DEUXIEME PARTIE :
L'APPORT DE KANT POUR UNE AUTRE LECTURE DES RAPPORTS
ENTRE LA MORALE ET LA POLITIQUE
CHAPITRE I : DU REPU BLICANISME COMME CONDITION D'UN
ACCORD POSSIBLE ENTRE MMORALE ET POLITIQUE
La pensee politique de Kant est manifestement l'une des plus
exigeantes dans l'histoire des idees politiques en ce qui concerne la
consideration accordee au respect des libertes et droits de l'homme, et aux
valeurs morales d'une maniere generale. Sa preference pour une constitution
republicaine s'explique par le fait qu'elle soit compatible avec la liberte, la
soumission de tous a une legislation commune et enfin avec le droit d'egalite
devolu a tous.
La constitution republicaine renferme en elle le droit public
que Kant definit comme "un systeme des lois a l'usage d'un peuple,
c'est-à-dire d'une multitude d'hommes ou d'une multitude de peuples qui,
entretenant des rapports d'influence reciproque, ont besoin pour que leur
echoit en partage, ce qui est droit, d'un Etat juridique obeissant a une
volonte qui les unifie"33.
Cette volonte unificatrice qui est la constitution
republicaine represente donc la reference juridique d'un peuple, lorsque
celui-ci decide de vivre sous une republique, c'est-à-dire une
communaute politique ou les rapports entre les membres sont fondes et regis par
des lois. Il s'agit alors des lois emanant de la volonte des citoyens et devant
donc être respectees par tous. C'est pourquoi la constitution
republicaine garantit une bonne legislation pour un peuple.
La vie politique, faut-il le souligner, est faite
essentiellement de relations humaines ; elle est un ensemble d'interactions
entre differentes consciences dans leurs diversites et particularites.
L'espace politique se trouve être le lieu de formation
et de codification des rapports entre citoyens, assignant a chacun d'eux des
droits et des devoirs publics. Ces droits et devoirs publics sont fondes sur la
recherche d'une meilleure existence assurant a tous la securite, la liberte et
l'epanouissement. Or nous percevons comment chez Kant, la liberte, la raison et
le devoir sont requis dans la vie morale.
A ce egard, la democratie comme forme agissante du
republicanisme, cesse d'être alors seulement une manière de gerer
la cite, pour être egalement plus une exigence morale en incluant les
valeurs de la liberte, de la responsabilite, du respect d'autrui et de la
recherche de la paix parmi les hommes et entre les nations. C'est en cela que
Kant peut être considere comme une reference dans l'approche des rapports
entre la morale et la politique : il nous indique pratiquement des prealables
ethiques d'une politique digne des êtres humains.
33 Kant, Euvres philosophiques, Flammarion 19
86, p 575.
1. RAPPORT ENTRE LI BERTE INTERNE ET LI BERTE EXTERNE
OU L'AFFIRMATION DU CITOYEN COMME SUJET MORAL.
Hannah Arendt affirmait que "les régimes totalitaires
ne sont pas contentés de mettre un terme a la liberté d'exprimer
ses opinions, mais ont fini par anéantir dans son principe la
spontanéité de l'homme dans tous les domaines"34. En
d'autres termes, le citoyen sous un régime totalitaire est un individu
dépouillé de la faculté de penser et de décider par
lui-même, du fait notamment de l'état de soumission dans lequel il
se trouve. Il s'agit alors d'un homme dont la pensée et l'acte sont
tributaires de la volonté d'un autre : c'est un etre
aliéné.
L'homme ainsi soumis perd le droit de décider par
lui-meme, perd tout sens d'initiative. L'autonomie dans l'action désigne
l'accomplissement d'une action par l'homme lui-meme, sans contrainte
extérieure. Elle est aussi cette faculté d'initier par soi meme
une action, parce qu'on jouit de la liberté.
Il se trouve ainsi que l'autonomie dans l'action, comme
liberté dans l'initiative de l'action, engendre souvent des conduites
nouvelles qui doivent cependant respecter une éthique acceptable par les
autres etres raisonnables. C'est en cela que la morale kantienne incluant les
concepts d'autonomie et de liberté, exige pour nos actions des maximes
qui puissent etre "érigées en lois universelles de la nature". En
d'autres termes, elles doivent etre valables et acceptables par toute autre
conscience raisonnable.
Il n'y a donc pas d'action raisonnable sans liberté et
sans autonomie de la volonté, concepts fondateurs de la morale
kantienne. Il existe deux niveaux de liberté qui se rapportent
respectivement a la regle du droit et a la regle morale. Pour Kant, le rapport
entre liberté externe et liberté interne, entre liberté
politique et autonomie du sujet moral, entre droit politique et moral, est
plutôt un rapport de complémentarité que d'exclusion. L'un
ne peut en principe contredire l'autre, car il ne peut y avoir conflit entre le
bien moral de l'homme et le bien moral de la communauté des hommes.
La pensée morale et politique de Kant, cherche donc a
concilier la morale et le droit dans la perspective de conférer a l'agir
humain un caractere éthique et sociable. Cette approche revêt tout
son sens lorsqu'on se réfère a cette maxime : "agis
extérieurement de telle sorte que le libre usage de ta volonté
puisse coexister avec la liberté de chacun suivant une loi
universelle"35.
34 Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ? Seuil 1995,
pp 61-66
Mais l'applicabilite d'une telle maxime suppose d'abord que
les hommes se considerent comme egaux en dignite et egalement soumis aux
exigences du devoir. Ainsi, chacun en fonction de son statut, s'oblige a
accomplir ses devoirs sans cela ne lui soit ordonne ailleurs. Chacun doit faire
son devoir dans le poste qui lui est assigne de telle sorte que nul n'ait
uniquement l'obligation d'obeir et l'autre le droit de commander. Or, cela
n'est possible que dans le contexte ou chaque citoyen est effectivement libre
et qu'il est aussi conscient que cette liberte lui impose des devoirs,
notamment ceux d'agir promptement, au nom de l'interet general.
En effet, le citoyen comme le souligne Kant est celui qui ne
veut pas etre une simple partie de la chose publique, mais qui veut etre
egalement membre, c'est-a-dire partie agissant de son propre chef en communaute
avec les autres. Il est celui qui a le droit d'agir sur l'Etat, de participer a
son organisation et de contribuer a sa legislation. Il resulte de cela que le
citoyen ne doit obeir qu'a l'Etat et le gouvernement en tant "qu'autorite qui
exerce le pouvoir politique doit le traiter suivant les lois de son
independance personnelle, qui fait que chacun se possede lui-meme et ne depend
point de la volonte absolue d'un autre, a cote ou au dessus de
lui"36. Aussi, la citoyennete n'est pas une simple integration
sociale d'un individu dans une communaute politique donnee, elle est la
reconnaissance d'un individu comme etre libre, jouissant de tous ses droits
fondamentaux et s'acquittant de ses devoirs.
La constitution republicaine instaure une forme de
gouvernement qui responsabilise au mieux le citoyen, face a ses devoirs. A ce
titre, le citoyen doit pouvoir s'elever au-dessus de ses interets egoistes, en
faisant preuve de maitrise de soi, car comme le dit Durkheim "la maitrise de
soi, voila la premiere condition de tout pouvoir vrai, toute liberte digne de
ce nom"37.
On peut aussi dire que la constitution republicaine est un
pari sur la liberte et si nulle autre entrave n'est apportee par le pouvoir a
l'exercice des libertes individuelles, la condition humaine ne pourrait qu'etre
amelioree. Le dynamisme d'une societe, sa capacite a se hisser au rang des
nations qui prosperent sont tributaires de la liberte d'action des citoyens, de
leur engagement personnel et de leur bonne volonte. Pour ce faire, les
institutions politiques doivent creer les conditions d'un exercice effectif des
volontes autonomes des citoyens.
De ce fait, tout Etat qui se veut rationnel, digne des hommes
doit faire des citoyens, des hommes pleinement libres et par consequent
responsables. La ou
36 Kant, Euvres philosophiques, T03, Gallimard,
1976, p 5 83.
37 He, Kheim, Textes, T2 Religion, morale, anomie ed. De
minuit, Paris 1975, p 1 82.
les citoyens n'ont aucune initiative de l'action, oil toutes
les actions se realisent dans la peur et la terreur, les chances d'un
developpement durable sont hypothequees. En effet, on ne peut pretendre
realiser le bonheur d'un peuple, en traitant les citoyens comme des "enfants
mineurs qui ne peuvent distinguer ce qui est pour eux veritablement utile ou
pernicieux, de se comporter de faMon simplement passive pour attendre
uniquement du jugement du chef de l'Etat, la faMon dont ils doivent etre
heureux"3 8.
Une telle faMon de conduire les affaires de la cite est celle
comme le dit Kant, du gouvernement despotique qui denie toute liberte et tout
droit aux citoyens. L'Etat ayant pour vocation premiere de veiller a la
securite des citoyens, doit creer les conditions de leur epanouissement
materiel et spirituel en amenageant les espaces de libertes necessaires.
La citoyennete, incompatible avec un Etat de contrainte et de
privation des libertes, suppose une charge, une responsabilite pour tout
citoyen au titre de membre actif, de co-gestionnaire de la cite et des interets
de la communaute politique.
Ainsi, l'affirmation du citoyen comme sujet moral au regard de
sa responsabilite dans la gestion de la cite, se trouve partagee entre sa
liberte interne ou l'autonomie de sa volonte et sa liberte politique en ce sens
que celleci lui cree les conditions empiriques d'exprimer et d'executer sa
volonte. En d'autres termes, la liberte politique permet au citoyen de traduire
dans les faits, les deliberations de sa volonte, dans le respect des droits et
volontes des autres, dans la recherche de ce qui est bien et juste pour la
societe.
Il y a manifestement ici, une volonte de synthese de Kant, qui
tout en distinguant legalite et moralite, tente tout de meme de trouver une
solution de continuite entre l'obligation juridico-politique d'accepter la loi
et l'obligation morale d'agir par devoir. Ainsi, partant de la constitution
comme loi fondamentale, il y a comme une sorte d'unification des volontes
legislatrices des citoyens.
Par ailleurs, dans une republique oil chacun est electeur et
eligible, l'egalite politique fait qu'il n y pas de domination, de soumission
que par rapport a la loi qui fixe a chacun ses droits et ses devoirs. Aussi, si
dans la societe chacun respecte la loi, occupe effectivement la place qui lui
revient et joue le role qui lui est assigne, les chances sont grandes
d'eloigner l'arbitraire et l'injustice.
Il se trouve ainsi que dans une republique, tout tient au
respect de la loi et Kant ne manque pas de le dire lorsqu'il souligne qu'"il
faut qu'il ait dans toute communaute, une obeissance au mecanisme de la
constitution politique d'apres des lois de contrainte, mais en meme temps, un
esprit de liberte etant donne que chacun exige, en ce qui touche au devoir
universel des hommes, d'être convaincu par la raison que cette contrainte
est conforme au droit, afin de ne pas se trouver en contradiction avec
soi-meme"39.
Les citoyens sont donc tenus de se conformer a la loi
communement acceptee et c'est en cela aussi qu'il y a une dimension morale de
la vie politique. Il apparait ainsi que pour que le citoyen s'affirme comme
sujet moral, il lui faut savoir concilier ses principes pratiques avec la loi
de la communaute, qui est avant tout sienne aussi, et Eric Weil le dit ainsi :
"la morale pour etre praticable exige de moi que j'agisse selon la loi de
concrete de ma communaute"40
. L'essentiel ici est que cette loi (qualifiee de positive) ne
soit pas en contradiction avec le principe de la morale qui se fonde sur le
bien et le juste.
C'est d'ailleurs cette question que nous evoquerons en
relevant qu'il existe une certaine similitude entre l'autorite de la loi morale
et la rigueur de la loi juridique.
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