2. DE L'AUTORITE DE LA LOI MORALE A LA RIGUEUR DE LA
LOI JURIDIQUE
La loi morale comme la loi juridique s'impose a l'individu en
terme de contrainte avec cette difference essentielle que la premiere suppose
une contrainte que le sujet s'impose a lui-meme et la seconde renvoie a une
contrainte venue de l'exterieur. En d'autres termes, la loi morale decoule de
la volonte particuliere et autonome du sujet, alors que la loi juridique
(tirant son origine du droit positif) emane de la volonte du legislateur qui,
dans la Republique, est le peuple a travers ses representants. Il y a lieu
egalement de souligner que la loi morale et la loi juridique caracterisees par
une universalite formelle, nous renvoient aux concepts de morale privee et de
morale publique. Par cette derniere, nous entendons les principes et bonnes
manieres admis par tous les citoyens dans leurs relations publiques.
Comme telle, il n'y a pas de difference, entre elles mais
presentent une certaine complementarite, car le sujet moral ne vit pas en
dehors de la societe. Il ne peut donc y avoir une mise entre parentheses de la
realite sociale par celui-ci dans la mesure oil le monde qui fait irruption
dans la solitude de son :tre "l'empêche de s'apaiser dans l'oubli de la
realite commune, la realite de l'action
39 Kant, Euvres philosophiques, T03 Gallimard
196 8, p 2 83
40 Eric Weil, Philosophie politique, J Vrin 19
84.
et des conséquences"41. En effet, les
maximes du sujet moral ne prennent forme qu'à l'occasion 'actions dans
le monde des hommes. Autrement dit, même si pour le sujet moral les
conséquences de ses actions ne déterminent pas ses maximes, il
n'en demeure pas moins qu'il ne peut pas rester indifférent aux
conséquences qu'engendreront ses actions, car elles sont aussi
l'élément de mesure de validité même des maximes.
Il est donc de notre devoir de veiller a ce que les actions
que nous initions soient seulement fondées sur des maximes pouvant
être valables pour tout être raisonnable, et qu'elles soient aussi
conformes a la loi juridique, au principe de "non nuisance" a la liberté
et au bien d'autrui. Il s'agit donc du domaine du droit oil "les fins que se
propose le sujet n'impliquent pas pour être réalisées que
la liberté d'un sujet opprime celle d'un autre"42. Les lois
juridiques ne sont pas de créations ex nihilo, elles peuvent être
considérées comme la formalisation des principes du droit
naturel. Elles constituent une sorte de consensus entre les hommes qui, en
décidant de vivre ensemble, décident par le même motif
d'établir des règles de conduite auxquelles chacun devrait se
conformer pour l'harmonie et la cohésion de la communauté.
La loi juridique organise le role de chacun, fixe les
conditions d'acquisition et de conservation du "mien et du tien", elle
crée les conditions d'un agir humain a même de prendre en compte
la dignité et la liberté des autres. La loi juridique n'est donc
pas essentiellement coercitive, car elle suppose d'abord une
référence, un repère pour des individus qui ont tendance a
s'éloigner de la morale publique, en s'abandonnant a leurs inclinations
subjectives. La loi juridique constitue donc une sorte de rappel et
d'avertissement a chaque individu pour qu'il reste dans les limites de sa
nature raisonnable et évite d'attenter a la morale publique. En un mot,,
nous pouvons dire que la loi juridique a aussi un role préventif.
Par ailleurs, la place de l'homme dans la
société est celle du particulier dans l'universel, deux concepts
qui s'interprètent, s'inter définissent, et qui sont par
conséquent inclusifs : l'un ne peut se définir sans l'autre.
Ainsi, l'action de l'homme en vue de ses propres fins selon "la raison
liberté" est aussi action sur le monde. Partant de cela, il apparait
qu'il n'y a pas a proprement parler de morale exclusivement privée, car
toute opinion morale appelle autrui pour sa reconnaissance en ce sens qu'autrui
représente ici, toute la communauté des citoyens a travers la
morale publique. De ce point de vue, les maximes que je me donne ne doivent pas
être en principe tues et tenues au secret, mais portées a la
connaissance des autres pour évaluer la pertinence. Rappelons que le
maxime est le principe subjectif qu'un sujet moral se donne en vue d'une
action. La question
41 . Eric Weil, op cit p 31.
42 Kant, Métaphysique des Moeurs, Doctrine
du droit, Gallimard 19 86, p 15.
a ce niveau est de savoir si elle aura valeur objective pour
etre raisonnable, c'esta-dire, si elle peut etre erigee en loi universelle. Or,
on ne peut savoir si elle aura cette valeur objective, sans qu'elle ne soit au
prealable confronte aux opinions des autres. D'ou le principe de "publicite"
dont parle Kant et qui doit necessairement etre pris en compte dans la
definition de nos maximes. Kant souligne ainsi, que "la maxime que je n'ose
publier, sans agir contre mes propres fins, qui exige absolument le secret pour
reussir, et que ne saurais avouer publiquement sans armer tous les autres,
contre mon projet, une telle maxime ne peut devoir qu'a l'injustice dont elle
menace cette opposition infaillible et universelle dont la raison prevoit la
necessite absolue"43.
Cependant, le principe de publicite ne prend tout son sens que
dans le cadre du droit public et celui du rapport entre gouvernants et
gouvernes. En effet, les citoyens doivent etre tenus informes des lois et
decisions prises en ce qui les concerne, pour qu'ils puissent au titre de
l'opinion publique, donner leur appreciation. En ce qui concerne precisement
les lois, elles doivent faire l'objet de publicite pour qu'elle recueille
l'assentiment et l'adhesion libre de tous, afin qu'elles soient maintenues et
renforcees dans leur cadre imperatif. Toute loi qui, dans une republique, ne
recueille pas l'adhesion libre de tous, c'est-à-dire qui ne soit pas
compatible avec la volonte generale [de tous] est tyrannique, autrement dit
injuste.
Si dans la morale privee, c'est la volonte libre et autonome
du sujet qui est legislatrice, il s'en suit qu'en ce qui concerne la morale
publique, c'est la volonte unifiee de tous qui est legislatrice, car comme le
souligne Kant, "il n'y a que la volonte concordante et unifiee de tous, pour
autant que chacun pour tous et tous pour chacun decident la meme chose (...)
qui puisse etre legislatrice"44. Dans le domaine de la loi, aucun
mutisme n'est tolere, car ne dit on pas que dans une republique ou tout est
regle par les principes du droit "nul n'est sense ignorer la loi ?". Or,
peut-on effectivement connaitre et respecter la loi, si elle ne fait pas
l'objet de publicite (condition de transparence dans le processus de decision)
?
C'est donc par la publicite qu'on peut connaitre et respecter
la loi (loi juridique s'entend). La publicite participe ici au renforcement du
caract&re universel de la loi, qui doit en principe s'imposer a tous. Mais,
l'universalite n'est pas le seul point commun entre la loi morale et la loi
juridique, il y a aussi le principe d'egalite. En effet, le caract&re
universel de la loi morale et de la loi juridique dont on parle, ne peut avoir
de sens que lorsqu'on consid&re effectivement que tous les hommes sont
egaux en dignite et en droit et qu'ils soient tous capables de saisir la
substance rationnelle de la loi. Le respect de la
43 Kant, Euvres philosophiques, T3 Gallimard 19
86, p 37 8.
44 Kant, Euvres philosophiques, Gallimard 19
86, pp 57 8-579
loi morale et de la loi juridique incombe donc a tout
être raisonnable et a tout citoyen et personne ne doit se soustraire de
cette logique, dans la mesure oil, de part notre nature, nous sommes tous
libres et égaux et jouissons tous de la faculté de discerner le
bien du mal.
Ainsi, chacun d'entre nous doit pouvoir s'élever au
dessus de son individualité et exercer de manière autonome sa
volonté en vue de conférer a ses actions une valeur morale. La
maxime que je me donne comme règle pratique a ma volonté, devrait
en tout lieu être celle que se donnera un autre en toute circonstance
comme une loi universelle c'est-a-dire une règle de droit. Le droit est
corollaire de la loi, ils entretiennent une sorte de relation dialectique en ce
sens que le droit est exprimé par la loi et que la loi elle-même
se détermine par le droit. La loi découle toujours de la
nécessité de traduire expressément ce que les hommes ont
le droit de faire ou de ne pas faire. La loi est donc toujours ce par quoi les
droits des uns sont protégés contre les désirs et les
tentations des autres a les violer.
L'obéissance a la loi n'est donc pas la soumission a
une simple règle, mais c'est avant tout le respect de la dignité
de la personne humaine. C'est en cela que le respect de la loi devient un
impératif catégorique, un devoir auquel chacun d'entre nous doit
se soumettre. Il se trouve ainsi que si nous pouvons distinguer une loi
juridique d'une loi morale, force est de reconnaitre que l'obéissance
que nous devons a l'une ou a l'autre émane de notre nature d'être
libres. Kant dira a cet effet : "qu'il faut qu'il soit dans toute
communauté une obéissance au mécanisme de la constitution
politique d'après des lois de contrainte, mais en même temps un
esprit de liberté étant donné que chacun exige en ce qui
touche au devoir universel des hommes, d'être convaincu par la raison que
cette contrainte est conforme au droit afin de ne pas se trouver en
contradiction avec soi-même. L'obéissance sans l'esprit de
liberté est la cause de la naissance de toutes les
sociétés secrètes"45. Il se trouve ainsi qu'un
système de lois qui s'adresse a des personnes raisonnables afin
d'organiser leur conduite doit se préoccuper ce qu'elles peuvent faire
ou ne pas faire en tenant compte de leur liberté.
L'obéissance aux lois constitue pour chacun un devoir
qu'il s'impose a lui-même et que lui impose aussi la communauté,
parce qu'il est une partie de ce tout et qu'a ce titre il est lui-même
législateur. L'obéissance a la loi juridique ne se fonde pas a
priori sur des considérations morales, mais elle contribue a promouvoir
chez le citoyen la faculté de moraliser sa conduite, c'est a dire
qu'elle l'amène a conformer sa conduite aux valeurs du juste et du bien.
Par ailleurs, le non respect de la loi juridique et la non reconnaissance de
sa
45
Kant, Euvres philosophiques, T3 Gallimard 19 86, p 342. Op
cit, p 342
souverainete sont des delits qui peuvent concourir a la
degenerescence de l'Etat en le precipitant dans l'anarchie. La loi est le
ciment de la societe, son respect eleve la conscience individuelle, a
l'universalite. Les juristes disent a cet effet que "la loi est generale,
impersonnelle et universelle dans objet et sa portee. "
Une analyse plus approfondie des concepts de la loi juridique
et de la loi morale nous revele dans une mesure que la rigueur de l'une peut se
comprendre par l'autorite de l'autre. L'individu qui fait violence sur lui-meme
pour respecter la loi morale en lui, se voit obliger d'observer la meme rigueur
a l'egard de la loi qu'il a en partage avec les autres au nom du principe, "du
dois, donc tu peux". Ce principe implique tout simplement que la maxime que je
me donne librement ou la loi qu'on se donne tous ensemble et souverainement,
n'a ete acceptee que parce que nous pensons honnetement pouvoir l'appliquer.
De la loi morale a la loi juridique, Kant lance un appel au
sujet moral confondu en la personne du citoyen de faire "un bon usage, un usage
public de sa raison". Nous retrouvons d'ailleurs l'echo d'un tel appel a
travers la maxime fondamentale de la raison pure pratique :"Agis de telle sorte
que la maxime de ta volonte puisse toujours valoir comme un principe de la
legislation universelle"46.
En definitive, nous devons retenir que la loi juridique tout
en etant une loi de contrainte, garantit tout de meme nos libertes, car en tant
que principe de legalite, elle trouve son fondement "dans l'accord conclu par
des personnes raisonnables en vue d'etablir pour elles-memes la plus grande
liberte possible egale pour tous"47. Aussi, devons-nous convenir
avec Hayek que "la difference entre les lois morales et juridiques n'est pas
entre des regles qui se sont developpes spontanement, et ces regles qui ont ete
faites deliberement, car la plupart des regles du droit n'ont pas ete faites
deliberement a leur origine. C'est plutot une distinction entre des regles
auxquelles la procedure d'officialisation par l'autorite contraignante legitime
devrait s'appliquer, et celles auxquelles elle ne devrait pas
s'appliquer"47.
Nous aborderons a present le role de l'opinion publique dans le
processus de moralisation de la vie publique par le biais de la liberte de
presse.
|