III- 3 / Le Flou Quantique
Le paradigme de la science classique a assisté au
début du 20ème siècle, à un des
véritables bouleversements qui ont conduit à son effondrement. La
mécanique newtonienne, cette science par laquelle il était
possible de prédire le mouvement de tout corps, va vivre au
20ème siècle l'un des plus mauvais épisodes de
sa gloire. En effet, si Poincaré avait présenti à la fin
du 19ème siècle, les failles de la mécanique
classique, ce fut la mécanique quantique qui sonna véritablement
le glas du déterminisme sur lequel basée la science classique.
Née historiquement le 14 Décembre 1900 avec les
travaux de Max Planck sur « le rayonnement du corps noir »,
la physique quantique, d'abord considérée par les scientifiques
comme un problème mineur, va pourtant bouleverser tout l'avenir de la
physique. Cependant, avant d'entreprendre quoi que ce soit, essayons de
définir au préalable, qu'est-ce que la physique quantique ? Pour
répondre à cette question, proposons à ce propos la
définition qu'en a donnée Richard Feynman. Pour ce grand
théoricien, « La mécanique quantique est la description
du comportement de la matière et de la lumière dans tous leurs
détails et en particulier, de tout ce qui se passe à
l'échelle atomique. A très petite échelle, les choses ne
se comportent en rien comme ce dont vous avez une expérience directe.
Elles ne se comportent pas comme des ondes, elles ne se comportent pas comme
des particules, elles ne se comportent pas comme des nuages, ni comme des
boules de billard, ni comme des poids sur une corde, ni comme rien que vous
avez jamais vu. ».74
Cette définition de Feynman, au-delà de son
apparence quelque peu énigmatique, marque très bien la rupture
établie avec l'avènement de la physique quantique. La physique
quantique est apparue à la suite des travaux de Max Planck sur la
théorie du rayonnement du corps noir. Pour rappeler le problème,
il faut souligner que la théorie du rayonnement était une des
difficultés qui avaient le plus de problème aux scientifiques du
19ème siècle. Le problème qui a conduit
à la naissance de cette nouvelle science, vient d'un constat longtemps
établi en physique. En fait, on avait constaté que, si l'on
considère une enceinte chauffée à une température
constante, les corps matériels contenus dans cette enceinte
émettent et absorbent
74 R. Feynman, cité par Stéphane
Déligeorges in Le monde quantique, Seuil, 1985, p 7
du rayonnement au point qu'il finit par s'établir un
état d'équilibre dans lequel les échanges d'énergie
entre la matière et la radiation restent constantes.
C'est en fait ce phénomène d'échanges
d'énergie, qui a posé problème aux physiciens. En effet,
pendant longtemps les scientifiques ont cherché, chacun avec sa
théorie, à expliquer le mécanisme de ces échanges
d'énergie entre matière et radiation. La première
théorie due à Gustav Kirchhoff, s'appuie sur les principes de la
thermodynamique et stipule que la composition de ce rayonnement dépend
uniquement de la température qui règne dans l'enceinte
considérée. A la suite de cette proposition, le physicien
Autrichien Ludwig Boltzmann a démontré que la densité
totale du rayonnement émis, est proportionnelle à la
quatrième puissance de la température mesurée. Ces travaux
seront suivis par d'autres théories qui, malgré leur
particularité, affirmaient toutes que l'émission aussi bien que
l'absorption de la lumière par la matière se font de
manière absolument continue.
En fait, c'est à cette thèse classique que Max
Planck va radicalement s'opposer. Ce physicien Allemand propose d'admettre que,
l'émission d'énergie lumineuse par un corps doit se faire de
façon discontinue, c'est-à-dire par valeurs discrètes
qu'il nomma « quanta ». En effet Planck va poser comme
postulat fondamental de la physique quantique, l'hypothèse qui consiste
à dire que : « La matière ne peut émettre
l'énergie radiante que par quantités finies proportionnelles
à la fréquence. »75. Ce facteur
proportionnel, nous dit De Broglie, est une constante universelle, ayant les
dimensions d'une action mécanique : c'est la fameuse constante h
de Planck. Ce fait poussa le physicien Allemand à énoncer en
guise d'équation de la physique, que, l'énergie du rayonnement
est égale au produit de la constante h, par la fréquence
de l'onde radiante v ; d'où l'équation E=h v. en effet
souligne Stéphane Déligeorges, « Pour chaque
énergie de rayonnement (E) et pour chaque fréquence (v) de ce
rayonnement, il existe une certaine constante h, tel que, si l'on divise E par
v (E/v), on obtient toujours « h » ou 2 « h » ou 3 « h
». En somme, du fait de cette constante de proportionnalité, il ne
peut se produire de rayonnement pour d'autres quantités d'énergie
qui ne soient des multiples entiers de h. C'est un peu comme si le rayonnement,
donc l'échange d'énergie, était formé de boules.
Des boules de plus en plus grosses au fur et à mesure que
s'élève la fréquence, donc que l'on va de l'infrarouge
à l'ultraviolet. »76. Cette nouvelle conception de
la discontinuité du rayonnement, constituera l'un des véritables
balbutiements de la physique quantique.
75 Louis de Broglie, La physique nouvelle et les
quanta, Flammarion, 1986, pp111-112
76 Stéphane Déligeorges, « La
catastrophe ultraviolette », in Le monde quantique, Seuil, 1985,
p 25
Cette nouvelle branche aura pour objet, de déterminer
le comportement de la matière dans le domaine de l'infiniment petit.
Dans ce domaine du monde atomique, les choses ne se comportent pas comme celles
que nous observons dans notre monde. En effet dans monde des
phénomènes observables, il est possible de déterminer le
mouvement de certains objets dés lors que nous avons une certaine valeur
de leurs conditions initiales. Cette conception déterministe
caractérisant la mécanique newtonienne, ne sera pourtant pas
valide lorsqu'on essaye de l'appliquer aux objets quantiques. Dans ce monde,
les objets, par leur nature à la fois ondulatoire et corpusculaire, ne
peuvent plus être localisés de façon rigoureuse. La preuve
de cette affirmation réside dans les travaux que Schrödinger a fait
en la matière.
En fait, c'est le physicien Autrichien Erwin Schrödinger
qui apporta la justification de ce fait, lorsqu'il tenta de déterminer
dans les années 1925 l'onde de choc engendrée par la collision
entre un électron et un atome. Ce dernier a montré par
expérience que, lorsqu'un électron est mis en collision contre un
atome, il devient impossible de déterminer la direction que cet
électron empruntera après le choc. Schrödinger a
montré en effet qu'après la collision, l'électron peut
repartir dans n'importe quelle direction : d'où il établit une
équation par laquelle on peut déterminer l'onde de choc. En fait
cette fameuse équation de Schrödinger, détermine la
probabilité avec laquelle nous pouvons retrouver l'électron dans
une direction donnée plutôt que dans une autre.
A la suite de Schrödinger, un autre physicien du nom de
Max Born va montrer que cette probabilité est égale au
carré de l'amplitude de la fonction d'onde. Ce qui veut dire selon ce
dernier que, les chances de rencontrer l'électron, sont plus grandes aux
sommets de l'onde, et plus petites à ses creux. Cependant le plus
étonnant dans tout cela c'est que, même aux crêtes de
l'onde, on ne pourra jamais avoir la certitude que l'électron sera au
rendez vous. Il est visible que, dans le monde des atomes, la certitude
ennuyeuse et le déterminisme contraignant de la mécanique
classique sont bannis. Dans ce domaine de l'infiniment petit, entrent en jeu
l'incertitude stimulante et le hasard libérateur de la mécanique
quantique.
Malgré les résultats auxquels leurs
découvertes les ont conduits, ni Schrödinger ni De Broglie,
déterministes, tous deux, ne furent très satisfaits de la
tournure probabiliste qu'empruntait leur invention. Pourtant, dans
l'année qui suivit la découverte de Max Born, en 1926, un autre
physicien Allemand du nom de Werner Heisenberg apporta encore de l'eau dans le
moulin de l'indéterminisme. En réfléchissant aux rapports
qui pouvaient exister entre l'objet observé et l'observateur, le jeune
Heisenberg aboutit à une conclusion remarquable.
Cette dernière consistait à dire que le flou est
inhérent au monde subatomique, et que rien ne pouvait le dissiper. En
effet, Heisenberg a montré qu'il est impossible de mesurer à la
fois la position et la vitesse d'un électron, et cela en raison de la
lumière qu'on utilise pour l'éclairage.
Dans le domaine subatomique, pour déterminer la
position exacte d'un corpuscule, nous devons employer une radiation dont la
longueur d'onde devra être d'autant plus courte que nous désirons
plus de précision. Mais du fait de l'existence d'un quantum d'action,
sous forme de boules de radiation, il se passe un phénomène
étonnant. Car plus nous diminuerons la longueur d'onde de la radiation
exploratrice, plus nous augmenterons sa fréquence et par ricochet
l'énergie de ses photons, qui par leur mouvement, influeront
irrémédiablement le comportement du corpuscule à
étudier. Ce qui veut dire que plus nous chercherons à
déterminer la position du corpuscule, plus sa vitesse de mouvement nous
échappera. Nous pouvons dire que l'observation perturbe la
réalité en rendant incertaines les conditions initiales. C'est ce
résultat, appelé « principe d'incertitude »,
qui remit complètement en cause les bases de la physique classique.
C'est ainsi que nous pouvons affirmer que : « Les atomes imposent une
limite à la connaissance. Nous ne pourrons jamais mesurer à la
fois vitesse et position aussi précisément que possible. Le
« principe d'incertitude » de Heisenberg oblige à sauter
à l'eau et à choisir. L'incertitude est inhérente au monde
des atomes. Quoique nous fassions pour accroître la sophistication de
notre instrument de mesure, nous buterons toujours contre cette barrière
élevée face à la connaissance. Le flou quantique envahit
le monde subatomique, chassant le déterminisme si bien chanté par
Laplace. La Nature nous demande d'être tolérant et de renoncer au
vieux rêve humain du savoir absolu. Ce degré de tolérance
est défini par un nombre appelé « constante de Planck
». Heisenberg nous dit que le produit de l'incertitude sur la position par
l'incertitude sur la vitesse ne peut jamais être inférieur
à la constance de Planck divisée par 2ð.
».77
Toutefois, il faut noter que l'indétermination ne veut
pas dire imprécision. Car chaque grandeur caractéristique des
éléments atomiques, peut être mesurée si elle est
prise séparément. Seulement, si nous voulons mesurer
simultanément des grandeurs conjuguées d'éléments
quantiques, alors il est impossible de descendre au dessous d'une certaine
limite. L'indétermination est ainsi une caractéristique propre
à la mécanique quantique qui, fait qu'on peut indiquer
précisément les limites du domaine de validité de la
connaissance possible. Ce
77 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, pp 335-336
principe fondamentalement indéterministe heurtait
profondément Einstein qui, déterministe convaincu, ne pouvait
accepter que des phénomènes puissent être réellement
aléatoires. Il résumait sa pensée par une phrase
célèbre : »Dieu ne joue pas aux dés ». En effet,
dans la lignée des physiciens et mathématiciens du
17ème et 18ème siècles, Einstein
était persuadé que le monde était ordonné,
d'où il ne pouvait nullement être soumis au hasard.
Einstein est l'un des pères fondateurs de la
mécanique quantique. Cependant, malgré l'apport
considérable que ce génie de la science a apporté dans
l'élaboration de cette nouvelle théorie, Einstein a, pendant
presque toute sa vie, combattu avec ferveur les principes sur lesquels repose
cette science. Esprit à la fois réaliste et empiriste dans son
essence, Einstein n'a pas manqué, au nom du déterminisme, de
renoncer à la conception probabiliste à laquelle la
mécanique quantique semblait être attachée. En effet, dans
sa correspondance du 07 Septembre 1944, à Max Born, Einstein a pu
écrire : « Nos espérances scientifiques nous ont
conduits chacun aux antipodes de l'autre. Tu crois au Dieu qui joue aux
dés, et moi à la seule valeur des lois dans un univers où
quelque chose existe objectivement, que je cherche à saisir d'une
manière sauvagement spéculative. [...]. Le grand succès de
la théorie des quanta dés son début ne peut pas m'amener
à croire à ce jeu de dés fondamental, bien que je sache
que mes confrères plus jeunes voient là un effet de la
fossilisation. On découvrira un jour laquelle de ces deux attitudes
instinctives était la bonne. »78
Selon Einstein, une théorie physique digne de ce nom ne
pouvait être probabiliste dans ses fondements. Ce dernier
considère que, la nécessité d'une description statistique
devrait, pour être comprise, être déduite des principes plus
fondamentaux s'appliquant à la description de l'état des
systèmes individuels. Cependant, malgré tous ses efforts, il ne
réussit jamais à prouver que le principe d'incertitude
était faux. Aujourd'hui nous constatons, qu'il y a une contradiction
entre les principes de la physique microscopique, basés sur la
mécanique quantique où le hasard semble jouer un rôle
majeur, et les principes de la physique macroscopique, basés sur le
postulat déterministe de la mécanique newtonienne.
78 Einstein, cité par Michel Paty, in Le
monde quantique, Seuil, 1985, p 52
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