CHAPITRE II : DE LA DOCTRINE DU DROIT COMME PROCESSUS
DE MORALISATION DE L'AGIR HUMAIN
La relation entre la vie privee et la vie politique ou
publique est envisagee chez Kant en termes de complementarite. La loi morale
qui engage seulement la relation de l'individu avec lui-meme et le droit qui
organise les relations entre les individus independamment de leurs intentions
personnelles, sont comme on le constate distincts dans leurs objets.
Mais cette distinction ne veut nullement signifier le rejet de
l'une par l'autre, car la legislation ethique qui est attentive au mobile de
notre action est exige qu'il soit a la hauteur de la dignite de l'homme, joue
un role preventif dans nos relations publiques. La legislation publique, en
nous imposant de nous soumettre tous aux memes lois afin que chacun n'ait rien
a craindre de l'autre, tente de remedier a la faillite de la premiere
legislation.
La doctrine du droit public de maniere generale, vise a
ecarter tout risque de violence entre les hommes en essayant de promouvoir la
paix par la preservation des droits des gens, en les traitant equitablement et
dans le respect de leur dignite. Cette preoccupation est expressement prise en
compte par Kant, lorsqu'il affirmait : "l'institution universelle et
perpetuelle de la paix n'est pas une simple partie, mais constitue la fin
ultime tout entiere de la doctrine du droit dans les limites de la simple
raison ; car l'etat de la paix n'est que l'etat du mien et du tien garanti par
des lois au milieu d'une masse d'hommes voisins les uns des autres, donc reunis
au sein d'une constitution"55.
Nous verrons aussi a travers ce chapitre et a la
lumière de la doctrine du droit, jusqu'oil la morale (consideration de
la vie individuelle) et la politique (consideration de la vie collective) sont
complementaires.
1. DE L'INTERDEPENDANCE ENTRE LE PRIVE ET LE PUBLIC
SOUS L'ANGLE D'UNE TOTALITE FONCTIONNELLE.
Dans cette relation du prive et du public, il s'agit pour
l'individu de diriger sa conduite vers les ideaux de la societe,
c'est-à-dire concourir au bonheur de tous. Kant fait en effet, du
bonheur d'autrui, une fin et en même temps un devoir pour l'homme, qui
doit etre bienfaisant. Il s'agit ici par un depassement de soi de parvenir a un
stade oil la finalite de mes actions n'aura de valeur que lorsqu'elle
coincidera avec les attentes des autres.
55
Kant, Euvres philosophiques, 19 86, p 575.
Par le dualisme de sa nature, l'homme se trouve soumis a la
fois, aux imperatifs de la raison qui le fait tendre vers l'universel et aux
exigences de ses inclinations dont la poursuite excessive est source
d'"insociabilite". Or l'individu ne peut se realiser que s'il se met au service
de l'universel, que s'il s'efforce d'accorder la satisfaction de ses desirs
avec les exigences d'une vie en commun. Car, ne vivant pas en autarcie oil il
n'obeirait qu'a lui seul, mais dependant des autres par son existence meme, il
doit avoir le souci du strict respect des regles qui rendent possible la vie
commune.
Les rapports entre les hommes n'existent que par l'engagement
de chacun A ceuvrer pour une coexistence pacifique dans le respect de l'ordre
etabli et surtout par la moderation dans la satisfaction de ses besoins. Dans
la relation du prive et du public, l'element de mediation est l'action, car
elle permet a l'homme d'aller vers autrui, pour se faire decouvrir et se
decouvrir davantage aussi. L'action est donc fondamentalement mondaine, puisque
a travers elle, l'homme s'insere dans le monde des relations publiques.
Mais chez Kant, comme nous le savons, en plus de l'action, est
valorisee l'intention qui motive cette action, voir la maxime meme de l'action.
Notre effort consistera a ce niveau, a faire en sorte que les maximes de nos
actions se fondent sur le devoir de bienfaisance que Kant definit dans la
doctrine de la vertu comme "une bienveillance active, pratique qui consiste a
se proposer comme fin le bien et le salut d'autrui"56.
L'homme dans l'intimite de ses intentions est dans sa sphere
privee. Mais A partir du moment oil il parle, agit, il s'exteriorise et en
s'exteriorisant, il se met forcement en rapport avec l'autre. Cet autre
constitue le public, celui qui observe, qui le sonde, qui l'interpelle, qui le
juge, etc. Mais la presence du public sans :tre une contrainte reelle,
amène quand meme l'homme malgre sa dimension "insociable" a aspirer a la
grandeur humaine, en transcendant ses inclinations pour s'affirmer comme un
homme responsable, un homme de devoir.
La responsabilite consiste ici en l'attitude d'un homme qui,
au dela, des devoirs qu'il a envers lui-même, s'impose d'autres devoirs,
ceux qu'il aura envers les autres. Il s'agit notamment des devoirs de
bienfaisance, de reconnaissance et de sympathie, qui president d'une certaine
faMon a l'harmonisation des rapports entre les hommes et a la preservation de
la paix sociale.
56
Kant, Metaphysique des mceurs, doctrine de vertu, Vrin 19
85, p 129.
Le rapport entre le prive et le public implique une sorte de
relation dialectique qui exige de l'un plus de rationalite dans ses actions et
de l'autre plus de rigueur dans l'application des dispositions contractuelles
qui ne sont rien d'autres que les clauses de la volonte generale. L'individu
sait que son bonheur reside dans la societe, mais cette societe a des regles,
des exigences qui prennent l'apparence d'une contrainte, sans constituer
toutefois des obstacles a la realisation de ce bonheur. Le bonheur comme tel ne
saurait etre atteint que si les activites de l'homme visent a realiser les
ideaux de la societe. Ainsi, il ne saurait y avoir par principe des conflits ou
de contradiction structurels entre l'exigence de bonheur du citoyen et
l'epanouissement de la cite.
Mais lorsqu'on fait de la recherche du bonheur personnel une
fin a poursuivre pour elle-meme, l'on devient l'otage de ses inclinations qui
sont source d'egoisme, d'isolement et de conflit entre le particulier et
l'universel. C'est en cela d'ailleurs que la recherche du bonheur personnel ne
doit pas constituer selon Kant une fin en soi, un but a poursuivre. Il apparait
toutefois que l'homme qui agit raisonnablement et rationnellement et de facon
realiste, peut etre amene a trouver la richesse, la puissance et les honneurs
dans la societe. Seulement cette richesse, cette puissance et ces honneurs ne
doivent pas constituer des valeurs en soi, mais doivent etre consideres comme
des signes dont on a besoin pour s'assurer de son succes et non comme buts,
poursuivis pour eux-memes.
L'homme comme sujet moral n'est connu et reconnu tel qu'en
tant qu'etre mondain, c'est-A-dire en agissant sur et dans le monde. Sa marche
ne peut etre distincte de celle de la societe. A cet egard, la conduite
individuelle et la conduite collective ne sont que deux expressions d'une
conduite globale, car elles s'impliquent mutuellement et ne peuvent donc
reellement etre comprises isolement. Il se trouve que cette complementarite
entre la politique et la morale, au sens ou l'une nous indique la voie de
realisation de notre bonheur et l'autre la voie a suivre pour etre digne de ce
bonheur, (notamment par la voie du devoir) se retrouve aussi entre le concept
du juste qui est du domaine politique et celui du bien qui releve du domaine
moral.
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