La sociologie du pastoralisme et celle de la
société peule qui lui est associée ont fait l'objet de
nombreuses recherches en Afrique soudano sahélienne. En effet, la
pratique pastorale a été pendant longtemps, dans cette
région comme un peu partout dans le monde, l'affaire de groupes
socioculturels précis (Lhoste et al. 1993) dont la vie est
entièrement organisée autour du troupeau. Dans la région
qui nous intéresse, elle est l'apanage du groupe ethnique Peul et de
groupes apparentés.
Pendant de nombreuses années, une abondante
littérature sur les peuples pasteurs tendait à démontrer
leur archaïsme et l'improductivité de leurs systèmes. Ainsi,
bien après les indépendances, le pastoralisme était encore
jugé inopérant dans la gestion des espaces des jeunes
États en Afrique sahélienne. Le point de vue dominant dans les
années 1970 considérait les pasteurs comme des individus
dénués de bon sens économique, adoptant des
systèmes de tenure des terres communales intrinsèquement
néfastes (Dahl, 1983 ; Moorehead & Lane, 1995 ; Steinfeld et
al. 1997 ; Wane, 2006 ; Nori, 2007) qui aboutissaient
inéluctablement au surpâturage et à la dégradation
de l'environnement. Cette posture, soustendue par la théorie de la
« tragédie des communs » (Hardin, 1968) ajoutée au
désir des jeunes états de fixer les pasteurs pour mieux les
contrôler (Jaubert, 1997), allait servir de base à des politiques,
aujourd'hui reconnues d'une impertinence totale (au moins dans leur
conception), de fixation des pasteurs et de leurs animaux (Moorehead &
Lane, 1995; Touré,
39
1997 ; Baroin, 2003)22. Le credo était en
effet que toute ressource à "accès libre" (ici l'espace pastoral)
était inéluctablement vouée à se dégrader
(Moorehead & Lane, 1995), l'hypothèse étant faite que les
différents utilisateurs de cette ressource (ici les pasteurs),
fonctionnaient comme des agents économiques de manière
rationnelle, et seraient tentés, chacun de son côté, de
tirer un profit maximal du caractère gratuit de la ressource. Cette
approche a fait son temps et il est maintenant reconnu que partout où
les institutions traditionnelles sont restées intactes ou peu
déstructurées, comme le Macina au 19è siècle
(Boutrais, 1994), les espaces pastoraux ont rarement été à
accès libre (Boutrais, 1994 & 2002 ; Riegel, 2002). Selon
Thébaud (1995), Touré (1997) et Bary (1998), dans un tel
contexte, si l'accès aux ressources est collectif, leur gestion n'en est
pas moins rationnelle et définie entre groupes sociaux.
On a montré depuis que les sociétés
pastorales ont de tout temps disposé dans leurs principes, d'une
certaine rationalité économique (Bonfiglioli, 1988) se traduisant
par un rapport particulier à l'espace et aux ressources naturelles.
L'inexistence de règles d'accès et de gestion en milieu pastoral
était une idée fausse. Il faut comprendre que, même si le
pastoralisme est basé sur la ponction et le libre accès aux
ressources naturelles (Benoit, 1998; Riegel, 2002), la réalité
est que sans règles d'accès et d'usage de l'espace et de ses
ressources, les sociétés pastorales auraient difficilement
survécu (Thébaud, 1995). Comme le fait remarquer Pélissier
(1995), « les pratiques foncières expriment la projection de la
société sur l'espace et sont largement le reflet de son
organisation et de son histoire ». Or, compte tenu du fait que
l'élevage pastoral marque faiblement l'espace, ces pratiques, qui sont
d'une exceptionnelle souplesse, ont mis du temps à être mises en
évidence. En fait, le pasteur, par le truchement de ses animaux,
entretient avec la nature un certain type de rapport excluant un processus
d'appropriation de l'espace qui pourrait compromettre son accessibilité
par tous (Benoit, 1979; D'Amico et al. 1995 ; Boutrais, 2002). Riegel
(2002) note qu'on relève rarement auprès des bergers peuls des
termes qui exprimeraient un sentiment d'appartenance à un lieu
géographique donné ou une appropriation d'un espace bien
défini. En outre, il n'existe pas de transformation volontaire de la
nature et d'accumulation de biens dans leurs projets. Au contraire, il y a une
relation directe et égalitaire avec la richesse naturelle et
l'épuisement du stock est perçu comme normal et assumé en
conséquence par le déplacement. C'est pourquoi le pasteur ne
comprend pas qu'on veuille lui refuser le droit d'accès aux aires
protégées qu'il considère comme des stocks fourragers et
comme des maillons de sa stratégie (Benoit, 1998).
Touré (1997) et Thébaud (1995), étudiant
des sociétés peules respectivement au Sénégal
(Ferlo) et au Niger oriental, rapportent que la mobilité des hommes et
des troupeaux repose sur un principe de réciprocité entre les
éleveurs ou agriculteurs sédentaires et les arrivants, des
alliances durables favorisant le partage des ressources entre plusieurs
utilisateurs suivant des accords. En outre, l'occupation et l'utilisation de
l'espace font l'objet d'un contrôle collectif qui engage la
responsabilité de tous les usagers dans la gestion des problèmes
fonciers. En réalité, dans les zones traditionnellement
d'élevage comme au Sahel,
22 Si dans le milieu des chercheurs, la pertinence
de l'élevage mobile en zone aride et semi aride est reconnue, cela ne
semble toujours pas être le cas au niveau des politiques et des services
techniques qui le considèrent toujours comme dégradant à
l'égard de l'environnement (Kossoumna Liba'a, 2008 ; Kossoumna Liba'a et
al. 2010) et mettent tout en oeuvre pour sa sédentarisation.
l'espace pastoral était « divisé » en
secteurs selon les potentialités pastorales et l'accès à
chacun des secteurs, dont certains sont soumis à des droits prioritaires
mais non exclusifs, était soumis à des règles
(périodes et ordre d'accès) (Touré, 1997 ; Riegel,
2002).
Selon donc ces auteurs, contrairement aux apparences, toutes
les ressources, dans les communautés pastorales, étaient sous des
systèmes à « accès surveillé »
jusqu'à ce que le droit de regard de celles-ci sur lesdites ressources
leur soit retiré par l'administration coloniale et les jeunes
États (Babin et al. 2002).
Un autre aspect à prendre en compte est que le
pastoralisme relève d'un système de vie (Bonfiglioli, 1988 ;
Lhoste et al. 1993 ; Daget & Godron, 1995 ; Bovin, 1999). En
effet, la mobilité, en tant que mouvement vers l'inconnu (Benoit, 1979)
ou dans un environnement hostile (Landais, 1990) et
célébré comme tel, est source de valorisation sociale et
vue comme un fait nécessaire indispensable à la survie du groupe.
Dans son rapport direct au milieu naturel, le pasteur se confronte à un
certain nombre de risques, dont les risques sanitaires du bétail, les
risques liés à la prédation par les fauves, les risques
liés aux contraventions résultantes des infractions et les
risques de conflits avec les agriculteurs (Toutain, 2001; Paris, 2002; Tamou,
2002 ; Kagoné, 2004). De nombreux éleveurs interrogés de
nos jours considèrent qu'au-delà de la recherche du
bien-être pour leur bétail, la transhumance dans les aires
protégées constitue un défi que seuls peuvent relever les
bergers braves et authentiques (Convers, 2002; Riegel, 2002 ; Paris, 2002).
Au plan écologique, la mobilité tant
reprochée à ces peuples est assimilée par Daget &
Godron (1995) et Faure (1997) à un phénomène historique
dans les zones arides et semiarides réputées difficiles ou
pauvres en ressources pastorales. Benoit (1976 & 1998) et Touré
(1997), précisant que ce phénomène s'opère dans des
milieux en « équilibre instable» où les ressources sont
dispersées, pensent qu'il s'agit d'une stratégie opportuniste
d'exploitation de la diversité et de la variabilité de l'offre en
ressource en relation avec la diversité écologique. Loin donc de
traduire seulement des stratégies de survivance, la mobilité
consisterait en un véritable « programme de nutrition »
centré sur des objectifs à atteindre.
Nous avons indiqué plus haut que l'un des reproches
majeurs faits aux peuples pasteurs, c'est de manquer de rationalité
économique. Or, cette rationalité existe, mais elle n'est pas
orientée vers le marché (Pratt et al. 1997), elle
combine des biens privés (bétail) avec des ressources publiques
(les pâturages) et réside dans la capacité des
systèmes pastoraux à s'appuyer sur la mobilité (Boutrais,
2002), Rester sur place reviendrait en effet à accepter la baisse des
rendements (chute des productions et des effectifs) et à empêcher
le milieu de se restaurer (Benoit, 1979). L'itinérance, selon Bernus
(1981), autorise la conservation d'un effectif animal maximal, objectif
essentiel pour les pasteurs qui adoptent ainsi une stratégie de gestion
du risque en contexte aléatoire (Boutrais, 1996). Ils s'assurent ainsi
d'une reconstitution plus rapide des troupeaux, donc du capital, après
d'éventuelles épizooties par rapport à des conditions
d'élevage sédentaire.