5.3.4. Les pratiques pastorales : évolution depuis
20 ans
L'approche diachronique adoptée ici privilégie
les tendances d'ordre général, cependant, nous accordons de
l'importance aux variations mineures, étant entendu que tout changement
aussi minime soit-il n'est pas anodin, il peut être
révélateur d'ajustements plus ou moins importants au sein des
élevages ou du groupe d'élevages. Rappelons également que
nous ne perdons pas à l'esprit que la période de
référence choisie peut être insuffisante pour percevoir de
changements notables ou pour permettre la claire lisibilité d'une
quelconque tendance.
Pour aborder la question de l'évolution du comportement
général des éleveurs présents dans le terroir ou le
fréquentant nous nous appuierons, sans les reprendre, sur les
données générales présentées dans le tableau
V7 (paragraphe 5.3.3.1).
5 .3.4.1. Constitution et allotement des troupeaux
En rappel (voir paragraphe 5.3.3.1), les formes courantes de
mise en place de troupeau ou d'acquisition d'animaux sont l'héritage
(Sendereeji bibe et Sukkadi)63
associé ou non à l'achat. Presque tous les troupeaux
enquêtés ont, en effet, été constitués par
ces voies seulement ou associées à d'autres, plus marginales,
comme les emprunts ou les dons. L'acquisition par héritage est propre
aux éleveurs transhumants résidents () ou non (C3), tandis que
celle par achat domine chez les éleveurs résidents non
transhumants (C1). Dans cette dernière catégorie cependant, un
grand nombre d'éleveurs, ceux surtout de C1-2 dominés par des
peuls, acquièrent leurs animaux par héritage. L'acquisition par
achat dans le
63 Ces deux pratiques d'héritage uniquement
présentes chez les Peul, ont déjà été
rencontrées par Thébaud (1999) respectivement en pays Woodabe du
Niger (Diffa) et au Yagha burkinabè. Sendereeji bibe fait
référence à une forme de constitution d'un troupeau
embryonnaire dans laquelle les petits garçons de la famille
reçoivent une dotation d'animaux en pré héritage. Dans
notre échantillon la pratique est citée par les transhumants
nigériens.
Sukkadi ou Sukkaaji ou encore
halalji (Boutrais, 2002) est une pratique dans laquelle tout nouveau
né reçoit automatiquement en donation un animal en
héritage du vivant de son ascendant. C'est une pratique
rencontrée chez les éleveurs peul du terroir qu'ils soient
transhumants ou non. Les bovins Sukkadi constituent un patrimoine qui
sert de lien intergénérationnel dans les familles pastorales
peules.
groupe est surtout rencontrée chez les
Gourmantchés du groupe C1 (le sous-groupe C1-1 et une bonne partie du
sous-groupe C1-2).
La manière dont on acquiert les animaux dans le terroir
de Kotchari a été étudiée et expliquée en
détail par Ouédraogo (2008). Les faits qu'il a observés
correspondent aux normes culturelles en vigueur dans les groupes socioculturels
qui caractérisent les 3 groupes d'éleveurs que nous avons
reconnus. En effet, chez les Peuls on obtient généralement son
troupeau par héritage car « dans la tradition peule, un enfant
a droit à un animal le jour de son baptême ». Chez les
agropasteurs gourmantchés (le groupe C1-1 et une bonne partie du groupe
C1-2), les animaux sont acquis avec les ressources issues de l'agriculture.
Notons que l'emprunt d'animaux est aussi rencontré dans ces
élevages, en particulier ceux de C1-2, il se résume souvent
à quelques boeufs de trait.
De manière générale, le cheptel local
notamment bovin s'est accru depuis la décennie 1990. Chez les non
transhumants (C1) (figure V-8a), la taille des troupeaux est restée
faible après avoir connu une hausse passagère. Cette hausse
notable mais momentanée des effectifs est liée au boom cotonnier
enregistré dans la zone dans la première moitié de la
décennie 2000. Comme nous l'avons déjà signifié
plus haut, les Gourmantchés de la zone se sont beaucoup adonnés
à la culture du coton depuis la relance de cette activité en 1997
dans la zone et les ressources qui sont générées sont
capitalisées dans l'élevage qui joue ainsi le rôle de
« banque traditionnelle » confirmant ainsi les observations de Lhoste
et al. (1993). La situation, du reste, n'est pas spécifique
à Kotchari ; un peu partout en zone soudanienne, les agriculteurs
thésaurisent leurs revenus dans l'achat du bétail. Dans les
autres groupes d'éleveurs (figures V-8b et V-8c), on constate que,
durant la période de référence, l'augmentation des
effectifs du cheptel s'est effectuée par l'accroissement du nombre de
troupeaux de taille intermédiaire (TaiTr-2, TaiTr-3) ou
supérieure (TaiTr-3, TaiTr-4 et TaiTr5) respectivement pour et C3 et au
détriment des effectifs en troupeaux de taille inférieure
(TaiTr-1 pour ; TaiTr-1 et TaiTr-2 pour C3). Il faut noter que les troupeaux
de très grande taille (TaiTr-5) n'existent chez les éleveurs
résidents transhumants () que depuis quelques années (on n'en
rencontrait pas il y a seulement une dizaine d'années). Il faut
comprendre que la plupart des éleveurs peuls résidents qu'ils
soient transhumants () ou non transhumants (une partie des éleveurs de
C1-2), sont dans une phase de reconstitution de leur cheptel. La plupart
s'étaient sédentarisés après avoir perdu, suite aux
grandes sécheresses, une grande partie de leurs animaux.
141
c. Groupe C3
Figure V-8. Évolution des effectifs bovins des troupeaux
enquêtés
Légende:
TaiTr-1 : 0-45 têtes ; TaiTr-2 : 45-90 têtes ;
TaiTr-3 : 90-135 têtes ; TaiTr-4 : 135-180 têtes ; TaiTr-5 : plus
de
180 têtes
Si la hausse du cheptel est certaine de manière globale
pour chacune des catégories d'éleveurs, une analyse plus fine
permet de voir cependant que certains éleveurs (31%, tous groupes
confondus), ont vu la taille de leur troupeau diminuer, parfois notablement.
Des constatations assez différentes mais nuancées sont faites par
Kièma S. (2007) dans l'Ouest burkinabè. Cet auteur indique qu'au
sein des éleveurs qu'il a enquêtés, seulement 38,5% d'entre
eux ont vu leurs troupeaux s'accroître ces dernières années
alors que, contrairement à nos observations à Kotchari, il a
noté concomitamment un recul de l'effectif du cheptel global.
L'allotement (constitution de sous-groupes dans le troupeau) est
une pratique de plus en plus courante, en particulier chez les éleveurs
transhumants ( et C3).
Chez les non transhumants (C1) (figure V-9a), l'allotement
était une pratique marginale il y a une vingtaine d'années, elle
implique cependant de plus en plus d'éleveurs de cette catégorie
depuis une dizaine d'années. Ici, la subdivision du troupeau en 3 lots
n'est cependant qu'à son début. Les motifs
généralement évoqués par ces éleveurs pour
expliquer la division de leurs troupeaux en sous-lots étaient à
l'origine de faciliter la tâche des bergers (RLot-4) ; mais depuis une
dizaine d'années d'autres arguments (avoir des lots homogènes :
RLot-1, gérer d'éventuels risques : RLot-2 et gérer les
charges sur les parcours : RLot-3) de plus en plus importants sont
avancés (figure V-9b) cela du fait surtout d'éleveurs
(généralement des éleveurs peuls dont les troupeaux sont
en reconstitution) qui se sont nouvellement mis à la pratique.
L'argument majeur demeure tout de même la constitution de lots
gérables par les bergers (RLot-4).
Chez les transhumants ( et C3), les troupeaux ont toujours
été subdivisés en plusieurs lots ; mais alors que la forme
à trois lots n'a commencé à être connue qu'il ya une
dizaine d'années chez les résidents () (figure 10a), elle est
rencontrée il ya au moins une vingtaine d'années chez les
allochtones (C3) (figure 11a). De toutes les catégories
d'éleveurs, c'est ici que les troupeaux à trois lots sont les
plus importants. L'allotement, chez les éleveurs de type se justifiait,
il y a une vingtaine d'années, surtout par le souci d'avoir des lots
homogènes (RLot-
1), mais une proportion notable d'éleveurs
étaient, eux, préoccupés par la bonne gestion
d'éventuels risques (RLot-2) (figures V-10b) ou par la bonne
répartition des charges animales sur les parcours (RLot-3). Depuis, les
deux derniers arguments (RLot-2 et RLot-3) ont pris régulièrement
de l'importance au détriment du premier. Depuis une dizaine
d'années, s'y ajoute le souci d'alléger les charges des bergers
par constitution de troupeaux de taille raisonnable. Dans la catégorie
d'éleveurs C3, la constitution de lots homogènes (RLot-1), ainsi
que, dans une moindre mesure, la gestion des risques potentiels (RLot-2) sont
des motifs constants (figure V-11b). Depuis un certain temps, un nombre plus
important de ces éleveurs, qui font face de plus en plus à
l'adversité, se préoccupent prioritairement de la gestion des
risques éventuels qui sont susceptibles de se présenter à
eux lors de leur transhumance. Toutefois, avoir des lots homogènes reste
le motif premier évoqué.
a. Allotement du troupeau b. Motivations
Figure V-9. . Évolution des pratiques d'allotement du
troupeau dans le Groupe C1
NLot-1: 1 lot Motivations
RLot-1: Séparer en lots homogènes
Légende: Allotement
NLot-2: 2 lots
NLot-3: plus de 2 lots RLot-2: Gérer les risques
RLot-3 : Gérer charges sur parcours RLot-4 : Faciliter
tâche des bergers RLot-5 : N'est pas concerné
143
a. Allotement du troupeau b. Motivations
Figure V-10. . Évolution des pratiques d'allotement du
troupeau dans le Groupe
a. Allotement du troupeau b. Motivations
Figure V-11. Évolution des pratiques d'allotement du
troupeau dans le Groupe C3
L'allotement est une pratique courante au sein des
élevages peuls ou mobiles en général (Kagoné, 2000
; Riegel, 2002 ; Paris, 2002 ; Botoni, 2003 ; Kièma S., 2007;
Ouédraogo, 2008), mais il a pris de l'ampleur face aux contraintes que
rencontre de nos jours le bétail. Il est par ailleurs, fortement
dépendant de la taille du troupeau de l'éleveur (Kagoné,
2000). Chez les agroéleveurs gourmantchés (ils
représentent une bonne partie des éleveurs de C1),
l'intérêt de diviser le troupeau en lots est bien perçu
mais la pratique n'est pas systématique même lorsque le troupeau
dépasse la cinquantaine de têtes. Nos données indiquent en
effet, qu'en dessous de 49 têtes, aucun des troupeaux ne compte plus d'un
berger à la fois. Cet intérêt reconnu à la pratique
se confronte cependant à un manque de main d'oeuvre prioritairement
consacré en général aux travaux champêtres, ces
agroéleveurs étant fortement impliqués dans la culture du
coton. La configuration des lots dépend de la composition du troupeau,
mais ils sont en général hétérogènes : s'il
y a un équilibre numérique entre bovins et petits ruminants
(ovins et/ou caprins), chacun des deux lots sont ainsi constitués : lot
un : bovins ; lot deux : ovins et/ou caprins. Si par contre il ya un grand
déséquilibre, les lots constitués vont comprendre à
la fois un peu de chaque espèce, ils demeurent cependant
équilibrés en taille. Cette façon de faire est rendue
possible par le fait que bien des fois, ces troupeaux sont
hétérogènes à l'origine, chacun des membres de la
famille y apportant quelques têtes.
Il semble que pour les éleveurs qui sont
concernés par l'allotement, ce ne sont pas les mêmes contraintes
qui commandent la pratique selon que l'on appartient à un groupe
d'éleveurs ou à un autre. Chez ce type C1, les éleveurs
sont surtout soucieux d'assurer une meilleure surveillance de leurs troupeaux,
devenus de plus en plus importants, par des bergers peu spécialistes en
témoigne le propos de cet éleveur (Tankoano Nindia) du village
Malipoa « Avec le coton, nous n'avons que l'élevage pour mettre
de côté l'argent que nous gagnons, or nos enfants sont peu
habitués à suivre de gros troupeaux et les risques qu'ils
commettent des dégâts sont importants. Diviser le troupeau en lots
de petite taille apparait comme une obligation, mais elle se confronte souvent
au manque de bergers, nos enfants nous étant très utiles au champ
».
Chez les Peuls de toutes les catégories, l'allotement
est systématique (généralement deux lots : bien
portants vs malades et allaitants) quelle que soit la taille du troupeau. Il
devient fortement dépendant de la taille du troupeau lorsque celui-ci
tend à dépasser 150 têtes (aucun
145
troupeau de taille inférieure ne
bénéficie de plus de deux bergers). Au-delà de cet
effectif, la plupart des troupeaux sont subdivisés en trois sous-lots
(troupeau d'allaitants et/ou de malades, troupeau de veaux et troupeau de bien
portants) et ce cas de figure est plutôt courant chez les éleveurs
transhumants ( & C3). Dans ces catégories, les éleveurs sont
soucieux de faciliter leurs déplacements (constitution de lots
homogènes) ou de le sécuriser (gestion des risques), eux qui sont
très souvent partis vers l'inconnue ou l'incertain (Benoit, 1979 ;
Landais, 1990). Cette subdivision du troupeau, qui se produit
généralement en saison sèche comme l'a aussi
observé Kièma S. (2001 & 2007), notamment lors de la campagne
de transhumance (Kagoné, 2000), généralement
précédée d'une organisation minutieuse (Toutain et
al., 2001), répond, selon Riegel (2002) et Paris (2002), ainsi
que quelques transhumants interrogés, à une stratégie
préventive : épargner aux animaux fatigués, gestants,
malades ou trop jeunes de dures conditions de marche et dont la présence
retarderait, par ailleurs, l'avancée du troupeau et l'exposerait
énormément à divers risques; éviter les pertes en
chemin dues aux attaques de prédateurs. On peut penser aussi comme
Convers (2002) à une stratégie de répartition des risques
surtout qu'un des éleveurs du groupe (Diadié Diallo, transhumant
nigérien du département de Say), questionné, nous a tenu
le propos suivant « nous faisons attention à ne pas mettre tous
nos oeufs dans le même panier. Lorsque nous devons aller loin, nous
laissons une partie de nos animaux à la maison ». Certains
transhumants évoquent l'idée de permettre à une partie de
la famille restée sur place de bénéficier du lait des
vaches allaitantes. L'argument est aussi avancé par ce pasteur,
transhumant habituellement vers la Kompienga et le Togo, interrogé par
Kaboré (2010) « ... Nous pâturons au Togo en passant par
la Kompienga (...) On n'envoie jamais tout le troupeau pour qu'il y ait du lait
pour ceux qui restent à la maison... ». Bary (1998), à
la suite d'ateliers organisés avec des éleveurs de Gorom-Gorom,
Djibo, Solenzo et Fada N'Gourma, rend compte du fait que lors du départ
en transhumance, les vaches allaitantes et les animaux faibles sont
laissés sur place. Ce constat est également fait par Dongmo et
al. (2007), Harchies et al. (2007) ainsi que Kossoumna Liba'a
et al. (2010), ces auteurs rapportent que les éleveurs
transhument avec un lot principal et laissent en place un lot constitué
de vaches allaitantes. Dans l'échantillon d'éleveurs que nous
avons enquêtés, certains de ceux qui répartissent leur
troupeau en plus de deux lots (trois en général), ont
évoqué ce dernier argument comme motif principal. L'argument peut
être pertinent quand on fait un lien avec la composition en genre du
troupeau. En effet, on constate (tableau V-9) que, par rapport au groupe
constitué d'éleveurs peuls transhumants résidents, les
troupeaux des transhumants non résidents (C3), comprennent beaucoup
moins de femelles que de mâles (les sex-ratios sont de 0,36 et 0,48
respectivement). Or, il est connu que le caractère naisseur, qui est une
des marques des élevages mobiles notamment peuls (Doutressoulle, 1947 ;
Veyret, 1951 ; Sere & Steinfeld, 1996 ; Sounkéré, 2003 ;
Kièma S., 2007), se traduit dans le troupeau par un sex-ratio
très bas, c'est-à-dire un nombre très faible de taureaux
par rapport aux vaches. Sur cette base on penser que, dans les troupeaux de ce
groupe d'éleveurs, aux caractéristiques assez voisines de ,
quelques femelles sont restées en terroirs d'attache au moment du
départ des troupeaux. Nous revenons plus bas sur cette question
spécifique du sex-ratio dans les troupeaux des groupes d'éleveurs
dans le paragraphe sur les pratiques de diversification.
Si les éleveurs non transhumants (C1), dont certains
ont abandonné la transhumance ou ne pratiquent plus que la petite
transhumance64, sont préoccupés, comme nous l'avons
dit, par la capacité des bergers à bien gérer leur
troupeaux pour prévenir les éventuelles pertes et surtout les
dégâts qu'ils pourraient être amenés à
commettre, argument les emmenant à repartir leurs troupeaux en lots plus
réduits, ils sont aussi assez regardants sur la question de la
préservation des ressources locales. Ils pensent comme Lassissi
(éleveur peul sédentaire, quartier Kobana) que « de
petites têtes partout procurent plus de santé aux parcours et
préservent plus longtemps le fourrage que plusieurs têtes en un
seul lieu ». Cet argument, assez pertinent du point de vue des
spécialistes de l'écologie des parcours ou des gestionnaires des
ressources (Breman & De Ridder, 1991 ; César, 1992 ; Lhoste et
al. 1993 ; Boutrais, 1997 ; Scoones, 1999 ; Nori, 2007 ; Nori et
al. 2008), est peu ou pas évoqué par les transhumants
allochtones (éleveurs du groupe C3), alors que les transhumants
résidents, tout en en tenant compte de plus en plus, le relèguent
au second plan. L'explication à cela peut se retrouver dans ce propos de
Sadio Sondé (transhumant nigérien venant de Makalondi) «
chez nous, nous ne perdons pas de vue que lorsque les animaux sont en grand
nombre en un même lieu, ils perdent en embonpoint et ce milieu est perdu
pour longtemps. Mais lorsque nous devons aller loin, nous sommes plutôt
préoccupés à nous assurer que des conditions de voyage
moins périlleuses sont réunies ». Notons enfin que les
lots d'animaux malades (ou fatigués ou jeunes) restés en terroir
d'attache sont parfois amenés à aller loin dans les terroirs
voisins (cas de petite transhumance) suivant que la saison pluvieuse
précédente a été bonne ou mauvaise.
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