3-2) La République du mépris et Le Voile
médiatique de Pierre Tevanian :
Professeur de philosophie et coanimateur du collectif Les
mots sont importants, Pierre Tevanian propose dans La
République du mépris une déconstruction des
clichés actuellement véhiculés par les médias sur
les musulmans. Dépeignant les liaisons entre sphère politique,
médias et élites intellectuelles, l'auteur dénonce la
construction d'un « bouc émissaire » : « le jeune issu de
l'immigration postcoloniale et de culture musulmane ».
D'après lui, sous couvert de débats sur la
laïcité ou l'insécurité, s'exprime donc un racisme
qui, peu à peu se transforme en véritable « culture du
mépris ». L'idée principale qui sous tend son ouvrage est
celle du « deux poids, deux mesures ». En effet, pour lui «
pourraient être multipliés à l'infini » les exemples
d'actes qui, selon qu'ils soient commis par un musulman ou par un non musulman,
ne reçoivent pas du tout le même accueil médiatique. Le
problème se logerait dans le fait qu'une violence sexiste, du
prosélytisme ou encore des propos antisémites venant d'un
musulman sont quasi-systématiquement interprétés comme
« représentatifs », « symptomatiques » des
caractéristiques que l'on attribue caricaturalement aux musulmans dans
les médias (patriarcat, machisme, obscurantisme, radicalisme, etc.).
Le problème viendrait donc, pour Tevanian, d'une
généralisation, d'une construction caricaturale et imaginaire du
musulman.
Focalisant cette fois-ci uniquement sur le débat sur le
voile, Pierre Tevanian décrit, dans Le Voile médiatique,
les rouages politico-médiatiques qui ont, selon lui, permis
à cette question de prendre une place hors de proportion dans le
débat public.
Expliquant que le foulard occasionnait des « contentieux
de plus en plus rares et facilement résolus ", il s'interroge sur les
raisons qui ont pu conduire, finalement, au vote d'une loi entraînant la
déscolarisation de centaines d'élèves. Ces raisons sont
pour lui simples : il s'agirait d'une invention des journalistes et des
politiques qui auraient construits là une « fausse question ".
S'appuyant uniquement sur des informations chiffrées et
des études rigoureuses, ses ouvrages proposent une réflexion
argumentée et un regard cru sur le monde médiatique, ses liaisons
avec la sphère politique et son mode de fonctionnement.
3-3) L'islam imaginaire de Thomas Deltombe :
Certainement parmi les auteurs ayant effectué les plus
importants efforts de recherches sur le sujet, Thomas Deltombe propose dans
L'islam imaginaire une analyse de l'évolution et de la
construction médiatique française de ce qu'il qualifie de «
véritable islamophobie ".
Après avoir visionné et passé au crible
les journaux télévisés et les principales émissions
consacrées à l'islam sur les chaînes de
télévision nationales de 1979 (NDA : date du début de
la révolution iranienne) à 2005, l'auteur conclut à
un « durcissement progressif " qui a conduit à « identifier
l'" islam imaginaire " des médias à des formes de moins en moins
cachées de rejet de l'autre... ". En plus de proposer des exemples
concrets et précis qui jalonnent l'histoire médiatique de ces
trente dernières années, Deltombe rappelle les contextes
historiques et sociaux concomitants, permettant ainsi à ses lecteurs une
vue globale de la situation.
Journaliste, diplômé de l'Institut
d'études politiques de Paris et titulaire d'un DEA d'histoire
contemporaine (NDA : dont le présent sujet était le
thème d'application), Thomas Deltombe produit un travail qui a
l'avantage de répondre aux exigences de la déontologie
journalistique.
Intraitable sur le point de la sémantique, l'auteur
explique (NDA : cf. l'interview ci-dessous) que, selon lui, c'est le
fait de parler des choses qui les fait exister, en ce sens « ce sont [...]
les mots qui ont créé la communauté musulmane ». Pour
lui, l'impact des mots, répétés
quotidiennement dans les médias, est déterminant et
participe à modeler la réalité.
Entre représentations fantasmées, course à
l'audience et stigmatisation, il montre comment le petit écran a
fabriqué un « islam imaginaire ».
Mais plutôt que d'en parler à sa place, le mieux
est encore d'écouter l'auteur lui-même. L'interview ci-dessous
nous livre tous les détails de sa pensée sur le sujet (NDA :
la quasi intégralité de cette interview est volontairement
retranscrite ici afin de ne pas déformer les propos de l'auteur ou de
leur faire perdre de leur intérêt).
Interview
L'islam imaginaire de Thomas
Deltombe
Thomas Deltombe, journaliste, diplômé de
l'Institut
d'études politiques de Paris et titulaire d'un DEA
d'histoire contemporaine s'est particulièrement
spécialisé
sur la thématique de l'islam en tant que
représentation
médiatique. Dans son livre L'islam imaginaire,
il explique
comment, depuis la révolution iranienne de 1979
à nos jours, les médias ont participé à construire,
de toutes pièces, une image bien particulière de l'islam. Suite
à un titanesque travail d'analyse des principaux JT et émissions
relatives à l'islam, il conclut qu'aujourd'hui, les médias font
recouvrir au terme " islam " des réalités bien plus vastes que
celle de la religion en elle-même.
En tant que journaliste, vous auriez pu vous
intéresser à beaucoup de thèmes, or celui de l'islam
semble avoir particulièrement retenu votre attention, pourquoi
?
« C'est un peu un concours de circonstances. J'ai
toujours eu cette vocation par rapport au journalisme, et déjà
avant de le devenir je voulais réfléchir sur le journalisme. J'ai
donc fait un DEA sur l'histoire des médias et mon thème
d'application c'était la façon dont, historiquement, les
médias ont parlé de l'islam.
Je trouvais ce thème intéressant, j'avais
déjà pris des cours sur l'histoire de l'islam, et au cours de la
réalisation d'une enquête sociologique sur l'islam dans une ville
de banlieue parisienne j'entendais souvent des musulmans me dire « - On
parle de nous comme ci... », « - Les médias disent que...
». Donc je me suis dit qu'il serait intéressant de voir ce qu'il en
était vraiment. C'est donc une thématique intéressante,
pas forcément en soi, mais dans ce qu'elle révèle du
fonctionnement des médias, des politiques, des rapports de pouvoir au
sein de la société française et de pleins d'autres
problématiques. Je ne suis pas du tout fasciné par l'islam. Ce
qui m'intéresse davantage c'est en quoi et comment, dans la
société française, l'islam est utilisé,
fabriqué et instrumentalisé à d'autres fins. Et cela nous
concerne tous collectivement. »
Diriez-vous clairement qu'aujourd'hui, en France, le
traitement médiatique de l'islam est « problématique »
ou « anormal » ?
« Tout dépend ce que l'on entend par "
problématique " ou " anormal ".
Problématique, ça c'est clair vu la passion
qu'il y a autour de tout ce qui concerne l'islam, ou qui a l'air, de concerner
l'islam. Là c'est sür qu'il y a un problème.
Concernant la " normalité ", oui, on peut dire que le
traitement médiatique de l'islam s'inscrit dans une certaine
normalité. Il découle de toute une série de
mécanismes de fonctionnement des médias, de la politique et de
l'histoire coloniale française. Donc je ne sais pas s'il est normal,
mais en tout cas il est logique.
En revanche, on peut dire qu'il est anormal dans la mesure
où il est inégalitaire. D'un point de vue moral, il est anormal
que l'on traite les musulmans comme ça. Le problème c'est que
nous sommes dans un pays de tradition catholique, or la religion catholique est
institutionnalisée et centralisée et les journalistes essaient de
calquer ce modèle sur l'islam. En cherchant à interviewer un imam
comme ils le feraient avec un évêque, ils ne font que tirer des
conclusions d'une discussion avec un interlocuteur non légitime. L'islam
n'ayant pas de clergé, le journaliste ne sait pas quel interlocuteur
interroger. Du coup ce n'est pas l'institution qui va s'imposer à lui,
mais c'est lui qui va imposer à la religion musulmane ses
interlocuteurs, c'est lui qui va inventer le clergé musulman. Or un
représentant musulman ne représente que son association ou sa
mosquée, non pas l'ensemble des musulmans. C'est là qu'il y a un
côté anormal dans la façon dont est traité l'islam
en France. Les journalistes croient qu'il suffit d'appeler n'importe quel
représentant de mosquée et qu'ils en tireront une parole
légitime, or c'est archi faux.
Etant donné qu'il n'y a pas de hiérarchie,
l'interlocuteur qu'ils ont eu ne représente que luimême, son
institution ou son association, mais certainement pas l'islam. Il est essentiel
que les journalistes comprennent cela.
Les musulmans ne sont pas tous les mêmes, donc les dires
d'un musulman ne sont pas représentatifs de la pensée de
tous les musulmans. Là, historiquement et clairement, les
journalistes ont failli à leur mission. Ils n'ont jamais compris cela.
»
Pensez vous que ce soit un phénomène
majoritairement conscient ou inconscient ?
« Je pense, en me basant sur le nombre de reportages que
j'ai visionnés, que c'est inconscient. La plupart des journalistes ont
envie de bien faire, mais ils adoptent des automatismes de pensée et des
automatismes professionnels qui font qu'ils ne se posent pas les bonnes
questions. Ils reproduisent le modèle qu'on leur a toujours
montré sur les écrans de télévision. Du coup, ils
vont appeler quelqu'un dans une mosquée sans se rendre compte que ce
quelqu'un ne représente rien d'autre que lui-meme. C'est donc une forme
d'inconscience très largement répandue, sauf chez quelques
journalistes militants qui, eux, propagent une islamophobie consciente.
»
En quelques phrases ou mots, comment
résumeriez-vous la représentation contemporaine de l'islam et des
musulmans dans les médias français?
« L'islam est pour moi un instrument utilisé par
toute une partie des élites dominantes de la société
française pour aborder des problématiques beaucoup plus larges
que l'islam en luimême. Le problème c'est la définition, la
distinction permanente entre musulmans modérés et radicaux. Ce
portrait effectué est voulu comme représentatif de la
société française. On définit deux types de
musulmans, les bons et les mauvais. On instaure deux types d'islam : le bon,
celui des Lumières, de la Mosquée de Paris, des centres-villes,
et le mauvais, celui des banlieues, de la périphérie. En un mot
donc, la représentation de l'islam dans les médias
français dominants, (*) c'est une instrumentalisation du concept
"islam". On assiste à toute une démonstration idéologique
de ce que devrait être la société française. On
instrumentalise l'islam, consciemment ou inconsciemment, pour faire passer des
messages et définir la France: ce qu'elle n'aurait pas due etre avant,
ce qu'elle ne devrait pas etre aujourd'hui et ce qu'elle ne devrait pas etre
dans l'avenir. »
Quels sont, d'après vous, les
stéréotypes les plus souvent véhiculés par les
médias concernant l'islam et les musulmans ?
« Le stéréotype le plus courant c'est
l'idée que tous les musulmans sont les mêmes, et donc qu'il y a
une communauté musulmane. Les journalistes, très majoritairement
dans les médias de masse, considèrent que tous les musulmans ont
un point commun : le fait d'être musulman, et que cela suffit à en
faire une communauté. Ce fait l'emporte sur tous les autres. Or, moi par
exemple je chausse du 42 et cela ne me met pas dans une même
communauté que tous les gens qui chaussent du 42. C'est une analogie qui
montre bien l'absurdité du phénomène mais, encore une
fois, entre le musulman turc, qui habite à Strasbourg qui vient
d'arriver en France et un français dont les arrières
grands-parents sont algériens, qui habite à Périgueux et
qui ne parle pas arabe, cela n'a rien ou très peu à voir. C'est
en cela un stéréotype très problématique.
Le second stéréotype le plus répandu
serait la séparation de cette " communauté musulmane ",
imaginaire à mon avis, entre des modérés et des radicaux.
Ce qui est complètement absurde puisque cela relève du pur jeu de
langage. Qui définit ce qui est radical et ce qui ne l'est pas ?
L'exemple de Tariq Ramadan est en cela édifiant puisqu'à un
moment il est vu comme un modéré, à un autre comme un
radical. Alors qui change ? Tariq Ramadan ou le regard qui est porté sur
lui ? »
Selon vous, les médias couvrent-ils de
manière similaire les sujets relatifs à
l'islam comparativement à ceux relatifs au christianisme ou au
judaïsme ? Y a-t-il une égalité
de traitement médiatique entre les
différentes religions ?
« Il y a une inégalité c'est sür. Mais
cette inégalité s'exprime à travers trois
phénomènes principaux. Elle est à la fois historique, tout
simplement par rapport à la prégnance de la tradition catholique
en France, mais également raciale, raciste dans le sens où
derrière tout un vocable médiatique se cache en fait un public :
les arabes. Il y a là un construit social que de nombreux écrits
sociologiques décrivent.
Enfin, un troisième phénomène vient
compléter le tableau, c'est la question de la représentation
sociale au sein même des médias. La majorité des musulmans
faisant partie, très majoritairement, de couches sociales
défavorisées, il y a une inégalité de fait. En
effet, dans des médias de masse qui fonctionnent grâce à
des couches dominantes de la société française, on
retrouve des journalistes qui n'ont rien de commun avec la plupart des
musulmans en terme social, du coup ils vont avoir beaucoup de mal à les
comprendre.
Etant étrangers aux classes populaires, les
médias de masse n'arrivent pas à être à
l'écoute de celles-ci. Ils n'ont aucune proximité avec ces
classes populaires, et n'y ont d'ailleurs aucun intérêt. Patrick
Champagne explique cela très bien dans ses travaux (NDA : dans
lesquels il explique en quoi les journalistes de télévision
participent à la construction de phénomène sociaux et
effectuent un véritable travail de construction des malaises, notamment
en stigmatisant les banlieues quasi exclusivement médiatisées
à travers des phénomènes marginaux).»
D'après vous, quels seraient les facteurs
principaux qui expliqueraient qu'un traitement médiatique
spécifique soit réservé à l'islam?
« La première chose, c'est que chacun d'entre nous
est le produit d'une histoire culturelle. On répercute donc
forcément les rapports de force sédimentés par l'Histoire.
Intuitivement, la plupart d'entre nous a une impression d'exotisme par rapport
à l'islam, chez les producteurs médiatiques, comme chez les
consommateurs. Donc le premier facteur pour moi c'est le produit de l'Histoire,
et notamment de la culture coloniale.
La deuxième chose c'est le fonctionnement des
médias en lui-même. Dès les années quatrevingt le
secteur des médias a changé économiquement, on a
changé de façon de produire l'information. On constate une
rapidité de plus en plus grande de l'information et des modes de
financement qui ont évolué. On a de plus en plus de
publicité, de moins en moins d'interventions du public, une recherche du
sensationnalisme, etc. Tous ces facteurs conjugués font que l'on parle
de plus en plus rapidement et en réfléchissant de moins en moins,
et notamment sur le sujet de l'islam dans la société
française. Du coup on surfe de plus en plus sur les
stéréotypes et sur cette sédimentation culturelle et
idéologique que l'on a eue auparavant.
Enfin, le troisième aspect à mon avis, c'est
l'instrumentalisation de cette thématique de l'islam dans le champ
politique français. De la méme manière que des patrons de
médias vont parler de l'islam pour faire monter l'audimat, des hommes
politiques comme Charles Pasqua, Philippe de Villiers ou André Gerin
vont parler de l'islam pour faire monter leurs scores électoraux, pour
récolter des voix avant les élections. Je parle des politiques
car il y a une collusion assez forte entre les milieux dominants politiques et
les milieux dominants médiatiques. »
Quels types de réactions rencontrez-vous
concernant vos travaux sur la représentation de l'islam dans les
médias?
« Les gens qui m'invitent, m'écoutent ou
m'interrogent sont dans l'ensemble plutôt d'accord avec l'idée de
base que j'exprime. Je pense que la plupart des gens aujourd'hui sont d'accord
avec le postulat d'un problème dans le traitement médiatique de
l'islam.
Beaucoup de journalistes m'ont d'ailleurs
félicité et les réactions sont souvent plutôt
positives. Et, comme j'ai toujours tendance à prouver ce que je dis, on
me fait rarement des reproches.
Il y a une réaction qui avait été
intéressante á ce propos, c'est celle de David Pujadas (NDA :
que l'auteur "attaque pas mal dans son livre" (sic)) qui était
invité avec moi chez Schneidermann (NDA : émission
Arrêt sur image d'octobre 2005) et qui a finalement refusé de
venir, certainement car cela l'aurait pris en défaut et allait le
remettre en cause, lui, sa déontologie, etc. Etant donné que
j'appuie toujours mes propos sur des archives, les gens préfèrent
souvent s'armer de silence face à cela. »
Si vous deviez citer l'exemple qui vous a le plus
frappé concernant la thématique de la relation entre islam et
médias français, lequel serait-il ?
« Il y en a plein, ils sont souvent tous plus choquants
les uns que les autres. Par exemple le dernier dossier de Marianne
(NDA : cf. partie II) 3°)b) du présent
mémoire), les productions de Sifaoui, ou encore les reportages
bidonnés de Pujadas. D'un point de vue professionnel, politique,
juridique, moral et de tous les points de vue, c'est vraiment scandaleux. Quand
on découvre des entretiens bidonnés avec des témoins
payés, ou quand on découvre des scénarios de reportage
écrits à l'avance on ne peut qu'être choqué. Ce
genre de choses ce n'est pas du journalisme, c'est de la propagande. Donc, oui,
malheureusement en la matière, les exemples sont nombreux, ça
n'arrête pas.»
D'après vous, un traitement anxiogène de
l'islam dans les médias français peut-il avoir
particulier ?
« C'est plutôt d'une construction d'un islam
anxiogène dont il faudrait parler. Par exemple, de mon point de vue, je
ne sais pas ce que c'est l'islam, je ne prétends pas le savoir ni dire
si c'est une religion "bonne" ou "mauvaise", en réalité l'islam
en lui-même m'intéresse assez peu. Ce qui m'intéresse c'est
la façon dont on traite, dont on construit l'islam. Avant méme de
qualifier l'islam, on le crée. On l'invente, on modèle l'image
d'une communauté musulmane. Le terme de communauté musulmane et
toute l'imagerie qui va avec est apparu dans les années 80, le fait d'en
parler l'a fait exister. Du coup des gens qui, jusqu'au milieu des
années quatre vingt, ne se considéraient pas forcément
comme musulmans, qui ne s'étaient jamais posés la question quant
à leur appartenance à une communauté, tout d'un coup
s'entendent dire, à chaque fois qu'ils allument la télé,
« -Toi tu fais partie de la communauté musulmane ". Tout cela rend
la personne prisonnière de cette représentation. Or cette
communauté musulmane n'existe pas, tous les sociologues le
démontrent.
Ce sont donc les mots qui ont créé la
communauté musulmane, il y a eu une stigmatisation. S'il n'y avait pas
eu ce phénomène, on n'aurait pas aujourd'hui une division de la
population avec les musulmans d'un côté et les non musulmans de
l'autre. A partir du moment où cette communauté musulmane a
été constituée, dans le langage et dans les médias,
des gens y ont répondu en se présentant comme
modérés alors que cette catégorie a été
créée de toutes pièces. Tout d'un coup s'est mis à
exister une catégorie qui n'existait pas auparavant. C'est un
phénomène réellement passionnant d'observer comment des
catégories qui sont au début purement verbales, purement mentales
et endogènes en arrivent à devenir réelles et
exogènes. Le champ politico-médiatique découpe la
réalité selon ses propres critères, selon ses propres
idées et cela a des conséquences. Cela induit un changement de
comportement chez les gens. La télévision, petit à petit,
a créé les idées de quartiers, de violences urbaines. Ces
mots ont créé une réalité, ont créé
des catégories qui ensuite agissent. Asséner sans arrêt
à des gens qu'ils sont comme ceci ou comme cela et qu'ils forment une
catégorie modèle le comportement de ces gens. Le sociologue Erwin
Goffman dans Stigmates explique très bien cela, comment la
stigmatisation fait intérioriser et incorporer aux gens des attitudes en
accord avec ladite stigmatisation. On crée donc finalement des
personnages sociaux."
Votre livre L'islam imaginaire est paru il y
a plus de 6 ans maintenant. Avez- vous remarqué, depuis, un changement
dans le comportement des médias face à l'islam ?
« Non, c'est la même tendance
générale, la stigmatisation de l'islam. Il y a toujours une
construction d'un islam imaginaire, mais cela devient de plus en plus subtil.
Par exemple, le terme d'"islamisme" semble être de moins en moins
utilisé, plus désuet. A la place, les journalistes vont
préférer des termes comme jihadiste, mais au final la
tendance reste la même.
La seule évolution notable est l'instrumentalisation
croissante de l'islamophobie par l'extrême droite. On a donc deux
processus, le premier qui est une tendance á reconnaître
l'islamophobie, et le second qui est une limitation de cette reconnaissance. En
disant que c'est uniquement l'extreme droite qui est islamophobe, on
évite une remise en cause plus globale et plus complexe de la
société et des médias dans leur ensemble. On assiste
á une certaine forme de refoulement qui empêche de traiter le
problème á la racine.»
Que répondriez-vous à ceux qui accusent
votre ouvrage d'ftre « orienté idéologiquement »
?
« Dès que l'on se prononce on édicte
forcément un point de vue. J'assume la façon dont je traite le
sujet et ses conséquences. Donc, oui, en ce sens, mon ouvrage est
orienté idéologiquement. Mais si l'on entend par "orienté
idéologiquement" dans un but politique ou malhonnête, alors
là non. J'ai clairement argumenté chacune de mes pensées,
mais encore une fois, tout dépend des termes que l'on utilise et de la
définition que l'on en fait. Il s'agit donc plutôt là
d'interprétations sans arguments. On en revient toujours au même
phénomène : tout dépend de la connotation que l'on met
dans les mots. »
Quand on s'intéresse à la relation
médias/islam, on remarque que c'est un sujet sensible, qui divise et qui
semble éternellement voué à être vu par le prisme
des opinions personnelles de chacun. Malgré tout, pensez-vous qu'il soit
possible d'avoir une analyse totalement impartiale du traitement
médiatique de l'islam ?
« Cela rejoint ce que je viens de dire. Faire des choix,
c'est déjà etre partial, et ces choix se font par rapport
á notre histoire personnelle. Donc "voué á être vu
par le prisme des opinions personnelles", je dirais non car ce sont là
des histoires de rapports de force (qui s'affrontent dans la
société française) plus que d'opinions personnelles.
On rejoint donc là cette croyance de
l'objectivité dans les médias. Les journalistes qui se pensent
objectifs se nient eux-mêmes dans leur propre cerveau. Aujourd'hui, ce
que l'on entend par objectif c'est quand on présente du pour et du
contre. Woody Allen illustre parfaitement ceci en définissant
l'objectivité journalistique comme "10 minutes pour Hitler, 10 minutes
pour les juifs". Or c'est complètement absurde, le positif et le
négatif font partie d'un tout, c'est logique. Du coup, cela s'apparente
davantage à de la propagande. Je pense que celui qui fera le moins de
propagande, c'est celui qui sait qu'il ne peut pas être objectif. Le
monde des médias est un monde factice de certitudes, de faux- semblants,
où la pression est telle que l'on est souvent obligé de se
conformer à l'avis dominant.»
*NDA : L'auteur précise au cours de la discussion
qu'à chaque fois qu'il parle de « médias » il entend
par là les médias de masse, les médias les plus populaires
et dominants comme la télé. Il ne s'agit donc pas là de
généralisations sur les médias, mais plutôt
d'expression de phénomènes et de tendances majoritaires que l'on
retrouve dans les médias les plus lus, regardés ou
écoutés.
Enfin, en plus de ces quelques ouvrages de
référence sur le sujet, sont disponibles : L'islam dans les
médias : comment les médias et les experts façonnent notre
façon de considérer le reste du monde de Edward-W Saïd,
mais également Islam, médias et opinions publiques.
Déconstruire le choc des civilisations du collectif Islam et
laïcité ainsi que de nombreux articles de spécialistes en
libre consultation sur le web.
Ces livres aux analyses poussées et documentées
sont la confirmation qu'en plus d'être digne d'intérêt, le
thème de la représentation de l'islam dans les médias est
passionnant. Sujet épineux, imposant d'argumenter preuves à
l'appui, il pousse ceux qui s'y intéressent à déconstruire
les rouages de la machine médiatique afin de mieux voir ce qui s'y
cache.
Concordant aux théories de ces auteurs, le sondage
réalisé au cours de ce mémoire auprès des musulmans
français, indique que la majorité d'entre eux ne se sent
effectivement pas très bien perçue par les médias de
l'Hexagone...
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