La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
4.3- NOUS REVOILA DANS LA MERDEOn pourrait penser à propos du traitement de la vidange ce que Véronique Vedrenne formule à propos du traitement du corps dans le théâtre. Véronique Védrenne dans "Mise en forme de l'informe" distingue trois phases dans le théâtre de Beckett. Le premier théâtre, celui de Godot, se caractérise par la présence sur scène de corps déformés par l'âge et la souffrance.244(*) Le théâtre des années 1960, celui de Va-et-vient, vont bien plus loin dans la représentation d'un corps sans forme, d'un corps informe. Enfin Beckett mettra en scène ce sujet de l'informe pour donner un corps à l'informe, comme dans Solo (1979) ou dans Quoi où (1984). Il y aurait un travail du déchet qui permettrait d'abstraire le mal en se libérant de la matière sale qu'est le corps. Ainsi, les mots expulsés, initialement informes, pourraient produire une forme. Et le mouvement allant de la vidange du corps à celle de la bouche pourrait faire penser à cette abstraction réussie. Il y a certes libération ou délivrance : "Dans ma tête je suppose tout glissait et se vidait comme à travers des vannes, jusqu'à ce que finalement il ne restât plus rien, ni de Malone, ni de l'autre. Et qui plus est je suivais fort bien les diverses phases de cette délivrance et ne m'étonnais point de la voir tantôt ralentir et tantôt accélérer son allure, tant les raisons m'étaient claires pour lesquelles les choses ne pouvaient pas se passer autrement."245(*) Mais une fois de plus, cette purgation n'est que partielle. Même expulsé par autant d'histoires cathartiques, le déchet reste dans les parages. Quelle que soit l'histoire, racontée ou entendue, on reste dans la merde: "On m'en a raconté [des histoires], toujours bonnes, toujours bonnes, pendant un moment. De toute façon nous revoilà dans la merde."246(*) L'histoire ne permet pas d'échapper à la merde. A l'inverse, on peut essayer de s'accrocher à un mot, au lieu de les laisser filer. On peut prendre une "résolution". Mais de l'extérieur ou de l'intérieur, la merde menace à nouveau : "Mes résolutions avaient ceci de particulier, qu'à peine prises il survenait un incident incompatible avec leur mise en oeuvre. [...] Mais à vrai dire (à vrai dire!) je n'ai jamais été particulièrement résolu, je veux dire à prendre des résolutions, mais plutôt disposé à foncer tête baissée dans la merde, sans savoir qui chiait contre qui ni quel côté j'avais intérêt à me planquer."247(*) Finalement Molloy n'est même pas résolu à sortir de la merde. La question du « comment en sortir ? » n'en est même pas une. Foncer dans la merde symbolise l'abandon de tout projet. On n'échappe pas à ses propres mots, à ceux des autres, pas à sa propre merde, ni à celle des autres. En fait la vidange n'est qu'une illusion. Elle fait partie des « jeux de con248(*) » auquel Molloy se livre, comme le transfert de cailloux d'une poche à l'autre, et Malone et L'Innommable d'un vase à l'autre. Vider, remplir, vider, remplir. Le personnage beckettien est l'anti-Hercule dans des écuries d'Augias restées intactes. Il n'y a pas d'épopée de la purification. Beckett n'est pas un "Homère de la vidange" comme le dit Proust à propos de Zola249(*). La vidange n'est pas une solution. Elle n'est qu'un passe-temps dont il vaut mieux ne pas prendre toute la dimension d'absurdité: " ...ils s'arrangeraient pour que je ne puisse soupçonner les deux récipients, celui à vider et celui à remplir, de n'en faire qu'un seul, ce serait de l'eau, de l'eau, avec mon dé j'irais la puiser dans un réservoir et j'irais la verser dans un autre, ou il y en aurait quatre, ou cent, dont une moitié à vider, l'autre à remplir, numérotés, les pairs à vider, les impairs à remplir..."250(*). La trilogie s'achève sur ce constat d'échec. L'espace reste bouché. Le jeu littéraire n'est qu'une illusion d'espace dégagé: "user de l'espace avec la même désinvolture, comme s'il n'était pas bouché de toutes parts, à quelques pouces, c'est déjà pas mal, quelques pouces, me donner de l'air quoi, me donner de l'air, où tirer la langue, l'avoir tirée, et la tirer encore." 251(*) Chier sa langue ne va jamais plus loin que la tirer : on n'évacue jamais totalement les mots. * 244 V. Védrenne, in GROSSMANN, Evelyne, « Le Corps de l'informe », Textuel n°42, 2002, p.165 * 245Malone meurt, p.82 * 246 Malone meurt, p.158 * 247 Molloy, p.41-42 * 248 Molloy, p.75 * 249 Proust, II, p.789-790, cité par Gury, p.159 * 250 L'Innommable, p. 184 * 251 L'Innommable, p.173 |
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