TROISIEME PARTIE : QUEL INTERET POUR LA
PHILOSOPHIE DE KANT AUJOURD'HUI ?
CHAPITRE I : LA CONCEPTION KANTIENNE DES RELATIONS
INTERNATIONALES
De nos jours encore, l'actualité politique au plan
international est marquée par des guerres, des génocides, des
épurations ethniques suivis des déplacements en masse des
populations apeurées. Il est aussi a déplorer la montée de
l'extrême nationalisme sur le fond de xénophobie et l'expulsion
des populations émigrées dans des conditions souvent inhumaines
dans certaines parties du monde. Il également a observer des
complicités internationales pour mettre en mal certains régimes,
voire provoquer leurs chutes, en violation flagrante du droit international.
Au vue de cette actualité assez sombre, force est de
reconnaitre qu'au-dela des aspects politiques des crises, c'est aussi a une
crise morale que notre monde est confronté. A cet effet, en
considérant l'aspiration des peuples a la paix, a la coexistence
pacifique et a la solidarité, il est indéniable que la
référence a certaines idées politiques de Kant pourrait
etre salutaire pour l'humanité. En supposant déja les Etats comme
des personnes morales, Kant entrevoit leurs relations sous le double aspect
juridique et moral.
A ce propos, aux questions essentielles de relations
internationales entre Etats ayant trait a la souveraineté, a la guerre
et a la paix, aux échanges commerciaux, les réponses de Kant sont
aujourd'hui encore d'une réelle pertinence.
1. DU RESPECT DE LA SOUVERAINETE DES ETATS ET DES
PEUPLES SELON KANT.
La souveraineté des Etats dans la perspective kantienne
peut se comprendre comme le fait "qu'aucun Etat parvenu a l'indépendance
ne se soumettra a la décision d'autres Etats, sur la maniere dont il
doit soutenir ses droits contre eux"67. La souveraineté
exprime ainsi, la liberté qu'a tout Etat de faire ce qui est en son
pouvoir et de disposer de lui-meme sans subir les ingérences d'autres
Etats. Il s'agit la d'une position qui rejoint dans son esprit les
différentes résolutions adoptées par la communauté
internationale depuis la société des nations (SDN) dont Kant fut
un des inspirateurs, jusqu'a l'actuelle organisation des nations unies
(ONU).
La souveraineté se traduit donc, par la faculté
d'un Etat a s'autodéterminer, a avoir des choix politique,
économique et social autonomes. Cependant, la souveraineté a
l'état actuel des relations internationales, n'est pas
67 Kant, Euvres philosophiques, T3 Gallimard,
Paris 19 86, p 366.
seulement la maitrise des aspects interieurs de la politique,
mais c'est la maitrise de ses aspects exterieurs. A cet egard, l'Etat souverain
est celui qui, sur la base d'une egalite qu'il en partage avec les autres
Etats, decide en toute independance de la faMon dont il doit gerer ses propres
affaires. De ce point de vue, Spinoza n'etant pas eloigne de Kant, affirmait
que : "l'Etat ne doit obeissance qu'a luimeme, il trouve en lui seul les
sources de sa legitimite, mais aussi les principes et les criteres de sa
conduite"6 8.
Toutefois, c'est le lieu de faire remarquer aujourd'hui que
beaucoup de pays, par des engagements pris, notamment dans les domaines
economique et financier, ont mis en peril leur souverainete, souvent
peniblement acquise. En effet, avec des dettes colossales et une economie tres
fragile, ces Etats se voient souvent dicter des conduites sur des questions
relevant purement de leur souverainete. Il apparait aussi, sous la pression des
creanciers, que ces Etats lancent des programmes d'ajustement oil les
gouvernants "s'affairent a negocier la vente des biens de l'Etat dans l'oubli
de ce qui avait ete la substance de la souverainete"69. Pourtant,
les engagements doivent etre contractes de telle sorte que les entreprises et
autres empires financiers qui investissent dans l'economie nationale, ne se
constituent en force de pression et de domination des gouvernants.
Neanmoins, l'humanite a fait des progres substantiels dans les
relations internationales. En effet, des decennies durant, voire des siecles,
des Etats et des peuples ont ete spolies de leur souverainete et soumis a la
dependance d'autres Etats qui en ont fait des serfs et es esclaves. L'Afrique
fut l'un des exemples frappants de ce type d'alienation. Mais, apres tant
d'annees d'injustice, de bafouement des droits de la personne humaine, la
communaute internationale (encore dominee par les oppresseurs d'hier) se
resolvait a assainir les relations entre les Etats en y etablissant un
dispositif a la fois juridique et ethique.
Il est ainsi reconnu et accepte comme l'a definit Kant, que la
souverainete d'un Etat est inalienable. Autant l'homme est irreductible a une
chose, autant l'Etat l'est aussi, dans la mesure oil comme le souligne Kant,
comparable a un tronc d'arbre et a ses racines, "l'incorporer a un autre comme
simple greffe, c'est le reduire de personne morale qu'il etait a l'etat d'une
chose"70. Aussi, l'Etat n'etant pas seulement un ensemble
territorial, mais egalement une societe d'hommes, ne peut en aucun cas :tre
prive de sa souverainete politique. C'est un danger reel, comme l'explique Kant
lorsque des hegemonies economiques ou de
6 8 Spinoza, Traite de l'autorite politique,
Gallimard, 197 8, p 23
69 Monique Chemillier, Humanite et
souverainete, ed La decouverte, 1995, p 1 82.
70
Kant, Euvres philosophiques, T3, Paris 19 86, p 335.
conquete de type colonial amenent a traiter des Etats
independants comme des simples biens alienables.
Aliener un Etat, c'est le priver de sa souverainete et
partant, la souverainete du peuple qui le compose et aussi la liberte de tous
les citoyens. Tous les peuples sont egaux en droit et en dignite, il n'y a donc
pas de peuple specifique qui soit naturellement investi pour dominer un autre.
Chaque peuple est appele a bâtir son histoire, a se donner une
personnalite, car "ce qui est fondamental et en meme temps preuve de progres,
c'est le pouvoir d'un peuple d'emerger de son passe et d'ouvrir a nouveau
l'avenir"71.
La souverainete d'un Etat ne peut avoir de sens que si le
peuple est libre de choisir ceux qui doivent le gouverner. Ainsi, les
gouvernants ne constituent le pouvoir politique legitime que lorsque leur
autorite est le resultat de la reconnaissance et de la volonte de tous et de
chacun. C'est dire aussi, que lorsqu'un Etat arrive au pouvoir avec la
complicite d'autres Etats, sans le consentement et l'investiture de ses
concitoyens, force est de reconnaitre que la souverainete est bafouee et
l'autonomie politique du peuple mise en peril.
La source de legitimite de l'autorite politique residant dans
le consentement et la volonte commune des citoyens, tout gouvernement ne jouit
en principe que d'une delegation de pouvoir. A ce sujet, l'appel de Kant pour
l'instauration d'une constitution republicaine est encore source de lecons
aujourd'hui. En effet, la forme republicaine de l'Etat est celle dans laquelle
nulle volonte privee ne saurait parler en lieu et place de la volonte publique
et l'inter:t public y est l'inter:t absolu. Sous la republique, la pratique
gouvernementale peut-on dire, incite dejà a s'affranchir de toute
tutelle, car l'enjeu ici est la realisation concrete de toutes les libertes
fondamentales.
La souverainete de l'Etat est la garantie de l'autonomie
politique du peuple, une autonomie qui trouve sa veritable expression a travers
l'adoption d'une constitution republicaine. Celle-ci est la condition premiere
d'une participation effective et responsable des citoyens a la vie politique.
En legitimant le pouvoir politique, le peuple renforce en retour la
souverainete de l'Etat qui, dans ses relations avec les autres Etats s'exprime
avec assurance et en partenaire egal.
Cependant, le realisme recommande aujourd'hui d'envisager les
relations internationales, au-delA des cadres restreints des Etats. La visee de
nos jours, est de bâtir peu a peu, une communaute politique unifiee de
fait et de droit, qui federe tous les Etats. Le mouvement de l'histoire tel
qu'il se deroule, met en
71 Citation extraite de l'ceuvre de Kant de
Alexis Philonenko, T2, J Vrin 19 88, p 252.
relief la volonte des Etats a se regrouper dans des grands
ensembles politicoeconomiques (cas de l'Union Europeenne). Cette nouvelle
perspective nous rapproche dans une certaine mesure, du rêve kantien en
ce qui concerne notamment une federation universelle d'Etats.
En effet, nous assistons a un eclatement economique et
militaire des cadres nationaux trop etroits. Il existe en plus, des
institutions internationales qui sont a la fois la traduction de ce mouvement
de l'histoire te l'expression d'un volonte deliberee d'unification. C'est le
cas bien entendu de l'organisation des nations unies (ONU), qui ne peut pour le
moment qu'être consideree comme une etape vers la realisation de ce
federalisme d'Etats dont parlait Kant.
Le progrès a accomplir est aussi immense, car il
retrace sur le plan collectif, le mouvement qui fait passer l'Etat de sa propre
individualite a une alterite universelle, marquee par des relations
internationales rationalisees et institutionnalisees. Mais pour que
l'organisation de Nations Unies soit une veritable institution supranationale
de promotion de la paix entre les Etats, elle doit être en droit et dans
le fait celle qui veille au respect strict des règles du droit de la
federation d'Etats, dans la perspective d'une paix perpetuelle.
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