La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
4. Une poétique de L'ELIMINATION4.1- Oralité et analité : LES MOTS PAR LE TROU DU CULDepuis la psychanalyse , le lien entre oralité et analité est devenu un poncif. Selon Joël Clerget, le lien est organique, l'activité orale interagissant avec l'activité anale : "L'analité est subordonnée à l'oralité dans la mesure où la déglutition et l'ingestion engendrent au niveau de l'estomac une stase digestive et, sur le trajet intestinal, une circulation qui aboutit à l'activité sphinctérienne anale."209(*) D'ailleurs, à l'état embryologique, anus et bouche seraient inversées: "Karl Abraham rappelait que l'anus embryologiquement, correspond à la bouche originaire ayant migré pour aller jusqu'à l'extrémité de l'intestin."210(*) Cette parenté organique imprègne fortement notre imaginaire puisque nos habitus langagiers fontionnent selon le schéma de l'assimilation et de la déjection : "Toute la scolarité primaire se fait avec le jeu des pulsions anales et orales. Apprendre est une métaphore de l'assimilation." 211(*) - LA PORTE Beckett confond volontairement l'anus et la bouche. La plaisanterie faite par Moran à son fils joue de cette parenté: "Comme il s'éloignait, ayant sans doute compris l'essentiel, j'ajoutai avec jovialité, Tu sais dans quelle bouche le mettre? Puis Moran d'ajouter: "... Mais j'avais mal tourné ma phrase, j'aurais dû dire plutôt, Ne te trompe pas d'entrée. C'est en scrutant de plus près le plat du berger que j'eus ce repentir"212(*) Le plat du berger est le plat du pauvre. En quoi la vue du plat du berger oblige-t-elle à considérer l'anus comme une entrée davantage que comme une bouche? L'anus est une sortie, pas une entrée. Et pourtant, chez Beckett, l'anus est davantage entrée que ne l'est la bouche parce que le corps ne fait pas qu'expulser de la merde, il ingère également. L'anus est une porte qui fonctionne dans les deux sens : "On le méconnait, à mon avis, ce petit trou, on l'appelle celui du cul et on affecte de le mépriser. Mais ne serait-il pas plutôt le portail de l'être dont la célèbre bouche ne serait que l'entrée de service ?213(*) » La porte est un objet particulièrement intéressant : "la porte, c'est la porte qui m'intéresse"214(*). Une porte est un trou par lequel on entre et on sort, le choix du verbe dépendant du côté où l'on se place. Les Français disent d'un comédien qu'il "entre" sur scène. Les Espagnols diront qu'il "sort". Entrée et sortie dépendent du point de vue adopté. - Le mot entrant Le mot est intrusion de l'altérité au sein du corps. Il vient détruire l'harmonie. Il est un étranger qui vient remplacer le soi : "je suis en mots...je suis tous ces flocons... Je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper..."215(*). Ecrire avec des mots est une réexpulsion agressive. Michaux parle aussi de cette agression extérieure que sont la nutrition et la compréhension : "La boule donc perdit sa perfection. La perfection perdue, vient la nutrition , viennent la nutrition et la compréhension. A l'âge de sept ans, il apprit l'alphabet et mangea."216(*) L'Innommable vit cette intrusion des mots, qui représentent la culture au sens large. Mais il conserve l'espoir de les "faire siens": "Il sait que ce sont des mots, il ne sait pas si ce ne sont pas les siens, c'est ainsi que ça commence, personne ne s'est jamais arrêté en si bonne voie, un jour il les fera siens, se croyant seul, loin de tous, hors de portée de toute voix, et il viendra au jour dont ils lui parlent."217(*) Comme de la nourriture, la langue est faite pour être ingérée puis recrachée avec plus pour donner un résultat plus ou moins personnel : la parole. - Le mot sortant La parole sortante n'est jamais inventée : « On n'invente rien, on croit inventer, s'échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d'un pensum appris et oublié...218(*) » Comme la bouche, comme Butt Bridge, l'anus fonctionne "dans les deux sens": "Et je me dis que depuis le dernier contrôle de mes possessions il est passé de l'eau sous Butt Bridge, dans les deux sens."219(*) Le narrateur peut ingérer de l'excrément : "...tenez voici le rapport sanitaire... à nourrir avec précaution, d'excréments..."220(*), mais celle-ci est métaphore d'autres choses : des mots ou des personnages. Comme le dit R. Ballalai à propos des descriptions physiques en général chez Beckett, certains personnages rappellent ceux de Jérome Bosch: "Dans son ensemble en ce qui concerne les descriptions physiques, l'oeuvre se présente comme un grand tableau peint à la manière de Bosch et où se concrétisent en images aberrantes les oppositions et les paradoxes."221(*) Un détail de L'enfer, panneau droit du Triptyque du Jardin des Délices, présente en effet un personnage damné qui tente d'introduire une flûte à bec dans son anus. Le monde essaie de s'ingérer au sein du corps par les orifices les plus hermétiques à qui "tout répugne"222(*). Il risque alors de s'aliéner au monde. Mais cette entrée n'est pas uniquement présentée comme une mort. Elle peut aussi être naissance inversée. Reprenant la théorie cloacale énoncée plus haut, L'Innommable fait naître ses personnages par le trou du cul, mais dans le sens de l'entrée : "Naissez chers amis naissez, rentrez-moi dans le fondement, vous verrez s'il fait bon si tordre, ce ne sera pas long, j'ai la courante."223(*) Le corps n'est pas un lieu d'accouchement ni même de maturation. C'est un être sensible changeant au sens platonicien, voué à sa propre corruption mais aussi à l'impossible acquisition durable des choses. Il n'y a pas d'enrichissement hexogène. La naissance est aussitôt recrachée dans la collique. L'apprentissage n'est pas plus noble que l'ignoble expulsion. L'Innommable accepte cet état de fait et en fait même son programme narratif. Il ne sera qu'une machine à ingérer des mots, par l'oreille ou par l'anus ce qui revient au même, et à les ressortir après. L'écriture est le symétrique oral d'une processus anal. Elle n'est que l'excrétion de ce que le monde a déjà excrété en nous-mêmes. "Tels reçus, par l'oreille, ou hurlés dans l'anus, à travers un cornet, tels je les redonnerai, les mots, par la bouche, dans toute leur pureté, et dans le même ordre, autant que possible."224(*) Non seulement il n'y a pas de création, c'est-à-dire d'être à partir du non être, mais il n'y a pas plus de production, c'est-à-dire de nouvel être. Le résultat de l'écriture est un innommable, chose ineffable mais surtout repoussante. Aussi lorsque Cyrille Harpet regrette que "pour le commun, le déchet est devenu "non sens", l'"insensé", l'"ineffable", l"'innommable" »225(*), elle inclut Beckett dans ce commun. En suscitant chez son fils le dégoût de son propre corps, Moran suscite aussi en lui le dégoût de son propre langage. * 209 Clerget, p.120 * 210 Clerget, p.121 * 211 Clerget, p.123 * 212 Molloy, p.160 * 213 Molloy, p.108 * 214 L'Innommable, p. 200 * 215 L'Innommable, p.166 * 216 Plume, p.112, Gallimard, 1963 * 217 L'Innommable, p.113 * 218 Molloy, p.41 * 219 Malone meurt, p.127 * 220 L'Innommable, p.150 * 221 R. Ballalai, Réduction et désintégration dans l'oeuvre de Samuel Beckett, thèse pour le doctorat du 3ème cycle présentée devant l'université de Paris, 1971, p.220 * 222 Molloy, p.108 * 223 L'Innommable, p. 155 * 224 L'Innommable, p.104 * 225 Harpet, p.111 |
|