurs par la formule mise en évidence typographique: "Glouglous de vidange"234(*). Le bruit de glouglou intervient aussi lorsque la pluie lave Macmann comme une lessiveuse: "La pluie lui pilonnait le dos avec un bruit de tambour d'abord, mais bientôt de lessive, comme lorsqu'on fait danser le linge dans la lessiveuse, avec un bruit de glouglous et de succion." 235(*) On vide, on lessive parce qu'il y a quelque chose à laver. - PURGE Vider, c'est alors purger. Et la vidange s'apparente à une purge. La vie est une peine à purger, au sens propre du terme: "je purge mal ma peine, comme un cochon"236(*). Cette catharsis ne peut s'effectuer entièrement. Kelly Anspaugh parle d'un Beckett "partiellement purgé"237(*), expression elle-même employée par Beckett dans son essai sur Joyce. La purgation physique est elle-même difficile, mais avec un lavement Moran parvient malgré tout à faire sortir les copeaux filandreux des intestins du fils. La purgation morale ou plutôt verbale s'avère encore plus dure. Aussi le champ de la vidange se concentre-t-il précisément sur la bouche : "Evoquer aux moments difficiles, où le découragement menace de se faire sentir, l'image d'une grande bouche idiote, rouge, lippue, baveuse, au secret, se vidant inlassablement, avec un bruit de lessive et de gros baisers, des mots qui l'obstruent."238(*) Les efforts du purgateur doivent se focaliser sur cette bouche uniquement. On ne doit plus entendre que les bruits de bouche pour parvenir à une vidange, comme Worm: "Le seul bruit que Worm ait eu est celui des bouches, mots, rots, rires, succions, postillons et glouglous divers."239(*) - GLOUGLOUS DE VIDANGE Le glouglou correspond au bruit de vidange mais aussi au gloussement : "Tout en gémissant, je rirai, c'est comme ça que ça finira, par des gloussements, glouglou..."240(*) Il est le bruit de l'évacuation de la chose sale, mais aussi de la parole sale, du rire honteux et non affirmé qu'on laisse sortir malgré tout par faiblesse. Ainsi du corps physique à la bouche en passant par l'être entier, la vidange ne fait qu'éliminer des déchets de plus en plus discrets, mais de plus en plus embarrassants. Bien plus, ce mouvement du corps à la bouche fait penser que l'excrément n'est pas le seul objet de vidange, qu'il est d'autres objets à expulser d'urgence. "Il est vrai que les expulsions les plus massives et les plus préoccupantes sont issues du processus de la digestion et sont donc rattachés à l'excrément essentiellement. Mais ceci ne saurait suffire pour alléguer l'idée que le produit de la digestion demeure l'archétype du déchet."241(*) Et en particulier le mot. La "dysenterie de paroles" pour reprendre l'expression de Goncourt est alors une réponse physiologique à une menace obsessionnelle de l'envahissement par les mots d'autrui. Comme le dit J. Clerget : "L'obsessionnel peut réagir à cette menace sous la forme de stase et d'accumulation, de rancoeur et de colère, de voeux de mort et de haine explosant soudainement comme une vidange, une diarrhée verbale ou d'autre nature."242(*) Il faut vomir cette petite voix étrangère qui reste coincée en travers de la gorge : "... la même petite voix, elle reste dans la gorge, revoilà la gorge, revoilà la bouche, elle remplit l'oreille, puis je rends, quelqu'un rend, quelqu'un se remet à rendre..."243(*). La vidange de la bouche permettrait de libérer de cette voix aliénante. * 226 Molloy, p205 * 227 Malone meurt, p.46 * 228 Malone meurt, p.59 * 229 Harpet, p.138 * 230 Molloy, p.224 * 231 L'Innommable, p. 144 * 232 Malone meurt, p.82 * 233 Malone meurt, p.157 * 234 Malone meurt, p.190 * 235 Malone meurt, p.108 * 236 L'Innommable, p.137 * 237 K. Anspaugh, "The Partially Purged. Samuel Beckett's The Calmative as anti-comedy" in Canadian Journal of Irish Studies, n° 22, 1996. * 238 L'Innommable, p.172 * 239 L'Innommable, p.115 * 240 L'Innommable, p.202 * 241 Harpet, p.130 * 242 Clerget, p.123 * 243 L'Innommable, p.203 |
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