2. Etude de cas n° 1 : Intégrer l'aspect
qualitatif dans une évaluation
Comment procéder à une étude
comparative lorsque l'objet de l'évaluation comporte une part de
subjectivité ? Sous quelle forme intégrer des critères
qualitatifs ? Les paragraphes suivants proposent une application empirique
visant à déterminer si le benchmarking est adapté à
l'orientation des politiques de réforme et si le rating trouve encore sa
place dans ce contexte. Notre étude de cas porte sur les pays
euroméditerranéens et concerne le cadre légal
économique.
L'élargissement de l'UE, annoncé lors du
Sommet de Copenhague (décembre 2002), n'a pas été sans
conséquences sur les accords d'association
euro-méditerranéens dont le contexte s'est sensiblement
modifié. L'adhésion des PECO (mai 2004) a marqué un
véritable tournant au niveau des politiques de transition des PM,
redéfinissant les fondements de leur partenariat avec l'Europe. Ces pays
doivent, à présent, tenir compte des nouveaux besoins
d'intégration pour entamer une phase d'harmonisation et de convergence
institutionnelles.
A travers une action collective visant à
resserrer la cohérence des politiques nationales et leur
compatibilité, l'objectif est de disposer d'un cadre légal
favorable permettant d'atteindre la prospérité économique.
L'hétérogénéité des pays
euro-méditerranéens n'est pas un frein mais un moteur stimulant
l'apprentissage et le partage d'informations. Il suffit donc de dégager
une série de directives permettant le lancement de programmes
adaptés pour rester en phase avec les meilleures pratiques. Pour ce
faire, deux approches sont envisageables : le rating et le
benchmarking.
Bien que la frontière entre les deux notions
puisse sembler floue, il subsiste quelques nuances que nous allons tenter de
mettre en évidence. Le rating ou la notation consiste en
l'élaboration d'un compte-rendu de la situation d'un pays ou d'une
entreprise sur un axe gradué (grille de lecture). Cette technique permet
d'évaluer les risques encourus par les agents économiques ayant
conclu un contrat à l'échelle internationale, ou par les
organismes de crédit ayant octroyé un prêt à une
contrepartie étrangère. Le benchmarking, en revanche, est une
approche plus poussée qui intègre la dimension de << profil
».
Issus du secteur industriel, les << benchmarks
» ont tout d'abord été associés aux groupes
d'indicateurs techniques et financiers permettant de comparer les unités
de production à des normes de référence (standards). Ce
principe s'est ensuite étendu à d'autres secteurs, puis à
des structures plus larges. On tente actuellement de lui attribuer une
dimension macroéconomique à l'échelle de pays. Dans ce
contexte, le benchmarking est un outil efficace. Il repose sur le principe de
positionnement par rapport à des exemples de bonnes pratiques,
c'est-à-dire, comparer les performances d'un échantillon de pays
à des profils de référence. L'exemple permettant de rendre
compte de l'applicabilité de cette technique d'étalonnage
à l'échelle macroéconomique est certainement celui de la
politique européenne de l'emploi (Aglietta et al.
[1998]).
Dans notre étude de cas, l'objectif n'est pas
de classer les pays sur un axe unidimensionnel. Il est plutôt question de
positionner les différentes façons de mener une politique de
transition (classement), regrouper les économies globalement proches
(classification) et identifier les profils de référence ainsi que
les principales sources de blocages. Ceci relève autant du processus de
rating que de la démarche de benchmarking : une combinaison des deux
méthodes est de ce fait concevable.
a. Mise au point d'une analyse comparative et
dynamique
L'avantage décisionnel qu'offre
l'évaluation par les techniques de rating et de benchmarking
combinées est incontestable. Cet instrument stratégique
destiné, à la base, au milieu des entreprises est adapté
à l'échelle macroéconomique. Dans notre cas, il s'agit de
l'orientation des programmes de réforme des PM, avec pour perspective
l'importation d'un savoir-faire de qualité. Pour ce faire, il faut tout
d'abord procéder au repérage des profils performants en termes de
politique économique (exemples de bonnes pratiques). Il faut ensuite
observer comment les pays euro-méditerranéens gravitent autour
des références prédéfinies.
Nous avons commencé par sélectionner les
critères entrant dans la composition des indicateurs de performance.
Rappelons que la stabilité d'un modèle d'évaluation
dépend du type de facteurs pris en compte. Dans ce sens, il a
été démontré qu'un classement pouvait radicalement
changer selon la nature des critères intégrés dans le
système de représentation (Handoussa et Reiffers [2003], pp.
6-18). Pour y remédier, nous avons fait un survey des
indicateurs utilisés par les agences de rating et les organismes
internationaux4. Les thématiques abordées lors de la
sélection des critères relèvent, bien entendu, du cadre
légal économique5 et couvrent sept sphères
représentées par 43 indicateurs (cf. encadré
6).
Encadré 6 : Structure des espaces de
critères d'évaluation du cadre légal
|
Thématique
|
Nombre de critères
|
Code du critère
|
Sens
|
Type d'indicateur
|
Source des indicateurs
|
Espace 1 :
|
7
|
C1-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
C1-2 à C1-4
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
Lois sur les monopoles et la concurrence
|
C1-5
|
~
|
Pourcentage
|
World Development Indicators
|
C1-6
|
$
|
Pourcentage
|
C1-7
|
~
|
Ratio
|
Espace 2 :
|
5
|
-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
Réglementation du marché du
travail
|
-2 à -5
|
~
|
Note
|
Fraser Institute
|
Espace 3 :
|
7
|
C3-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
Réglementation du système
bancaire
|
C3-2 à C3-7
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
Espace 4 :
|
6
|
C4-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
Administration des douanes et régulation
douanière
|
C4-2 à C4-6
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
Espace 5 :
|
5
|
C5-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
Réglementation du cadre des affaires
|
C5-2 à C5-5
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
Espace 6 :
|
6
|
C6-1
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
C6-2 à C6-5
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
Réglementation du marché des
capitaux
|
C6-6
|
~
|
Ratio
|
United Nation
|
Espace 7 :
|
7
|
C7-1 à C7-2
|
~
|
Note
|
Heritage Foundation
|
Système juridique et droits de
propriété
|
C7-3 à C7-7
|
$
|
Note
|
Fraser Institute
|
|
Source
|
: Guessoum [2005a], p. 6.
|
|
Sur un plan technique, les indicateurs
présentés sous une forme quantitative ont été pris
en l'état (c'est le cas de quatre critères). Quant aux
critères qualitatifs, ils ont été transposés sur
des échelles graduées (c'est le cas des 39 critères
restants). Rappelons que le cadre légal comporte une connotation
subjective, son évaluation a donc nécessité en majeure
partie le recours à des notes qualitatives6. Il faut savoir
enfin, que les critères ont été
équi-pondérés.
4 Fitch, Fraser Institute, Freedom
House, Heritage Foundation, Moody's, OCDE, PNUD,
S&P, Transparency International et World Economic
Forum.
5 Les composantes des sept familles de critères
sont exposées dans le détail en annexe 2.
6 Les bases de données sont en annexe 3 (pour
1995) et en annexe 4 (pour 2003).
Une question essentielle se pose en amont du processus
d'évaluation : comment identifier l'élément qui
réalise les meilleures performances ? Ceci implique, par la même
occasion, l'entrée en jeu de la notion de subjectivité lors de la
définition des normes de référence. Après tout, que
signifie « meilleures performances » ? La difficulté est de
repérer la politique économique ou le cadre légal
adéquat en vue d'en faire une base de comparaison, voire un exemple
à suivre. Pour ce faire, nous avons proposé quelques profils dits
« performants » en guise de repères. Il ne s'agit pas de
cibler un pays unique accusant les meilleures performances, mais plusieurs pays
constituant un profil virtuel dont l'efficacité peut être
modélisée par une série d'indicateurs.
Concrètement, nous avons
sélectionné trois profils : le 70ème centile
mondial, la moyenne des pays de l'UE et la moyenne des pays de l'OCDE. Ceci en
raison de leurs niveaux élevés de PIB par tête, de
développement technologique et de développement humain. En effet,
ces facteurs sont fortement corrélés avec un cadre légal
économique compétitif (81%, 65%, 57%), tel que le montre
l'étude réalisée par l'Institut de la
Méditerranée dans le cadre du projet FEMISE (cf.
encadré 7).
PIB par tête et cadre légal
économique
(corrélés à 81%)
Economie de la connaissance et cadre légal
économique (corrélés à 65%)
Développement humain et cadre légal
économique (corrélés à 57%)
Source : Radwan et Reiffers [2004], p.
6.
41
Encadré 7 : Corrélation entre cadre
légal et développement économique (2002)
Dans le cadre de notre application empirique, nous
avons utilisé une méthode de classification ascendante
hiérarchique (CAH). Elle nous a permis de développer
l'étude sur deux axes : le premier aborde le problème sous un
angle comparatif (analyse de la distance entre les groupes de pays) et le
second met en avant l'aspect dynamique (analyse du mouvement de chaque pays
dans le temps). La CAH est une branche de l'analyse de données que l'on
retrouve selon le domaine d'application, sous le nom de << typologie
» ou de << segmentation », mais ce n'est en aucun cas un
classement sur un axe unidimensionnel orienté. Cette méthode
permet de constituer des groupes d'éléments similaires sur la
base de leur description par un ensemble de variables.
Pour l'essentiel, la CAH consiste à
agréger progressivement les éléments de la base de
données selon leur niveau de ressemblance. Dans cet
intérêt, elle fait appel à une démarche
algorithmique peu complexe, ce qui constitue un avantage indéniable.
L'autre atout de la méthode est qu'elle conduit à des
résultats faciles à décrire et à schématiser
(il s'agit des classes ou paliers). Concrètement, le principe de base de
la CAH permet de construire successivement des partitions en l
classes, l-1 classes, l-2 classes... Elles sont
emboîtées les unes dans les autres, de manière à ce
que la partition en l-1 classes soit obtenue en regroupant deux des
catégories de la partition en l classes, suivant le
procédé de Ward. Chaque nouvelle partition est définie de
façon à ce que son inertie intra-classe (distance entre deux
éléments d'une même classe) soit faible et son inertie
inter-classe (distance entre deux classes) soit forte.
En somme, il s'agit d'agréger progressivement
des éléments selon leur niveau de ressemblance, mesuré
à l'aide d'un indice de dissimilarité (distance). L'algorithme
commence par réunir les couples les plus proches, puis agrège
progressivement le reste des éléments, jusqu'à obtention
d'un groupe unique. Au final, l'algorithme donne lieu à un arbre de
classification (dendrogramme), représentant une hiérarchie de
partitions. Celle-ci est obtenue après troncature à un niveau de
ressemblance jugé suffisant. La partition comporte alors d'autant moins
de classes que la troncature s'effectue en haut du dendrogramme (cf.
encadré 8).
Dans le cadre de notre application, précisons
que les m éléments sont représentés par
les 21 pays euro-méditerranéens (PM8, AC10 et PVA3) et les trois
profils (UE, OCDE et CM70). Les n variables ne sont autres que les 43
critères relatifs à l'évaluation du cadre légal
économique. L'étude empirique effectuée grâce au
logiciel d'analyse des données XlStat a permis de regrouper, au sein
d'une même classe, les pays dont les pratiques se rapprochent sur le plan
du cadre légal économique. Nous avons obtenu pour les
périodes 1995 et 2003 un découpage spécifique de
l'échantillon sur les sept espaces de critères (cf.
annexe 5, dendrogrammes 1.a. à 7.a. et 1.b. à 7.b.) ainsi
qu'un découpage global résumant la situation (cf. annexe
5, dendrogrammes 8.a. et 8.b.). Il est important de souligner que les
différentes troncatures ont été effectuées de
façon automatique par XlStat, en fonction de la structure des
histogrammes.
Encadré 8 : Déroulement des algorithmes
d'une CAH par la procédure Ward
Pour dérouler l'algorithme d'une CAH, il est utile
d'introduire en amont les paramètres suivants :
- la performance d'un élément i sur une
variable j est xij ; - le nombre total d'éléments ai (m)
;
- le nombre total de variables cj (n) ;
- l'effectif de chaque classe k (ek) ;
- le centre de gravité de chaque classe k
(gk).
Précisons que le calcul du centre de
gravité fait intervenir l'effectif de la classe correspondante,
puisqu'il s'agit du barycentre de ses éléments (Bouroche et
Saporta [1994]). Au départ, chaque élément ai constitue
une classe (singleton). Il faut alors emboîter les différents
singletons en suivant les étapes ci-dessous :
- Calculer la distance entre les classes,
c'est-à-dire les écarts entre les performances de chaque couple
d'éléments sur l'ensemble des variables :
- Calculer la perte d'inertie entre les singletons en
tenant compte des effectifs :
1
2 ( , )
a a = d a
a
2 ( ,
i i ' i i '
2
- Faire fusionner les éléments dont la
perte d'inertie a est minimale et constituer de nouvelles
classes k, k'...
Le passage d'une partition en l classes à une
partition en l-1 classes implique systématiquement une baisse de
l'inertie interclasse. De ce fait, le regroupement permet de réunir les
classes qui se rapprochent le plus, celles pour lesquelles la perte d'inertie
encourue lors de la fusion est la plus faible, ce qui revient à
minimiser á (Celeux [1989]).
Le processus de regroupement des classes se poursuit
grâce au calcul des distances, non plus entre les éléments
(puisqu'il ne s'agit plus de singletons), mais entre les centres de
gravité des nouvelles classes. Précisons que ce calcul prend en
compte les fusions antérieures (les coordonnées des composantes
d'origine des nouvelles classes) :
1 ~ e e ~
2 2 k k '
d g g
2 ( , ) =
~ ( , ) + ( , ) - d g
g
2
e d g g
e d g g ( , ) ~
h h ' k k h ' k ' k
' h ' k k '
e e
+ ~ e e
+
k k ' k k ' ~
Avec : h une classe issue de la fusion entre k et
k'. h' une classe différente de k, k' et h.
La fusion génère donc une perte d'inertie
inter-classe :
)
e e
k k d
'
e k + e k
'
2 ( , '
g g
k k
á =
)
Tant que le nombre de classes est supérieur
à 1, l'algorithme se déroule jusqu'à obtention d'une
partition finale. Dans cette hiérarchie, la hauteur de chaque palier
mesure le degré d'agrégation du groupe d'éléments
qu'il contient. Afin de pouvoir visualiser cette hiérarchie, il faut
« valuer » les différents paliers en leur associant une
hauteur au sein d'un graphique. Une fois l'algorithme achevé, il suffit
de déterminer le nombre de classes, en élaborant une coupe
horizontale (troncature) au niveau de l'arbre des partitions, puis de prendre
en compte le nombre de branches verticales.
Source : Guessoum [2005a], annexe 5.
e e
i
=
á
i ' d
'
+ e i
e i
n
2 ( , ) ( ij i j
)
a i a i = x
- x
' '
2
d
j=1
Les classifications ont donné lieu à une
représentation graphique uniforme caractérisée par quatre
catégories. Rappelons que la numérotation des classes n'implique
aucune hiérarchie (dans la CAH, hiérarchiser n'est pas une fin
mais un moyen). Par conséquent, le passage d'un pays de la
catégorie k à la catégorie k-1, ne
traduit pas forcément une amélioration de ses performances. Ce
fait explique uniquement qu'il se rapproche davantage des pratiques des pays de
la nouvelle classe à laquelle il a été affecté. En
revanche, si cette classe comprend un profil de référence, il y a
amélioration. La CAH permet non seulement de repérer les
changements d'orientation des politiques économique des pays, mais
également d'identifier la nature de ces changements.
De manière générale, nous avons
relevé que le processus de réforme entamé dans les pays du
Sud ne s'articulait pas autour d'une logique d'ensemble, mais plutôt
autour de démarches individuelles et isolées, manquant de
coordination et de cohérence. Celles-ci créent, par
conséquent, un biais entre la réglementation du milieu des
affaires et la mise en pratique des programmes de réforme. Ceci est
probablement dû à des carences budgétaires ou à un
retard d'expertise. En réalité, le décalage provient
essentiellement de l'incompatibilité entre les micro-réformes
mises en oeuvre et l'environnement macroéconomique dans lequel elles
évoluent. Les systèmes législatifs, pour la plupart
importés d'Europe, ont été calqués puis directement
appliqués.
Pour ce qui est de la réglementation du
marché des capitaux, la modernisation du système financier des
pays euro-méditerranéens a subi comme à l'échelle
mondiale une influence anglo-saxonne. Cependant, nous avons constaté au
niveau des sources de financement que les marges bancaires étaient
encore élevées et les critères de garantie parfois
exagérés. L'instabilité au Moyen-Orient a
été la cause principale de la hausse des primes de risque
nécessaires à couvrir les bailleurs de fonds.
Sur le plan des transactions internationales, nous
avons enregistré une amélioration du taux d'ouverture, que nous
avons expliqué par l'assouplissement des barrières tarifaires.
Néanmoins il subsiste des blocages au commerce extérieur
relevant, soit des procédures administratives qui restent lentes, soit
des régimes d'importation encore complexes. Rappelons enfin que
l'adoption d'un cadre concurrentiel répondant aux besoins des
entreprises a accentué le niveau des inégalités au sein de
tous les pays euroméditerranéens, y compris les plus
avancés. Le biais inégalitaire touche cependant ces
économies à des degrés différents.
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