3. DE LA LIBERTE DE PRESSE COMME CONDITION D'EMERGENCE
D'UNE OPINION PUBLIQUE MORALISATRICE
Dans les democraties representatives modernes, les decisions
et lois que les organes executifs, ou legislatifs prennent ne sont pas
forcement toujours celles conformes a la volonte generale du peuple. Dans ces
conditions, le peuple
46 Kant, Critique de la raison pratique, PUF,
1966, p 53
47 John Rawls, Theorie de la justice, Seuil, 19
87, p 276
peut-il rester muet face a des decisions et des lois prises en
son nom et qui vont A l'encontre de ses interets ?
La reponse est manifestement negative. Kant suppose a cet
egard que la liberte de presse, qui est selon ses termes propres, "la liberte
d'ecrire", est un puissant moyen pour le peuple ou pour ceux qui sont ses
"porte-voix" de denoncer les actes injustes pris par les gouvernants. Ainsi, le
peuple (qui, chez lui n'a pas le droit de desobeir ou de resister a l'autorite
politique), peut donc legitimement exprimer son opinion ou denoncer les
decisions gouvernementales qu'il juge injustes.
Les gouvernants soumis a l'obligation de conformer leurs
missions aux aspirations du peuple, ne doivent en aucun cas "faire ce que le
peuple ne fera pas pour lui-meme"48. Ils ont donc vocation a laisser
le peuple s'exprimer librement. Ils y ont meme inter:t car l'opinion publique
est comme un "miroir", qui reflete l'accueil fait par le peuple aux decisions
des gouvernants. Elle constitue ainsi un thermometre social, une source de
pression morale et un lieu d'approbation ou de refus des actes des gouvernants.
La liberte d'expression est avant tout un droit inalienable reconnu aux
citoyens par toutes les constitutions s'inspirant de la declaration universelle
des droits de l'homme et du citoyen de 17 89. Cette declaration stipule en son
article 11 que "la liberte de communication, des pensees et des opinions est un
des droits les plus precieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler,
ecrire, imprimer librement, sauf a repondre de l'abus de cette liberte dans les
cas determines par la loi"49.
La presse comme moyen d'expression de l'opinion publique est
dans une certaine mesure un autre moyen de controle de l'action des gouvernants
d'evaluer leurs decisions afin de les corriger le cas echeant. Sinon, par
quelle voie, comme se le demande Kant, "le gouvernement peut-il obtenir les
informations qui viennent en aide a son propre dessein, sinon en laissant
s'exprimer l'esprit de liberte, si digne de respect dans son origine et dans
ses effets"50. Par consequent, lorsque les gouvernants, sont
convaincus qu'en tant qu'hommes leurs oeuvres ne sont jamais parfaites et
persuades qu'ils agissent au nom du peuple, ils doivent se convaincre egalement
que l'opinion publique leur est indispensable pour la realisation du destin
national.
La liberte de presse qui permet une expression d'opinions
plurielles est ce qu'il y a de mieux pour animer le debat politique dans une
saine emulation republicaine. En effet, n'y avait-il pas pour reprendre les
propos de Charles Ledre "d'interêt a ce que les idees, les initiatives,
les projets des gouvernants
48 Friedrick, A Hayek, Droit, Legislation et
Liberte, T2, PUF 1926, p 6 8.
49 Kant, Euvres philosophiques T3, Gallimard 19
86, pp 2 88-2 89.
50 Kant, Euvres completes, Gallimard 19 86, p 2
89-290.
fussent soumis a une discussion d'autant plus opportune qu'il
se trouve moins de science et de ressources dans la tete, meme ministerielle,
que dans toutes les tetes"51.
Il se trouve alors que la premiere tache d'un gouvernement
republicain est de veiller a ce que la liberte de presse soit sauvegardee et
cela dans l'interet general. Toutes les actions que le gouvernement initiera
sont supposees etre destinees au peuple. A ce titre, il apparait logique que
des citoyens mieux avertis, plus informes et plus instruits se fassent le
devoir d'exprimer leur opinion. Il est meme un devoir pour le citoyen de se
prononcer sur les actes du gouvernement s'il les jugent injustes. P.L. Cour
disait si justement : "laissez dire, laissez-vous blamer, condamner,
emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensee. Ce n'est pas un
droit, c'est un devoir, etroite obligation de quiconque a une pensee de la
produire et mettre au jour pour le bien commun. La verite est toute et a
tous"52.
La presse au sens large du terme, c'est-A-dire celle qui
informe, qui eduque le peuple, celle qui porte haut sa voix, est indispensable
pour garantir une gestion rationnelle de la chose publique. A travers elle,
nous publions et diffusons nos attentes, nos inquietudes, nos approbations et
desapprobations sur la gestion de notre patrimoine national. Lorsqu'il y a
absence ou etouffement de l'opinion publique dans un Etat quel qu'il soit, il y
a un risque evident de derapage et d'abus de la part des gouvernants. A ce
propos, les affirmations de Sylvain Marechal sont assez eloquentes quand il dit
que "dans quelque Etat que se trouve la chose publique, n'en desesperer pas
tant qu'elle aura pour sentinelle la liberte absolue de la presse. Mais
n'attendez rien du salut de la patrie si vous vous laissez dessaisir de cette
arme, avec laquelle vous serez invulnerable et sans laquelle vous deviendrez
esclaves..."53.
Par ailleurs, si Kant privilegie la liberte de presse, c'est
parce qu'il estime qu'elle est aussi un mode de pacification des rapports entre
gouvernants et gouvernes. C'est donc par la communication et le dialogue que
l'on peut parvenir a un accord sur la maniere de gerer les affaires de l'Etat.
Et lorsqu'il arrive que le citoyen apprehende mal les actions gouvernementales
en voyant en elles des formes d'injustice, il se doit de se donner les moyens
appropries pour manifester ses inquietudes. Il ne s'agira pas pour lui de se
soustraire et d'envisager une quelconque rebellion, a laquelle Kant s'oppose
farouchement comme il a ete dejà dit. A cet egard donc, Kant suggere
encore la publicite "comme tout homme possède cependant ses droits
inalienables qu'il ne peut
51 Charles Ledre, Histoire de la presse, Fayard 195 8 p
93
52 P.L. Com, (Euvres completes, Fayard 1962, p 214.
53 Sylvain Marechal, homme politique francais de l'ere
de la revolution, cite dans l'histoire de la presse, op cit p 115
jamais abandonner, quand bien meme il le voudrait, et au sujet
desquels il est lui-meme autorisé a juger, mais que l'injustice dont il
se considère la victime n'arrive, d'après ce qui vient
d'être posé, que par erreur ou par ignorance de la par du pouvoir
supreme de certaines conséquences des lois, il faut que le citoyen ait
la possibilité, et ce encourager par le souverain lui-meme, de faire
connaitre publiquement son avis sur ce qui, parmi les dispositions prises par
le souverain lui semble constituer une injustice en vers la
communauté"54.
En somme, en nous appuyant sur le cas de la liberté de
presse dans les pays de grande tradition démocratique, l'on constate que
l'opinion publique par ce biais, influe considérablement sur les
décisions gouvernementales. Aussi, les sondages
régulièrement effectués sur cette opinion publique par
rapport a des questions précises d'intérêt national
amènent les gouvernants a mieux réfléchir avant de poser
tout acte tant dans leur vie publique que privée. Par la liberté
de presse et la pleine jouissance qu'en effectue l'opinion publique nationale,
il est constater plus de rigueur dans la gestion de la chose publique, plus de
tenue pour les gouvernants et moins de dérapage et d'abus du pouvoir sur
les citoyens. A travers la liberté de presse telle que prescrite et
défendue par Kant, nous entrevoyons une réconciliation de la
politique avec elle-même a travers cette forme d'humanisation et de
moralisation des rapports entre gouvernants et gouvernés dans la logique
d'une approche participative en vue de la gestion responsable de la chose
publique. Un tel processus trouvera son prolongement dans l'analyse du rapport
entre la doctrine du droit, objet de réflexion au chapitre suivant.
54 . Kant, Euvres philosophiques, T3, Gallimard
19 86, p 2 88.
|