2-1) Le choix des invités et intervenants, un aspect
crucial souvent négligé :
En effet, comme le précise Dominique Pinsolle dans
Le Monde diplomatique, les « opinions [~] à force
d'être rabâchées finissent par s'imposer comme relevant du
sens commun ". Et c'est exactement le risque encouru lorsque les journalistes
font du mimétisme, de la surenchère et du sensationnalisme des
critères de choix concernant les personnalités qu'ils
invitent.
En sélectionnant sans cesse le même type
d'intervenants, en invitant sempiternellement les mêmes
personnalités à s'exprimer (parfois plus pour ce qu'elles vont
susciter de fort que pour la pertinence réelle de leur opinion), bref en
orientant cette sélection, les journalistes participent à la
manipulation de l'information.
Comme vu précédemment, l'information, une fois
sélectionnée est présentée sous un angle et, une
fois l'impératif de sa couverture passé, le débat
s'engage. A ce stade, l'information a donc perdu de sa teneur en passant par
plusieurs filtres.
Organiser des débats au cours desquels aucun avis ne
serait censuré permettrait en revanche de rééquilibrer un
peu la balance. Tout simplement en présentant au spectateur des angles
sous lesquels il ne s'était pas forcément figuré
l'information.
Concernant l'islam, les médias ont souvent tendance
à appliquer, en matière d'invitations, une politique assez
critiquable. C'est ce que décrit Geisser dans La Nouvelle
islamophobie, où il distingue trois phénomènes
caractéristiques du comportement des médias quand il s'agit
d'organiser des débats sur l'islam.
Tout d'abord, l'intervention très rare des musulmans
eux-mêmes. Et quand intervention il y a, on remarque que ce sont souvent
les mêmes personnalités qui sont présentes, soigneusement
sélectionnées selon certains critères, et souvent en
conformité avec le discours médiatique dominant. Le peu de
musulmans intervenants dans les médias en tant qu'invités ou
experts sont donc souvent les mêmes et expriment, peu ou prou, des
opinions assez similaires entre elles.
La seconde tendance observable est la propension de la plupart
des grands médias à n'évoquer que les études allant
dans le sens de l'« idéologie dominante » par rapport à
l'islam (c'est-àdire celle d'un islam tour à tour
conquérant, irréformable, moyenâgeux, etc.).
Enfin, la dernière tendance consiste en la
médiatisation d'ouvrages sur l'islam qui ne sont pas forcément le
fait de spécialistes, mais qui souvent se conforment à l'«
idéologie dominante », alors que parallèlement certains
ouvrages documentés et à la rigueur scientifique tombent dans un
oubli total.
Pour exemple, Geisser cite le cas de l'ouvrage La
République de l'islam. Entre crainte et aveuglement de
Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat. Ayant
bénéficié d'une très large médiatisation et
de critiques majoritairement élogieuses, cet ouvrage ne fonde pourtant
ses théories sur aucune enquête de terrain. Parallèlement,
La France des mosquées, ouvrage du journaliste du
Monde, Xavier Ternisien, a été quasiment absent de la
scène médiatique alors qu'il propose le résultat
d'investigations rigoureuses.
Geisser voit en cela les conséquences de la
volonté d'une « simplification à outrance » des
journalistes qui préfèrent « "transformer [d]es puits
d'interrogations en tas de certitudes" [...] au lieu de remettre en cause
[leur] grille d'analyse ».
De ce fait, des thèses totalement infondées, voire
racistes, en sont arrivées aujourd'hui à être très
présentes sur la scène médiatique.
A l'image de celle de Pierre-André Taguieff (sociologue
et politologue très médiatisé) qui considère
l'islam comme homogène, irréformable et dangereux dans le sens
où une minorité d'« extrémistes " peut tout à
fait submerger la majorité des autres musulmans par ses idées. En
ses termes cela donne : « Ce qui peut s'observer, et qui est fort
inquiétant, c'est la multiplication des zones d'équivocité
où sont indéterminables les frontières entre islam et
islamisme. Or ces zones [...] sont aussi des zones de basculement, où
les convictions peuvent se traduire en mobilisations violentes ou en actes
terroristes. C'est là une caractéristique remarquable de l'islam
contemporain. "
Cette thèse, en plus d'être infondée,
stigmatisante et de générer de la peur, est pourtant
très régulièrement évoquée par son auteur
lorsqu'il est invité sur les plateaux télé, à la
radio oüdans les journaux. Ainsi, Taguieff expose,
rabâche au plus grand nombre ses idées qui,
finalement, ne reposent que sur sa propre opinion et ne se
basent sur aucune étude sérieuse ou aucune enquête de
terrain de sa part. Ce qui est regrettable, ce n'est donc pas tant que l'on
laisse s'exprimer les opinions, même les plus radicales, car cela
relève du droit d'expression le plus fondamental ; non, ce qui est
regrettable c'est que les débats sur l'islam se voient
systématiquement monopolisés par des points de vue tels que ceux
de Taguieff dont la personnalité « booste " certainement les
audiences, mais dont les idées ne se basent sur aucune étude
sérieuse. Par là même, la monopolisation quasi
systématique des temps d'antenne par des opinions majoritairement
hostiles et anxiogènes vis-à-vis de l'islam, ne permet pas
d'équilibrer le débat et participe à influencer l'opinion
publique en ne lui présentant implicitement que des avis assez
négatifs ou normés.
Pour Vincent Geisser, ces pratiques médiatiques quant
au choix des invités s'apparentent à un « jeu de
rôles, dans lequel les partitions des acteurs sont soigneusement
réglées à l'avance " avec en sus des « héros
et [d]es antihéros musulmans ".
D'ailleurs, ayant particulièrement fouillé la
question, il définit dans son livre une catégorie bien
particulière parmi ces invités : celle des « experts de la
peur ".
Grossièrement, cette expression désigne la petite
intelligentsia de géopoliticiens, historiens et autres penseurs qui ne
voient la « question de l'islam » qu'au travers de thèses
alarmistes.
Parmi eux il compte Antoine Sfeir (journaliste
franco-libanais), Alexandre Del Valle (essayiste et docteur en
géopolitique), Pierre-André Taguieff (sociologue, politologue et
historien) ainsi qu'Antoine Basbous (politologue libanais) et
Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue).
Pour l'auteur de La Nouvelle islamophobie, clairement,
ces « experts de la peur » procèdent à la «
promotion et à la banalisation de l'islamophobie » en « se
parant des apparences de scientificité et du "réalisme de
l'expertise" » ce qui « diffuse une idéologie du
soupçon. » Déplorant le fait que toute personnalité
médiatique « se doi[ve] d'avoir un discours "responsable" sur
l'islam et les musulmans au risque d'être taxé par ses pairs
d'islamophilie ou d'angélisme. », il pointe du doigt quelques-uns
des nombreux obstacles qui s'érigent devant celui qui compte s'exprimer
en toute liberté sur le sujet de l'islam. C'est qu'en effet une chape de
plomb semble peser sur toutes les opinions en dissonance avec la pensée
médiatique majoritairement admise concernant l'islam.
Pour mieux comprendre les conséquences de ce
phénomène, et le point auquel nous en sommes arrivés
concernant l'image de l'islam dans les médias français, voici
quelques citations exposant la pensée de personnalités
considérées dans les médias comme des spécialistes
de l'islam (extraits compilés originellement par Vincent Geisser dans
La Nouvelle islamophobie) :
René MARCHAND, dans La France en danger d'islam, p.116
:
« Il faut répéter : l'islam est, de naissance,
de nature, génétiquement fondamentaliste. Et ce fondamentalisme
se base en grande partie sur le caractère ordinaire de son
prophète fondateur, l'historicité dans laquelle la religion est
née, l'authenticité indéniable de son "donné
scriptuaire", la rationalité avec laquelle celui-ci a été
enregistré. »
« L'islam est réduit à une essence
maléfique, dont tous ses fidèles, depuis la
révélation prophétique, seraient les porteurs et les
propagateurs dans le monde entier. »
R.Cukierman, Au risque de déplaire, Le
Monde, 11 février 2002 :
« La France républicaine hésite à
reconnaître son échec dans l'intégration scolaire et
sociale des jeunes beurs [...] Il me déplaît [de voir] les
graffitis [...] les insultes antijuives [...] le danger le plus immédiat
[...] vient [...] désormais de quelques fanatiques islamistes ou de
quelques individus isolés qu'on appelle délicatement des jeunes
voyous de banlieues. »
Alexandre Del VALLE, dans Le Totalitarisme islamiste à
l'assaut des démocraties, p.105.
« Sous le signe de la progression polymorphe de ce nazisme
du XXIème siècle, la nouvelles xénophobie
islamiste universelle trouve désormais de puissants échos dans
les "banlieues de l'islam" d'Occident [...] Des banlieues
inconsidérément données en pâture par les dirigeants
occidentaux aux prédicateurs de la haine islamiste, où juifs et
chrétiens ne peuvent plus vivre en sécurité. »
Si des phrases similaires étaient publiées,
qualifiant le christianisme ou le judaïsme de
« nazisme du XXIème siècle »,
son auteur serait très certainement conspué et vivement
critiqué dans les médias. En l'occurrence, cette phrase a
été prononcée envers l'islam et son auteur est toujours
régulièrement invité sur les plateaux télés
où il fait l'objet de critiques souvent assez positives voire
élogieuses. Pour Thomas Deltombe, journaliste et essayiste, « ces
analyses à l'emporte-pièce ne [semblent] gêne[r] aucunement
la plupart des journalistes des chaînes de télévision.
»
Vincent Geisser propose une autre explication concernant le
« comportement » de ces « experts de la peur ». Selon lui,
« par la spécificité de leurs thèmes d'études
[...] et les sollicitations publiques dont ils sont fréquemment l'objet
[...], les géopoliticiens sont particulièrement exposés
aux courants anxiogènes qui traversent nos sociétés
occidentales [ce] qui les condui[t] souvent à épouser
consciemment ou inconsciemment des analyses parfois douteuses sur l'immigration
en général, et sur les populations de culture musulmane en
particulier. »
Ceci dit, ces « experts » ne sont pas totalement les
seuls à s'exprimer puisqu'on les retrouve souvent accompagnés
d'une « caution musulmane ». En effet, sont apparues sur la
scène médiatique ces dernières années, des
personnalités issues de divers horizons et se prétendants
expertes sur le sujet de l'islam du simple fait de leur appartenance à
cette religion.
On peut citer par exemple Aziz Sahiri (ancien adjoint au maire
de Grenoble de 1989 à 1995), Farid Smahi (conseiller régional du
Front national en Île-de-France) ou encore Rachid Kaci (membre de
l'UMP).
Souvent engagées politiquement, ces
personnalités sont quasi exclusivement invitées à
intervenir dans les médias en tant que musulmans, pour s'exprimer sur le
sujet de l'islam. Parées de cet « attribut », il
apparaît qu'il leur soit plus facile de critiquer violemment les
musulmans et l'islam, sans avoir à prendre des pincettes ou sans risquer
de se faire accuser de racisme. Or, si ces derniers étaient des
islamologues leur avis aurait du poids, mais le fait qu'ils soient simplement
des musulmans ne fait pas d'eux, ipso facto, des spécialistes
de l'islam. Et c'est là que, encore une fois, l'on se retrouve
confronté aux problématiques de déontologie
journalistique. Inviter au cours d'une émission une personnalité
musulmane en présentant ses propos au méme niveau que celui d'un
expert est somme toute très critiquable en matière de
déontologie.
Fait encore plus grave, c'est la crédibilité de
ces « experts " qui est parfois leur talon d'Achille. A l'image d'un
Pierre-André Taguieff dont la thèse du « réveil des
instincts communautaires " chez les jeunes Arabo-musulmans révèle
de nombreuses failles. En effet, selon l'analyse de Philippe Corcuff, il semble
que Taguieff « dès qu'il établit des liens entre la
judéophobie islamiste et la montée (effective) de
l'antisémitisme en France " prenne « davantage de libertés
à l'égard des indices empiriques » et qu' «
emporté par la logique de l'amalgame, l'analyste rigoureux de
l'essentialisme raciste (NDA : l'essentialisme consiste en la
réduction de l'ensemble des membres d'une communauté à une
essence négative) devien[ne] lui-même essentialiste [à
l'égard [...]des jeunes d'origine maghrébine]. "
Pourtant très médiatisée, la
validité de cette thèse de Taguieff est, au regard de la
réalité, plus que discutable. D'après Geisser, aucune
analyse récente et aucuns chiffres ne tendent à prouver une
augmentation particulière du nombre d'actes de violence
antisémites. Pour lui, c'est donc « au nom de conceptions
sécularistes se proclamant ouvertement modernistes et universalistes que
certains acteurs en viennent à dénoncer les dangers de
l'islamisation de la société française, tout en se
défendant d'adhérer à un discours [...] antireligieux ou
islamophobe. "
Selon lui, la faute des journalistes et autres experts
réside dans le fait de qualifier
systématiquement les musulmans comme une
communauté homogène, une sorte de bloc oü « chaque
élément est censé entretenir des connexions avec les
autres ".
Or une telle vision des choses ne peut que constituer une
« porte ouverte à tous les amalgames et dérapages possibles
". Ainsi, « le jeune musulman paisible de la mosquée de Bordeaux ou
la jeune fille voilée d'un collège lillois dev[iennent] les
éléments visibles d'un ensemble faisant problème,
[ce] qui légitime pleinement que l'on entretienne à leur
égard une forme de suspicion permanente, sous couvert de " vigilance
républicaine ". A ce moment là, « le glissement du combat
idéologique contre l'islamo-terrorisme à l'islamophobie devient
possible. "
L'auteur en appelle par là à une réflexion
objective et documentée sur l'islam, réflexion qui permet de
s'éloigner d'une vision manichéenne résultant souvent
d'une certaine paresse intellectuelle ou d'une instrumentalisation effective de
la réalité.
Dans cette tendance à l'exagération
médiatique dès qu'il s'agit d'islam, on peut citer le cas Redeker
(NDA : philosophe français auteur d'une tribune virulente
vis-à-vis l'islam parue dans Le Figaro du 19 septembre 2006 qui
lui a value de nombreuses critiques et plusieurs
menaces de morts anonymes), un fait rare et
isolé, que les médias ont pourtant
présentécomme « la règle ".
Selon Pierre Tevanian, s'il est bien normal, à travers
ce cas extreme, de s'attacher à défendre la liberté
d'expression, il faut envisager cette dernière « sous toutes ses
dimensions ". « Robert Redeker doit avoir le droit d'exprimer son
islamophobie sans être menacé de mort, mais tous ceux, musulmans
ou non, qui veulent exprimer le dégoût que leur inspire cette
islamophobie doivent aussi pouvoir le faire, ce qui suppose qu'on leur en
laisse non seulement le droit, mais aussi la possibilité
matérielle [et] qu'on leur accorde par exemple un certain
accès aux principaux médias. "
A l'occasion de cette polémique, l'étouffement
des idées à contre courant de l'idéologie
médiatiquement dominante en matière d'islam était plus
visible que jamais. Par exemple, au cours de l'émission « Ce soir
ou jamais » d'octobre 2006, le cinéaste Romain Goupil, signataire
de l'« Appel du Monde " (NDA : pétition organisée par le
journal Le Monde en faveur de Robert Redeker) empêcha
littéralement le sociologue Jean Baubérot de parler en
l'interrompant sans cesse.
Lorsque ce dernier le lui fit remarquer, et réclama, pour
lui-même, un peu de cette « libertéd'expression "
que Goupil défendait si ardemment pour Robert Redeker, le
cinéaste rétorqua sans se démonter « Eh bien, oui, je
ne suis pas tolérant avec les complices des intégristes ! ".
Cette phrase caricaturale, illustre parfaitement la mouvance
qui s'exprime envers toute opinion médiatiquement minoritaire concernant
l'islam. Une personne qui est contre les menaces de mort
proférées envers Redeker, mais qui trouve toutefois que ce
dernier a été raciste dans ses propos est-elle donc «
complice des intégristes » ?
Le cas Redeker a mis en lumière bien d'autres
phénomènes médiatiques édifiants sur le dossier de
l'islam. Par exemple concernant les critères de « sélection
» des sujets d'actualité. En effet, entre 2003 et 2006 ce ne sont
pas moins de treize personnes (dont Alain Lipietz, José Bové,
Eyal Sivan, Xavier Ternisien, etc.) qui ont reçu des menaces de mort
pour leurs prises de position plutôt hostile par rapport à
Israël. Leur situation, similaire à celle de Robert Redeker n'a
pourtant pas mobilisé les médias. Ces treize cas ont fait l'objet
(sur plusieurs années) de 17 dépêches et 11 articles, quand
en seulement un mois l'affaire Robert Redeker donnait lieu à 68
dépêches et 102 articles.
A la lumière de cet exemple, l'on peut s'interroger sur
les raisons d'une telle partialité. Quoi qu'il en soit, ce type de
pratique montre encore une fois à quel point l'islam semble être
un sujet vendeur.
Procédant au même constat que Vincent Geisser,
Thomas Deltombe ajoute que le choix des invités traduit également
une perpétuation de l'image d'une « population française
divisée ». Participant à la formation de deux camps, cette
fâcheuse habitude médiatique de placer, d'un côté les
musulmans et de l'autre les non musulmans lors des débats
médiatiques en rapport avec l'islam, entraîne la formation de deux
camps et pérennise les généralisations par rapport aux
musulmans.
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