b. Avantages du surclassement par rapport à
l'optimisation
Le développement de l'analyse
multicritère a fait des progrès remarquables au cours de ces
vingt dernières années. Elle a révolutionné les
méthodes traditionnelles sur deux plans : faire intervenir de multiples
objectifs, contrairement aux méthodes monocritères, et introduire
différentes structures de préférences comparativement
à l'optimisation.
Dans ce qui suit, nous allons démontrer que
l'analyse multicritère reposant sur le principe de surclassement est une
démarche adaptée au rating et au benchmarking.
Selon la problématique envisagée, le
domaine concerné ainsi que les moyens dont disposent le décideur
et l'analyste, nous avons un procédé particulier d'aide à
la décision multicritère : l'utilité multiattribut, le
surclassement ou la simulation. Nous allons surtout nous intéresser aux
deux premiers cas et procéder par opposition. D'un côté,
l'utilité multiattribut est une méthode qui reprend une logique
d'optimisation. D'un autre côté, le surclassement
représente la caractéristique centrale de l'agrégation
multicritère. C'est aussi une approche compatible avec les
démarches de rating et de benchmarking en général, et avec
l'évaluation de la situation des PM en particulier.
La première catégorie de méthodes
fait partie de l'école anglo-saxonne, sollicitée pour sa
simplicité d'utilisation. Une simplicité que Roy et bien d'autres
théoriciens ont toujours contestée pour le caractère
trompeur de son apparente facilité. Ces méthodes sont celles qui
se rapprochent le plus de l'optimisation puisqu'elles agrégent un
ensemble de critères en une fonction d'utilité à optimiser
(U) et ne répondent pas forcément aux
problématiques principales d'aide à la décision
(á, /3,
ã). Pour chaque action ai on associe
l'image U(ai) qui résume les conséquences des
critères cj. Cette fonction se définit ainsi
:
U : A -
IR
ai - U(ai) =
U(c1(ai), c2(ai),...,
cn(ai))
La théorie de l'utilité multiattribut
permet de maximiser ou de minimiser une fonction résumant l'information
en un critère unique de synthèse. Il est donc impossible de
comparer les actions sur un indicateur en particulier et le risque de revenir
à un schéma monocritère est omniprésent. Or, dans
le cadre d'un rating ou d'un benchmarking, il est essentiel de pouvoir comparer
les performances des pays au niveau de chaque critère13. En
outre, l'utilisation d'une démarche additive ou multiplicative dans
l'agrégation de la fonction d'utilité suppose que les
critères sont commensurables. Or, ils n'ont pas obligatoirement la
même unité de mesure.
Il est à noter que l'indicateur
synthétique est exposé au risque de compensation mutuelle entre
les performances et finit par porter préjudice à la transparence
et à la pertinence du résultat. La fonction d'optimisation
U est estimée à partir d'un questionnaire soumis au
décideur et portant sur son échelle de préférences.
Cette démarche n'est pas compatible avec notre outil d'évaluation
qui ne s'adresse pas à un décideur en particulier : il s'agit
d'un instrument macroéconomique stratégique. Par ailleurs, la
théorie de l'utilité multiattribut exclut
l'incomparabilité puisque chaque variable agrégée
U(ai) est un nombre réel pouvant faire l'objet d'une
comparaison. Elle admet la transitivité et réduit l'algorithme de
décision à une structure de préordre complet, tenant
compte de vrais critères uniquement14. En somme,
l'utilité multiattribut s'appuie sur un raisonnement simpliste et
restrictif.
13 Pour rappel, le processus de surclassement permet
d'effectuer une telle comparaison, notamment par le biais des méthodes
Electre.
14 Pour rappel, les méthodes de surclassement
introduisent davantage de nuances grâce aux seuils de
préférence forte et de préférence
faible.
Les méthodes de surclassement, en revanche,
offrent une plus grande marge de manoeuvre et davantage de rigueur. Le
processus de décision proposé pour ce faire permet de comparer
les actions, deux à deux, par des relations binaires définies sur
l'ensemble A. Elles sont exhaustives, mutuellement exclusives et
forment un système relationnel de préférences.
Rt (t
?{1...ô}) sont des relations
exhaustives si et seulement si : ? ai ,
ak ? A, ?
t ?{1...ô} tels que
ai Rt ak ou
ak Rt ai
Rt (t
?{1...ô}) sont des relations
mutuellement exclusives si et seulement si : ? ai
, ak ? A, ?
t ?{1...ô}, si
ai Rt ak = non
(ai Rt` ak), alors
non (ak Rt` ai) /
t ? t`
Roy distingue quatre relations fondamentales
(I, P, Q, R) et cinq relations
regroupées (~, >-- , J,
K, S) en vue de rendre compte des préférences
du décideur. Cette typologie permet à l'analyste
d'élaborer un modèle qui interprète au mieux la situation.
Dans ce sens, les relations binaires proposées reflètent des
points de vue, allant de l'indifférence à la
préférence stricte (cf. encadré 16).
Encadré 16 : Typologie des relations de
préférences fondamentales et regroupées
|
Situation
|
Relation
|
Propriété
|
Définition
|
Indifférence
|
I
|
Réflexive : ?
ai ? A : ai I ai
Symétrique : V ai ,
ak E A : ai I ak ak I
ai
|
Equivalence entre deux actions.
|
Préférence stricte
|
P
|
Irréflexive : ?
ai ? A : non (ai P ai)
Asymétrique : ?
ai , ak ? A :
ai P ak non (ak P
ai)
|
Préférence significative d'une action sur
l'autre.
|
Préférence faible
|
Q
|
Irréflexive : ?
ai ? A : non (ai Q ai)
Asymétrique : ? ai ,
ak ? A : ai Q ak
= non (ak Q ai)
|
Pas de préférence stricte entre deux
actions, sans pour autant qu'il y ait indifférence (il y a
hésitation).
|
Incomparabilité
|
R
|
Asymétrique : ?
ai ? A : non (ai R ai)
Symétrique : ? ai , ak
? A : ai R ak = ak R
ai
|
Pas de relations d'indifférence, de
préférence stricte ou faible entre les deux actions.
|
Non préférence
|
~
|
? ai , ak ? A :
ai ~ ak ? (ai I ak
ou ai R ak)
|
Pas de préférence stricte, ni faible d'une
action sur l'autre.
|
Préférence au sens large
|
-
|
? ai , ak ? A
: ai >- ak ?
(ai P ak ou ai Q ak)
|
Pas de relations d'indifférence ou
d'incomparabilité entre les deux actions.
|
Présomption
de préférence
|
J
|
? ai , ak ? A
: ai J ak ? (ai Q ak ou ai I
ak)
|
Préférence faible d'une action sur l'autre,
pouvant aller jusqu'à l'indifférence.
|
K- préférence
|
K
|
? ai , ak ? A
: ai K ak ? (ai P ak ou ai R
ak)
|
Préférence forte d'une action sur
l'autre, ou incomparabilité entre les deux actions.
|
Surclassement
|
S
|
? ai , ak ? A
: ai S ak ? (ai P ak ou ai Q ak ou
ai I ak)
|
Préférence forte ou présomption de
préférence d'une action sur l'autre.
|
|
|
|
Source : Roy et Bouyssou [1993], pp. 33-36 ; Scharlig
[1985],
|
p. 183.
|
|
Ce faisant, les préférences du
décideur sont nuancées grâce à l'introduction de
seuils d'indifférence, de préférence et, le cas
échéant, de veto. Lorsque ces seuils ne sont pas pris en compte,
on se ramène à un modèle simplifié
d'indifférence (I transitive) ou de préférence
stricte (P transitive) sans possibilité
d'incomparabilité (R est vide). On parle alors de vrai
critère et la relation caractéristique S
(complète et transitive) associée au système relationnel
de préférences (I, P) est un préordre
total.
Concrètement, cette relation permet de ranger
les éléments de A du meilleur au moins satisfaisant avec
d'éventuels ex æquo. Soit eij =
gj(ai) et ekj = gj(ak) les
performances respectives des actions ai et ak sur le
critère cj. L'assertion ai S ak sur un critère
croissant cj correspond à l'inégalité
eij = ekj. En revanche, s'il n'y a pas de
possibilité d'ex æquo, alors S est un ordre
total (cf. encadré 17).
ai P ak ? eij >
ekj
? ai , ak ? A
:
ai I ak ? eij =
ekj
Il existe des modèles à seuils où
la relation d'indifférence n'est pas transitive. Les travaux de
Poincaré (1935) et Luce (1956) ont permis de corroborer ce postulat,
notamment grâce à l'exemple de la tasse de thé ai
contenant i milligrammes de sucre. Si l'on compare un nombre
m de ces tasses sur leur taux de sucre, on ne fera pas de distinction
entre les tasses qui se suivent (ai et ai+1 avec
i ?{1... m}) car elles ne sont
séparées que par un milligramme de sucre. Par contre, on
distinguera entre une tasse de thé sans sucre (a1) et une tasse
de thé très sucrée (am avec m
suffisamment grand).
(a1 I a2) et (a2 I
a3) ... et (am-1 I am) = (a1 I
am)
Le seuil d'indifférence a été
introduit pour représenter l'écart maximum compatible avec une
situation d'équivalence entre deux actions. Un décideur est
indifférent face à deux actions ai et ak
dès lors que l'écart entre leurs conséquences respectives
eij et ekj sur un même
critère cj ne dépasse pas le seuil qj.
Autrement, on dit que l'une des deux actions est faiblement
préférée à l'autre, auquel cas cj est
qualifié de quasi-critère et le système relationnel de
préférences (I, P) de quasi-ordre (cf.
encadré 17).
? ai , ak ?
A :
|
|
ai P ak ?
eij - ekj > qj
ai I ak ?
eij - ekj =
qj
|
Le passage de l'indifférence à la
préférence stricte peut sembler radical. Pour y remédier,
le principe de préférence faible est utilisé pour traduire
l'hésitation du décideur entre ces deux extremums. A cet effet,
le seuil de préférence pj représente
l'écart maximum compatible avec la possibilité qu'une action soit
faiblement préférée à une autre. A partir de
là, le seuil d'indifférence sépare la zone
d'indifférence de la zone de préférence faible et le seuil
de préférence sépare la zone de préférence
faible de la zone de préférence forte. Le critère
cj est qualifié de pseudo-critère et le système
relationnel de préférences (I, Q, P)
de pseudo-ordre (cf. encadré 17).
ai P ak ? eij
- ekj > pj
? ai , ak ? A
: ai Q ak ? qj <
eij - ekj < pj ai I ak
? eij - ekj
= qj
Encadré 17 : Utilisation des structures d'ordre
dans l'agrégation multicritère
Soient B un ensemble de relations binaires et
A un ensemble d'actions. Soient R une relation
binaire de B.
(1) Réflexivité : ?
a ? A : a R
a.
(2) Irréflexivité : ?
a ? A : non(a R
a).
(3) Symétrie : ? a,
b ? A telles que a
R b, alors b R
a.
(4) Asymétrie : ? a,
b ? A telles que a
R b, alors non(b R
a).
(5) Antisymétrie : ? a,
b ? A telles que a
R b et b R a, alors a
= b.
(6) Transitivité : ? a,
b, c ? A telles que
a R b et b R
c, alors a R c.
(7) Quasi-transitivité : ?
a, b, c ? A, ?
d ? A telle que (a
R b et b R c), alors
(a R d ou d R
c).
(8) Propriété de Ferrers :
? a, b, c, d ?
A telles que (a R b et
c R d), alors (a
R d ou c R b).
Soit a, b, c, d
trois actions quelconques de A.
(9) Complétude : ? R ? B
: a R b ou b
R a.
(10) Exclusivité mutuelle : ? R,
I ? B telles que a R
b, alors non(a I b) et
non(b I a).
(11) Exhaustivité : ? R ?
B : a R b ou
b R a.
(12) Autre propriété : ?
R, I ? B telles que a I
b et b R c et
c I d , alors a I
d.
(13) Autre propriété : ?
R, I ? B telles que a I
b et b I c, alors non(a
R d et d R
c).
|
(1)
|
(2)
|
(3)
|
(4)
|
(5)
|
(6)
|
(7)
|
(8)
|
(9)
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(10)
|
(11)
|
(12)
|
(13)
|
Ordre (P)
|
P
|
~
|
|
|
|
~
|
~
|
|
|
|
|
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|
Ordre total (P)
|
P
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~
|
|
|
~
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|
~
|
|
|
~
|
|
|
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|
Ordre partiel (P)
|
P
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~
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~
|
~
|
|
|
|
~
|
~
|
|
|
R
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~
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~
|
|
|
|
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|
Préordre (P)
|
P
|
~
|
|
|
|
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~
|
|
|
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|
|
Préordre total (S) S =
(I ? P)
|
I
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~
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|
~
|
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|
~
|
|
|
~
|
~
|
~
|
|
|
P
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|
~
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~
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S
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~
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Préordre partiel (S ,
R) S = (I ?
P)
|
I
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~
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|
~
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|
~
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|
|
|
~
|
~
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|
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P
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~
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~
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R
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~
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~
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S
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|
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|
~
|
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|
|
Quasi-ordre (S) S =
(I ? P)
|
I
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~
|
|
~
|
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~
|
~
|
~
|
~
|
~
|
P
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~
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|
~
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S
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|
~
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Pseudo-ordre S = (I
? Q ? P)
|
I
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~
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|
~
|
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~
|
~
|
~
|
|
|
Q
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|
|
|
~
|
|
~
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|
P
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~
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|
~
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|
|
S
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|
|
|
|
~
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|
|
Tout comme la structure de préordre, qui
combinée à la relation d'incomparabilité (R)
devient partielle, les structures de quasi-ordre et de pseudo-ordre le
deviennent aussi.
L'ordre total introduit la notion de classement des
actions en admettant l'idée d'ex æquo. Le
préordre total introduit la notion de classement des actions sans
possibilité d'ex æquo.
L'ordre partiel et le préordre partiel permettent
de généraliser les notions d'ordre total et de préordre
total en admettant l'idée d'incomparabilité entre les
actions.
Le quasi-ordre introduit la notion de seuil
d'indifférence (q) et le pseudo-ordre introduit la notion de
seuil de préférence (p).
Source : Guessoum [2002], annexe 1.
Les seuils d'indifférence et de
préférence sont donc « ...destinés à
prendre en compte les facteurs d'imprécision, d'incertitude et
d'indétermination susceptibles d'intervenir dans des jugements en terme
d'indifférence (relation I) et de préférence (relation P)
portant sur deux actions quelconques » (Aït Younes et Roy
[2002], p. 1). En outre, ces seuils doivent vérifier la condition de
cohérence qui permet d'obtenir, à l'issue du classement, une
structure de pseudo-ordre.
eij + qj =
ekj + qj
Si ? j ?
{1...n} : qj = pj alors :
eij > ekj =
eij + pj =
ekj + pj
Il est à noter que la définition des
relations d'indifférence et de préférence faible et forte
peut faire appel à des seuils variables qj(ai) et
pj(ai), propres à chaque action et à chaque
critère, tels que :
ai P ak ? eij
- ekj > pj(ak)
? ai , ak ? A
: ai Q ak ? qj(ak) <
eij - ekj <
pj(ak)
ai I ak ? eij
- ekj = qj(ak) et
ekj - eij =
qj(ai)
Le modèle ci-dessus suppose que qj et
pj sont des fonctions dépendant des performances des actions :
qj(ai) = á
eij + â et
pj(ai) = á'
eij +
â', où
á, â,
á' et
â' sont des paramètres
positifs. De ce fait, si á = 0 et
á' = 0, on revient au cas
d'un modèle à seuils constants. Là aussi, les fonctions
seuils doivent vérifier la condition de cohérence pour aboutir
à une structure de pseudo-ordre.
Si ? j ?
{1...n} : qj(ai) =
pj(ai) et qj(ak) =
pj(ak), alors : eij > ekj ~
|
|
eij + qj(ai)
= ekj + qj(ak) eij +
pj(ai) = ekj +
pj(ak)
|
Le dernier seuil est le veto. Il est utilisé
pour mettre en avant les critères décisifs en posant les
conditions qui leur confèrent la capacité de s'opposer à
l'affirmation ak S ai. Ce seuil, noté vj, est
représenté par l'écart minimum (eij -
ekj) entre les performances des actions ai et ak sur
un critère cj en défaveur de ak. Lorsque cet
écart est dépassé, on s'oppose au surclassement de
ak sur ai, autrement dit :
? j?{1...n} :
eij - ekj > vj = non (ak S
ai).
Rappelons qu'au niveau des structures de
préférences citées plus haut, on suppose d'une part que le
critère cj est croissant, et d'autre part que la relation
d'incomparabilité est vide : ? ai ,
ak ? A : non (ai R ak). C'est la
raison pour laquelle on parle de préordre, de quasi-ordre et de
pseudo-ordre. En revanche, pour les cas incluant l'incomparabilité, on
introduit les structures précédentes suivies du qualificatif
« partiel » (cf. encadré 17).
Les systèmes de préférences
exposés dans la présente section proposent une agrégation
de relations binaires claires où la comparaison entre les écarts
de performances et les seuils est simple. Au-delà de ces modèles,
on peut être amené à utiliser des relations de
préférences floues. Il s'agit d'apprécier, sur une
échelle de 0 à 1, la plus ou moins grande
crédibilité d'une assertion liant deux actions. Nous verrons dans
la prochaine section que certains algorithmes de type Electre permettent
d'introduire cette notion de flou (Roy et Bouyssou [1993], p. 42).
|