2. EXIGENCE MORALE ET ACTION POLITIQUE CHEZ L'HOMME
D'ETAT
L'exercice du pouvoir politique consiste a garantir et a
defendre les interets legitimes du peuple, tant a l'interieur qu'a l'exterieur
des frontieres nationales. Il consiste aussi a assurer une saine et
transparente gestion des ressources de l'Etat, par des choix politique,
economique, social et culturel consequents. A cet egard, en decidant d'exercer
le pouvoir politique, l'homme d'Etat prend la lourde responsabilite de conduire
le destin de tout un peuple, en veillant a ce que toute les decisions qu'il
aura a prendre n'auront qu'un seul but, celui de garantir la securite et le
bien-etre des citoyens.
Cependant, la securite et le bien-etre, ne saurait etre
reellement assures si au prealable les gouvernants ne s'attellent pas a creer
un cadre politique respectueux des droits et libertes fondamentaux des
citoyens. La meilleure preuve d'amour et de respect qu'un homme d'Etat puisse
avoir vis-à-vis de son peuple, c'est de faire en sorte que chaque
citoyen puisse vivre pleinement sa citoyennete, c'est-A-dire qu'il soit libre
d'agir selon ses interets dans le respect des lois republicaines et qu'il
puisse satisfaire ses besoins vitaux.
Ainsi, la t_che politique primordiale et essentielle de
l'homme d'Etat, est d'ceuvrer a consolider l'Etat de droit, en essayant a
chaque fois que c'est necessaire, a parfaire la constitution, lorsque celle-ci
presente des failles susceptibles de porter prejudice aux droits des citoyens.
A ce propos, Kant estime que lorsqu'une constitution presente une faille
quelconque, il appartient a l'homme d'Etat ou chef supreme d'apporter les
amendements necessaires, même si cela va a l'encontre de ses interets.
96 Ka Mana, L'Afrique va-t-elle mourir ? Op
cit, p 155.
97 Ibidem, p 157.
En effet, Kant pose comme principe que "si jamais dans la
constitution (...) se presente un vice qu'on a pas pu prevenir, que ce soit un
devoir et particulierement pour les chefs supremes de l'Etat, d'être
attentifs a la maniere de le corriger le plutot possible suivant le droit
naturel, comme l'idee de la raison nous en presente le modele sous les yeux,
leur egoisme dut-il etre sacrifie"9 8.
Et comme nous le voyons aujourd'hui en Afrique, des voix se
levent chaque jour pour rappeler les dirigeants a plus de democratie et a plus
de respect des droits de la personne humaine. Notre continent est toujours
indexe comme etant la partie du monde ou les droits de l'homme sont plus
regulierement violes. Il est par consequent imperatif de rappeler avec Kant
"qu'il faut tenir le droit des hommes pour sacre, quoi qu'il coilte des
sacrifices au pouvoir dominant"99.
Comme nous pouvons le constater, entre l'homme d'Etat et son
peuple, c'est avant tout une relation de respect et d'amour au sens kantien des
termes. Il s'agit notamment du "respect comme maxime de ne ravaler aucun homme
a etre simplement un moyen pour mes fins et l'amour qui consiste a faire
miennes les fins d'autrui"100. Ainsi, les motivations du chef
supreme doivent viser un ideal qu'Aristote nous traduit en ces termes : "l'Etat
vint a exister afin qu'une vie humaine soit possible et il continue a exister
afin qu'une vie bonne soit possible. Et ainsi, c'est cela qui est egalement le
souci du veritable homme d'Etat"101.
Il apparait alors qu'on ne saurait attendre, ni exiger de la
gloire, du prestige, d'honneurs et de richesse, de faire preuve d'amour et de
respect vis-a-vis de son peuple. Un tel homme d'Etat ne peut aucunement se
sentir moralement responsable du sort de son peuple du fait de sa gestion.
C'est dire donc, que la responsabilite morale d'un homme d'Etat, suppose
d'abord une fidelite a sa conscience, superieure a la soif du pouvoir ou
l'appetit des honneurs. Il s'agit la d'une faculte morale qui doit etre "le
produit de la pure raison pratique, en tant que celle-ci dans la conscience de
sa superiorite (de par la liberte) conquiert sa souverainete par la force avec
des penchants si puissants"102.
Aussi, en considerant, la relation de l'homme d'Etat avec son
peuple, il peut etre deduit qu'il s'agit d'une relation entre un oblige et un
obligateur. Autrement dit, la responsabilite morale suppose avant tout une
obligation de
9 8 Kant, Projet de paix perpetuelle,
Flammarion 1991, p 113.
99 Ibidem, p 123.
100 Kant, Metaphysique des mceurs, 2é
partie, Vrin 19 85, p 127.
101 In Principe responsabilite, op cit p 145.
102
Kant, Metaphysique des mceurs, 26 partie, Vrin 19 85, p
155
l'homme d'Etat a l'egard du peuple. Or, l'obligation, n'a de
sens que par l'attitude qu'adopte a l'egard de l'obligateur, un oblige qui se
fait obligateur de soi.
Il resulte a cet effet, que l'homme d'Etat doit en tout lieu
et en toute circonstance, dans des situations presentes ou a venir, mettre en
avant la grandeur de son peuple et de sa patrie. C'est donc dire que "l'homme
d'Etat n'a pas d'obligation a l'egard de ce qu'il a fait, mais a l'egard de ce
qui l'a fait. Les ancetres qui ont permis a la communaute d'arriver a cette
epoque presente, la communaute d'heritiers que forment les contemporains qui
sont ses mandants et la continuation de l'heritage vers un avenir
determine"103.
Cela nous amene a dire que l'exigence morale de l'action de
l'homme d'Etat, c'est le respect des valeurs et promesses qui l'on fait elire.
Tout homme d'Etat qui arrive au pouvoir (de maniere veritablement democratique
s'entend) a sans doute ete prefere au detriment d'autres candidats. Cette
preference portee sur lui, temoigne en principe de la confiance que le peuple
place en lui, au regard notamment de ses valeurs intrinseques ou supposees et
aussi en fonction de ce qu'il aurait promis aux electeurs. Par consequent, il
est pour lui un devoir de ne point trahir la bonne opinion que le peuple a de
lui en realisant ce qu'il avait promis.
Certes, "le candidat au pouvoir ne peut jamais prevoir les
initiatives qu'il devra prendre quoi qu'il ne cesse de jurer le
contraire"104, car il y a des situations imprevues. Mais, sachant
que la politique se concoit pour demain et qu'elle suppose aussi un art de
prevoir les evenements, les promesses devraient etre realistes et sinceres et
non une grossiere demagogie. C'est le lieu de dire que le respect de la parole
donnee de meme que la tenue de la promesse faite, sont une exigence morale, car
la veracite dans les promesses s'appelle bonne foi.
La fausse promesse etant consideree comme un mensonge, peut
etre tenue dans la perspective de Kant, pour un manque de respect a l'egard
d'autrui, une violation de son droit a la verite et aussi une "negation de la
dignite humaine"105. Selon Kant, "un homme qui ne croit pas a ce
qu'il dit a un autre (...) a encore moins de valeur que s'il n'etait qu'une
chose de reel et de donne, quelqu'un d'autre peut se servir de ce qu'il en
constitue la propriete, en faire usage tandis que la communication de ses
pensees a autrui, au moyen des mots qui contiennent (intentionnellement) le
contraire de ce que pense le sujet qui parle,
103 Principe de responsabilite, op cit p 149
104 Pierre Yves Bourdil, Ressusciter la
politique, Ellipses, Paris 1996, p 192.
105 Kant, Metaphysique des mceurs, 26 partie,
Vrin 19 85, p 103.
est une fin directement opposee a la finalite naturelle de
communiquer ses pensees, c'est-A-dire un renoncement a la
personnalite"106.
En parlant de la responsabilite morale de l'homme d'Etat, il
s'agit particulierement pour celui-ci de conferer a ses actions politiques une
valeur morale. Autrement dit, il doit veiller a ce que les actes qu'il pose
soient en accord avec ce qu'il y a de bien pour le peuple. Comme premier
responsable de l'Etat, il est appele a traiter les citoyens avec respect et
dignite. A lui, plus qu'a tout autre citoyen, s'impose cette formule de
l'imperatif categorique : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanite, aussi
bien dans ta personne que dans la personne d'autrui, toujours en même
temps comme fin et jamais simplement comme un moyen"107.
En definitive, l'homme d'Etat au nom de sa
responsabilité morale, doit par introspection pouvoir accorder les
maximes de sa volonté avec la dignité de l'humanité en sa
personne. C'est un devoir de l'homme d'Etat envers lui-même d'être
son propre juge, de faire le proces de ses actions. Il se fait l'obligation de
se soumettre a un examen de conscience comme "principe subjectif d'un compte A
rendre a Dieu de ses actions"10 8.
106 Ibidem, op cit p 104
107 Kant, Fondements de la métaphysique des mceurs, Hatier
1963, p 47. 10 8 Kant, Métaphysique des mceurs, 26
partie, Vrin 19 85, p 114.
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