III
Le chaos : un
nouveau paradigme
Comme l'a montré Thomas Samuel Kuhn, à travers
l'évolution de la science, toute époque génère une
vision générale du monde, un paradigme par lequel elle
interprète et construit la réalité. En effet la science
moderne, du 17ème siècle jusqu'à nos jours,
peut être divisée en deux types de paradigmes : le premier
étant celui dominé par les figures de Descartes, Newton et
Laplace, tandis que le second est celui encadré par les travaux de
Einstein sur la Relativité, de Planck sur la physique quantique et de
Lorenz sur le chaos. Le premier paradigme aussi appelé « paradigme
de la science absolue » traduit l'image traditionnelle de la science.
Selon ce paradigme, la matière, et au-delà de celle-ci l'univers,
étaient caractérisés par le déterminisme, la
réversibilité et la prévisibilité du
phénomène. Dans ce paradigme, pour analyser un
phénomène, on procédait par réductionnisme et
généralisation. Le raisonnement se réduisait en termes
mécanistes, sur des systèmes linéaires, isolés et
fermés.
En effet, c'est sous la bannière de cette conception,
qu'a été forgée l'image d'un monde immuable et
déterministe que la dynamique classique permettait de décrire. Ce
qui justifie le fait que la science traditionnelle, à l'image de la
dynamique classique, ne s'occupait que des phénomènes dont les
comportements étaient à la fois réductibles et
réversibles. Le flou, l'accident, l'événement,
l'incertain, l'aléa étaient tous rejetés hors du champ de
la rationalité, donc hors du domaine de la pensée dominante.
Dés lors, toute tentative visant à les réintégrer
apparaissait, aux yeux des scientifiques éduqués dans le cadre de
l'ancien paradigme, comme anti-scientifique et irrationnel.
Cependant cette vision à la fois réductionniste
et contraignante de la science, sera très vite remise en cause à
partir du 20ème siècle. En effet nous dit Trinh Xuan
Thuan, « Le 20ème siècle a vu
s'écrouler l'un après l'autre les murs de certitudes qui
entouraient la forteresse de la physique newtonienne. Einstein, avec sa
théorie de la Relativité, fit table rase en 1905 de la certitude
newtonienne d'un espace et d'un temps absolus. Dans les années 1920
à 1930, la mécanique quantique détruisit la certitude de
tout pouvoir mesurer aussi précisément que possible. La vitesse
et la position d'une particule élémentaire de matière ne
pouvaient plus être mesurées en même temps avec une
précision illimitée. Un dernier mur de certitude s'est
effondré à la fin du siècle : la science émergente
du chaos est venue éliminer la certitude
newtonienne et laplacienne d'un déterminisme absolu
de la Nature. Avant l'avènement du chaos, « ordre »
était le maître mot. Le mot « désordre
»était au contraire tabou, ignoré, banni du langage de la
science. La Nature devait se comporter de manière
régulière. Tout ce qui était susceptible de montrer des
velléités d'irrégularité ou de désordre
était considéré comme une monstruosité. La science
du chaos a changé tout cela. Elle a mis de l'irrégularité
dans la régularité, du désordre dans l'ordre. Elle a
enflammé l'imagination non seulement des scientifiques, mais aussi du
public, car elle se préoccupe d'objets à l'échelle humaine
et parle de la vie quotidienne. » 62
Ce beau texte de Trinh retrace de manière très
brève, la révolution scientifique et conceptuelle que la
théorie du chaos a établie dans le domaine de la science. En
effet, la théorie du chaos est une des rares, des très rares
théories mathématiques qui ait connu un vrai succès
médiatique. Apparue dans les années soixante en
météorologie, cette théorie s'est très rapidement
étendue à tous les domaines de la science. Certains
spécialistes sont même allés jusqu'à comparer les
remous qu'elle a créés, aux brillants succès qu'ont connus
en leurs débuts, la mécanique newtonienne, la relativité
de Einstein ou même la mécanique quantique.
Tel que le définit le Petit Larousse, le « chaos
» signifie un état de grand désordre, de confusion
générale. Cette définition, malgré le fait qu'elle
ne décrit pas les caractéristiques de la science nouvelle, reste
tout de même celle que la grande partie du sens commun retient, lorsqu'on
prononce le mot chaos. En effet, tel que le comprend le scientifique, le chaos
ne signifie pas « absence d'ordre » ; celui-ci traduit plutôt
un état d'imprévisibilité, d'impossibilité de
prévoir à long terme. Techniquement, le terme « chaos »
correspond à l'état particulier d'un système qui, non
seulement ne se répète jamais, mais aussi a une dépendance
sensitive par rapport aux conditions initiales. Ce qui veut dire que, des
différences extrêmement faibles dans les valeurs des
paramètres, peuvent s'amplifier et aboutir à des résultats
largement divergents.
Historiquement, la science du chaos s'est établie
à la suite des travaux du physicien Américain Edward Lorenz, sur
la prévision météorologique. Cependant, bien avant Lorenz,
un des anciens génies de la science occidentale, Henri Poincaré,
avait posé les jalons de ce qui deviendra la plus brillante
révolution de notre siècle. Mathématicien français
de grande renommée, Henri Poincaré était un des grands
scientifiques qui s'étaient insurgés contre la dictature du
déterminisme newtonien dés la fin du 19ème
siècle. En effet, Poincaré fut le
62 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, pp 105-106
premier à réfléchir sur le
problème de la dépendance du comportement de certains
systèmes, vis-à-vis des conditions initiales. Il s'aperçut
que pour de nombreux systèmes, un petit changement au début
conduisait à un changement majeur de leur évolution
ultérieure. Pour ces systèmes, le futur ne pouvait plus
être connu ; ce qui alors rendait les prédictions à long
terme complètement vaines.
C'est ainsi que, contre le credo laplacien du
déterminisme universel selon lequel, « pour une Intelligence
qui embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands
corps de l'univers et ceux du plus léger atome, rien ne serait incertain
pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses
yeux » ; Henri Poincaré lança un avertissement
prémonitoire dans son ouvrage Science et méthode
publié en 1908. En effet, Poincaré écrit dans un extrait
de cet ouvrage : « Une cause très petite, qui nous
échappe, détermine un effet considérable que nous ne
pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au
hasard. Si nous connaissons exactement les lois de la Nature et la situation de
l'univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement
la situation de ce même univers à un instant ultérieur.
Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour
nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale
qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation
ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous
faut, nous disons que le phénomène a été
prévu, qu'il est régi par les lois ; mais il n'en est pas
toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les
conditions initiales en engendrent de très grandes dans les
phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières
produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction
devient impossible et nous avons le phénomène fortuit.
»
L'un des principaux exemples qui mirent en valeur cette
prédiction de Poincaré, est celui connu en physique sous le nom
de problème des trois corps. Comme l'indique son nom, le
problème des trois corps, traduit la difficulté
rencontrée en physique lorsqu'on tente de décrire les
trajectoires produites par l'interaction gravitationnelle d'un système
composé par trois corps, semblable au triptyque Soleil - Lune - Terre.
Dans ce cas précis de notre système solaire, les attractions
exercées d'une part par le Soleil sur la Lune, et d'autre part par la
Terre sur cette dernière, occasionnent des irrégularités
dans les trajectoires de notre gros satellite, la Lune.
En effet, depuis des siècles, les scientifiques et les
astronomes qui se sont succédés tout au long de la civilisation
humaine, de la tradition greco-babylonienne à l'avènement de
la
science moderne, ont tenté, chaque époque avec
ses génies, d'expliquer sans réussir véritablement, le
mouvement de la Lune. Contrairement aux planètes, la lune décrit
un mouvement dont les orbites sont à la fois irrégulières
et imprévisibles. A son temps déjà, Newton, à la
suite de son prédécesseur Kepler, avait tenté de
résoudre ce problème. Pour s'attaquer à cette
difficulté, le scientifique Britannique avait tenté
d'intégrer le problème du mouvement de la lune, dans une suite
d'équations semblables aux équations différentielles par
lesquelles on décrivait le mouvement des planètes.
Pour ce dernier, comme il en est pour deux corps, le mouvement
de la lune devait pouvoir être résolu en augmentant l'indice de la
lune à celle, déjà résolue, de l'interaction entre
le Soleil et la Terre. Cependant, malgré les multiples efforts qu'il
déploya pour résoudre ce problème majeur de la science du
19ème siècle, Newton n'a pas pu faire mieux que ses
prédécesseurs. Ce qui, par conséquent a laissé le
problème des trois corps, sans solution véritable jusqu'au
20ème siècle. En effet, le problème de
l'interaction de trois corps, ne connaitra une solution véritable qu'en
1889. Lors de cette année légendaire, le Roi Oscar de
Suède proposa aux mathématiciens du monde entier un concours,
dont l'objet consistait à résoudre le problème du
comportement de trois planètes. En guise de récompense, le roi
Oscar décida de remettre à celui qui résoudrait ce
problème, sur lequel avaient buté Kepler, Newton et Laplace, le
Grand Prix International du roi de Suède. En fait, ce problème se
formulait comme suit : « Le système solaire est -il stable ?
»
Face à une compétition de cette ampleur, Henri
Poincaré décida de relever le défi. Poincaré
était un personnage hors du commun, un des plus grands
mathématiciens de notre époque et sans doute le plus universel.
Lorsqu'il se mit à travailler sur ce problème, Poincaré
découvrit très vite que les solutions des équations de
Newton n'étaient pas intégrables dans le cas de trois
planètes. C'est alors qu'il eut l'idée géniale d'aborder
le problème d'une toute autre façon : par la
géométrie. Il inventa pour se faire le concept « d'espace
des phases ». Cette notion purement mathématique, permettait en
fait de suivre dans le temps, l'évolution de l'état d'un
système physique. En effet, pour réaliser un « espace des
phases », on construit d'abord un modèle avec les lois physiques et
les paramètres nécessaires et suffisants pour caractériser
le système considéré. Dans cette nouvelle vision
géométrique, les modèles des systèmes sont
caractérisés par des équations différentielles par
lesquelles on définira, à un instant donné, un point dans
un repère. Ce point caractérisera l'état du système
dans l'espace à cet instant. C'est cet espace que l'on nomme «
espace des phases ». Dans cet espace, lorsque le temps
s'écroule, le point représentant l'état
du système, décrit en général une courbe : on parle
alors de son orbite.
A la suite de nombreuses représentations
effectuées dans le cadre des mouvements de trois corps, Poincaré
tira la conclusion que les trajectoires, de trois planètes
s'influençant mutuellement, étaient imprévisibles. Ce qui
revient à dire que le système solaire ne fonctionnait pas comme
une horloge. Pour la première fois donc, les lois de Newton montraient
leurs limites ; sur ce point particulier, l'avenir redevenait
imprévisible. N'ayant pas d'ordinateur, Poincaré ne put explorer
ni même simuler le comportement de trois planètes dans leur espace
des phases, comme le fera cinquante ans plus tard Edward Lorenz sur la
météo. Faute de quoi, il aurait pu donc découvrir les
attracteurs étranges et le chaos. Personne à cette époque,
ne saisit l'importance de la découverte de Poincaré.
Par manque d'intérêt pour la science d'alors, les
travaux de Poincaré sont restés sans continuité ; ce qui
par conséquent a interrompu momentanément le processus qui aurait
permis à la théorie du chaos de voir le jour. C'est ainsi que
Lorenz reprendra en 1960, sans pour autant le savoir, le témoin
longtemps défendu par Poincaré. La théorie du chaos,
née à la suite des travaux de Lorenz, propose pour l'univers un
modèle déterministe tout en laissant une place au hasard, une
dimension à l'imprévisible.
Dans cette troisième partie, nous allons montrer dans
un premier temps comment le hasard, longtemps chassé du domaine de la
science, reste malgré tout une caractéristique qui a beaucoup
joué aussi bien dans la formation du réel, que dans le
comportement de certains phénomènes. Dans une seconde section
intitulée « l'effet papillon », nous montrerons que dans les
systèmes dynamiques instables à forte dépendance sensitive
aux conditions initiales, de petites causes conduisent, dans certains cas,
à de grands effets initialement imprévisibles. Enfin dans la
dernière section consacrée à la mécanique
quantique, nous montrerons comment cette nouvelle branche de la physique a fini
par battre en brèche, la certitude newtonienne du
déterminisme.
III- 1 / Le hasard
Le hasard est la part maudite de notre vie de tous les jours.
Chacun le rencontre, personne ne l'explique. Au regard de notre logique
mentale, le hasard est rejeté, dénié. Cette attitude
participe en fait de ce qui a rendu négative la définition du
hasard : il n'est qu'absence d'ordre. En effet, pour des raisons de
commodité et de cohésion sociales, on préfère
généralement éviter la confrontation directe avec le
hasard, car celui-ci ne se laisse pas facilement apprivoiser par l'explication.
Cependant, au cours de l'histoire de la physique, le hasard a suscité
dans son explication deux attitudes aussi extrêmes et aussi paradoxales
l'une que l'autre. En fait, fondées sur le même refus qu'il puisse
exister une absence d'organisation, ces pensées axées autour de
l'explication du hasard ont fini par scinder les scientifiques en deux camps
qui se heurtent mutuellement. Ceux qui y croient, le font au nom d'un ordre
sousjacent ne relevant pas de la causalité cartésienne, tandis
que ceux qui refusent d'y croire le font, eux aussi, au nom d'un ordre causal
non encore élucidé.
Dans la préface à son ouvrage Hasard et
chaos, David Ruelle écrit : « Le hasard a sa
raison, dit Pétrone, mais quelle raison ? Et qu'est-ce- que en fait le
hasard ? D'où vient-il ? A quel point le futur est-il prévisible
ou imprévisible ? A toutes ces questions, la physique et les
mathématiques apportent quelques réponses. Des réponses
modestes, et parfois incertaines, mais qu'il est bon de connaître.
[...]Les lois de la physique sont déterministes. Comment donc le hasard
peut-il faire irruption dans notre description de l'univers.
»63 Rien que dans la formulation même de cette
citation, la succession des interrogations révèle les
difficultés auxquelles on se trouve confronté, lorsqu'on tente
d'expliquer la notion de hasard.
Si on se réfère aussi bien à l'histoire
de la philosophie qu'à l'évolution des idées
scientifiques, on se rend compte que la notion de hasard, longtemps
chassée du domaine de la rationalité, n'a que tardivement
réintégré les champs de celle-ci. En effet, la science
occidentale a été, pendant prés de trois siècles,
guidée par la philosophie de Descartes et la physique de Newton. Or,
comme on le sait déjà, la science newtonienne considérait
la Nature comme un Tout ordonné, susceptible d'être
expliqué par la raison humaine. Dans ce paradigme
galiléo-newtonien, lorsqu'on connaît l'état d'un
système physique à un instant donné, aussi nommé
instant initial, on peut déduire son état futur à tout
autre instant. Car selon Newton, pour tout système donné, les
forces de celui-ci sont à chaque instant déterminées par
l'état du système à cet instant initial. La
conséquence d'une telle idée consiste à dire que,
connaissant l'état d'un système à son état initial,
on peut calculer comment cet
63 David Ruelle, Hasard et chaos, Odile
Jacob, 1991, p 7
instant varie au cours du temps. Ce qui revient à dire
qu'on peut parfaitement connaître un système physique, dés
lors que l'on connaît les paramètres suivant lesquels celui-ci est
déterminé.
C'est en raison de ce credo déterministe, que Laplace a
soutenu dans son Essai philosophique sur les probabilités la
possibilité, pour une intelligence qui connaitrait pour un instant
donné, l'ensemble des paramètres régissant la Nature,
d'acquérir une connaissance idéale. Même si Laplace
reconnaît la supériorité de cette intelligence par rapport
à l'esprit humain, il n'exclut pas pour autant la possibilité
pour l'homme d'avoir, à l'image de ce « démon », une
connaissance plus ou moins approximative de la réalité. Nous
voyons, que selon Laplace tout peut être prédit dans la Nature,
connaissant au préalable les conditions initiales. Or, une telle
conception scientifique revient à dire que rien n'est fortuit dans la
nature : le hasard en tant que tel n'existe pas, il n'est qu'une imperfection
de notre connaissance. C'est au regard d'une telle considération
philosophique, qu'il devient important de se demander si, le hasard se
réduit seulement à une simple attitude psychologique ou à
une convention sociale ; ou bien existe-t-il un hasard pur, loin de notre
manipulation humaine ?
Comme le souligne David Ruelle, l'étude du hasard,
c'est-à-dire son exploitation scientifique, a commencé à
partir du 17ème siècle. Selon Ruelle, c'est à
partir des travaux de Blaise Pascal, Pierre Fermat, Christiaan Huygens et
Jacques Bernoulli, les tous premiers à s'être
intéressés à l'analyse des jeux dits de « hasard
», que la notion de hasard sera pour la première fois
considérée comme objet de science. En effet, comme leur nom
l'indique, les jeux dits de hasard comportent de manière
intrinsèque une incertitude liée à la connaissance des
résultats. Dans ces types de jeux, aucune connaissance des conditions
initiales n'est en mesure de procurer au joueur une certitude fiable à
propos du résultat final. Ce qui veut donc dire, que quelque soit la
perfection de notre connaissance, nous ne pouvons jamais être totalement
sûr du résultat qui adviendra. L'analyse de ces jeux a
donné naissance à une nouvelle branche des mathématiques
appelée « calculs de probabilités ».
Longtemps considéré par les
mathématiciens eux-mêmes comme une branche mineure des
mathématiques, le calcul des probabilités s'est progressivement
posé comme l'un des outils incontournables pour la connaissance de
nombreux phénomènes. En effet, à l'opposé des
autres branches des mathématiques, « Un fait central du calcul
des probabilités est que si l'on joue à pile ou face un grand
nombre de fois, alors la proportion des piles (ou des faces) devient voisine de
cinquante pour cent. Ainsi, à partir d'une incertitude totale quand
au
résultat d'un jet de pièce, on arrive
à une certitude à peu prés complète pour une longue
série de jets. ». 64 Cependant, en dépit des
énormes progrès accomplis par le développement du calcul
des probabilités, il faut attendre le 20ème
siècle pour voir la notion de hasard intégrer réellement
le domaine de la science.
L'étude du hasard comme objet de science, n'a pu
être effective qu'avec la création vers 1900 de la
mécanique statistique, par Ludwig Boltzmann et l'Américain J.
Willard Gibbs. En effet, cette nouvelle branche de la physique, à
côté du fait qu'elle permet de décrire les mouvements des
molécules contenues dans un gaz, s'intéresse à
déterminer la quantité de hasard contenue dans une structure
à comportement chaotique. Dans un système dit chaotique,
l'état final n'est pas strictement déterminé par les
conditions initiales ; car à cause de la non linéarité de
ce type de système, des structures nouvelles inattendues peuvent
apparaître de manière totalement imprévisible. C'est ainsi
que dans ces dits systèmes, l'évolution ne se calcule pas en
termes linéaires, mais plutôt en termes de probabilités.
Ces dernières consisteront à donner les différentes
chances qu'on a, de trouver le système dans un de ses états
potentiels. Avec l'avènement de la mécanique statistique, le
passage de la négation du hasard à sa domestication par la
physique moderne est devenu plus aisé.
Toutefois, malgré les multiples efforts
consacrés par les défenseurs de la mécanique statistique
en vue d'une reconnaissance du hasard comme caractéristique de la
nature, la physique a dû attendre plusieurs années pour
reconnaître le rôle véritable, que nous devons, dans notre
fabrication du réel, à cette notion. En fait, c'est avec le
changement de paradigme établi par l'avènement de la
théorie du chaos, que peut être mesurée l'importance
jouée par le hasard dans l'élaboration de la Nature. En effet,
pendant plusieurs siècles, l'étude de l'univers ainsi que celle
de ses composantes, a conduit philosophes et scientifiques à
considérer pour la plupart, l'existence de l'univers comme un fait
nécessaire ; négligeant ainsi le rôle, à la limite
essentiel, que l'impact du hasard a pu y exercer.
En dépit des multiples considérations
métaphysico religieuses que l'étude de l'univers a eu à
concéder en faveur du postulat de la nécessité, la
cosmologie moderne compte aujourd'hui de nombreux exemples, à travers
lesquels ce constat du rôle joué par le hasard dans la fabrication
du Réel est sans équivoque. En effet, partant d'une étude
rétrospective, de la formation de notre système solaire à
celle de différentes planètes qui le composent, on se rend compte
que la notion de contingence a, pour bien des cas, joué un rôle
fondamental. Dans un
64 David Ruelle, Hasard et chaos, Odile
Jacob, 1991, p 13
de ses ouvrages, Trinh Xuan Thuan a essayé de montrer
l'importance et la nécessité que la science se doit aujourd'hui
de tenir compte de l'élément contingent de la Nature. En effet
dans un extrait révélateur, l'astrophysicien d'origine
vietnamienne écrit : « Nous avons vu que nombre de processus
physiques relèvent de l'universel. Mais la contingence joue aussi un
rôle non négligeable dans le façonnement du
Réel. Et si nous ne reconnaissons pas cet élément
de hasard, si nous ne tenons pas compte de cette intrusion de l'histoire, nous
courons le risque, dans notre recherche des lois de la Nature, de faire fausse
route. »65
Cette remarque de Trinh, est d'autant plus importante, qu'il
existe dans l'histoire de la science occidentale des exemples qui peuvent la
confirmer. En effet, un des exemples les plus patents, justifiant cet argument
de Trinh, est celui advenu dans l'histoire de la cosmologie avec Johannes
Kepler. Pour avoir négligé la part de contingence que pouvait
avoir la manifestation de la nature, cet astronome Allemand l'apprit à
ses dépens, lorsqu'il voulut expliquer la disposition des
planètes dans le système solaire. Pour Kepler, Dieu est un fin
géomètre, d'où selon lui, la beauté et l'harmonie
des mathématiques devaient se refléter dans le ciel,
c'est-à-dire dans la disposition des planètes. Pour
élaborer sa thèse, Kepler se servit dans son explication d'une
ancienne idée émise par le célèbre
géomètre Euclide. En effet, Euclide avait démontré
que dans l'espace à trois dimensions, il ne peut exister que cinq
solides dont les faces sont identiques. Ces solides nommés
pythagoriciens en référence au nom de leur
découvreur, sont composés du
Tétraèdre constitué de quatre triangles,
du Cube constitué de six carrés, de
l'Octaèdre composé de huit triangles, du
Dodécaèdre constitué de douze pentagones
et enfin de l'Icosaèdre composé de vingt
triangles.
Comme du vivant de Kepler, il n'était connu que six
planètes seulement, en raison des planètes Uranus, Neptune et
Pluton encore ignorées ; ces six planètes connues étaient
séparées par cinq intervalles. Cinq solides, cinq intervalles
entre les planètes. Pour Kepler, ce ne pouvait être une simple
coïncidence, d'où il supposa que cette concordance expliquait
à la fois le problème du nombre de planètes et leur
disposition par rapport au Soleil. Une fois que la concordance fut
établie, Kepler construisit une image nouvelle du système
solaire, où les cinq solides pythagoriciens étaient
encastrés dans les six sphères planétaires. Cette nouvelle
image était ainsi constituée : Mercure - Octaèdre -Venus
-Icosaèdre - Terre - Dodécaèdre - Mars -
Tétraèdre - Jupiter - Cube - Saturne.
65 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, p 44
Aujourd'hui, il est facile de constater jusqu'à quel
point, ce précurseur de la science moderne et découvreur des lois
qui régissent le mouvement des planètes, s'était
fondamentalement trompé. Son erreur lamentable vient du fait qu'il n'a
pas su distinguer le hasard de la nécessité, la contingence de
l'universel. Il s'était évertué à appliquer son
sens de la beauté et de l'harmonie de la Nature, à des
phénomènes contingents. De nos jours, on sait que le nombre
exacte des planètes aussi bien que leur disposition par rapport au
Soleil ne sont pas des données nécessaires, mais relèvent
de la succession d'incidents historiques qu'est le hasard de
l'agglomération des grains de poussières dans la nébuleuse
solaire. Car dans un autre système solaire autour d'une autre
étoile, le nombre des planètes et les distances les
séparant seront différents. Il est à noter, que la
nécessité n'est un bon guide que quand il s'agit de l'universel.
Ce qui veut dire, que pour expliquer les phénomènes naturels, il
nous faut à la fois découvrir les lois qui régissent le
nécessaire et reconstituer les événements fortuits.
Pour continuer toujours sur notre exposé
apologétique du hasard, nous allons à présent examiner un
autre exemple concernant cette fois-ci notre planète, la Terre. En
effet, notre planète manifeste une inclination sur son axe du Zodiaque
de 23.5° par rapport à la perpendiculaire. Pendant des
siècles déjà, les astronomes savaient que notre
planète ne se tenait pas droit par rapport à l'axe du Zodiaque,
cependant personne n'était en mesure d'expliquer la raison
véritable de cette légère inclination. Longtemps
restées mystérieuses, l'inclination de notre planète ainsi
que celle de tant d'autres, se révèlent, de nos jours
occasionnées par des collisions avec des astéroïdes. Notre
planète, de même que tous ses homologues voisins ont connu au
cours de leur histoire, une longue période marquée par d'intenses
bombardements de comètes et d'astéroïdes. Ces
événements scientifiquement avérés seront
reconsidérés par le nouveau paradigme du chaos, pour justifier
plusieurs phénomènes.
En effet, c'est dans le cadre de ces reconstructions de
thèses scientifiques, que de nombreuses considérations
cosmologiques stipulent de nos jours, que c'est à la suite d'une de ses
nombreuses collisions que notre planète a quitté sa position
perpendiculaire par rapport à son axe de rotation. Selon cette
même thèse, cet événement de violents tamponnements
s'est produit à une époque où la population des
astéroïdes est devenue très amenuisée. Ce qui de ce
fait, a rendu les collisions tellement rares qu'une correction
ultérieure devenait très improbable. Ainsi, faute de collision
correctrice, notre planète la terre est restée
légèrement penchée, donnant aux hommes l'avantage du
changement de saisons que nous remarquons dans la vie. On voit que cette
collision aujourd'hui bénéfique aux populations terrestres,
relève pourtant du domaine de la contingence et de
l'aléatoire ; puisque celle-ci n'était inscrite de manière
fondamentale dans aucune loi de la Nature.
Pour continuer à entendre les « louanges »
adressées à « notre dame du hasard », restons encore
à l'écoute des chantres de la fabrication du réel. En
fait, un des autres faits relevant du hasard, se trouve lié à la
formation de la Lune, satellite de la Terre. En dépit des
différentes théories et explications soulevées pour
justifier aussi bien sa présence que sa parfaite rotation autour de la
Terre, notre certitude d'avoir atteint l'explication adéquate à
la formation de la Lune est presque établie. En effet, parmi les quatre
hypothèses généralement retenues, une seule nous
paraît concorder avec la réalité.
La première hypothèse suppose que la Lune est
née de la même façon que toutes les autres planètes
et autres satellites du système solaire ; c'est-à-dire par le jeu
de l'agglomération des planétésimales, il y a quelques 4.6
milliards d'années. Selon cette thèse, l'embryon de la Lune s'est
développé au sein d'un anneau de matière gravitant autour
de la Terre, tout comme les neuf planètes de notre système
solaire se sont développées autour d'anneaux de matière
gravitant tous autour de notre étoile le Soleil. Cependant, même
si cette hypothèse paraît plausible, elle n'explique pas pour
autant pourquoi la Lune est si grosse par rapport à la Terre (la taille
de celle-ci fait environ le quart de celle de notre planète), tandis que
les satellites de Jupiter, Mars et Saturne sont beaucoup plus petits,
comparés à leurs planètes.
La seconde hypothèse, plus étonnante que la
première, pose l'idée d'une lune originairement
étrangère à notre système solaire. Selon cette
dernière en effet, la Lune est un astre errant venu visiter notre
système solaire. Cette thèse continue et affirme que c'est lors
de cette visite autour de notre système solaire, que la lune sera
capturé par la gravite de la terre, ce qui depuis lors l'a maintenue en
rotation autour de notre planète. Cette hypothèse, même si
elle permet d'expliquer partiellement pourquoi la Terre est la seule des quatre
planètes telluriques à posséder un si gros satellite, elle
non plus ne tient plus la route dés qu'elle est examinée de
prés. La raison demeure, d'une part il faut reconnaître que la
capture d'astres s'approchant du voisinage de la Terre par cette
dernière est extrêmement improbable ; car nombreux sont les
astéroïdes qui viennent régulièrement visiter les
abords de la Terre, jamais ils ne s'y attachent, tous repartent vers les
confins du système solaire d'où ils sont venus, d'autre part si
la Lune était capturée comme le suppose cette hypothèse,
elle aurait, selon les lois képlériennes du mouvement des
planètes, une orbite en forme d'ellipse aplatie et non
celle presque circulaire observée. Faute de preuve
conséquente, cette hypothèse sera très vite
reléguée aux oubliettes.
La troisième hypothèse plus originale que les
deux premières, a été suggérée par
l'astronome anglais Georges Darwin, le fils de Charles Darwin le père de
la théorie de l'évolution des espèces. Selon lui, c'est la
Terre qui a accouché de son satellite la Lune. Ce dernier stipule que la
lune a été éjectée de la Terre, par la force
centrifuge résultant de sa rotation. En effet souligne Georges Darwin,
« A son origine, la Terre aurait tourné beaucoup plus vite
qu'aujourd'hui. La force centrifuge, très supérieure, aurait
alors arraché une région entière de l'écorce
terrestre et l'aurait propulsée dans l'espace, créant un grand
trou à la surface de notre planète, à l'emplacement de ce
qui est maintenant le bassin de l'océan Pacifique. Ce morceau
expulsé de la Terre se serait ensuite condensé pour former la
Lune. »
66
Selon cette hypothèse donc, la Terre aurait dans le
passé une vitesse de rotation largement supérieure à celle
de 30kms/s que nous lui connaissons aujourd'hui ; condition sans laquelle elle
n'aurait pu produire cette supposée force centrifuge. Cependant, des
données produites sur la base de simulations faites sur ordinateur,
donnent lieu à une improbabilité. Les calculs montrent que, pour
qu'une force centrifuge capable d'éjecter la lune se produise, il aurait
nécessité que notre planète tournât à une
vitesse dix fois supérieure à sa vitesse de rotation actuelle. Ce
qui voudrait dire que la Terre faisait un tour sur elle-même en seulement
deux heures et demie. Or, à une telle vitesse de mouvement, on imagine
mal comment l'agglomération des gravillons qui a conduit à la
formation de la Terre, a pu se réaliser. En outre, cette
hypothèse de Georges Darwin ne nous explique pas comment et pourquoi la
vitesse de la Terre a-t-elle décru jusqu'à atteindre les
vingt-quatre heures, nécessaire aujourd'hui à la Terre pour faire
un tour complet sur elle-même. Enfin, l'hypothèse de la force
centrifuge est irrecevable parce qu'on sait aujourd'hui que les océans
sur Terre, se forment non par l'éjection de morceaux de croûte
terrestre, mais par la dérive des plaques continentales qui crée
de grandes fosses où s'engouffrent leurs eaux. On sait que des quatre
hypothèses retenues, trois se révèlent
inadéquates.
A présent, comme à la fin d'un roman policier
d'Agatha Christie, arrive le moment fatidique où le détective
rassemble tous les indices pour exposer la solution du problème. Dans le
cas de notre tentative d'explication de l'origine de la lune, l'indice
principal se trouve dans ce que
66 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, pp 59-60
les astronomes ont appelé la théorie du «
Grand Impacteur ». En effet, cette théorie explique l'origine de la
Lune de la manière suivante : elle postule qu'un très gros
astéroïde de la taille d'un dixième de celle de la terre,
aurait percuté la planète bleue, faisant ainsi voler en
éclat une partie de son écorce. Cette même théorie
continue et affirme que : « Sous la violence du choc, des gerbes de
matière provenant à la fois de la Terre et du Grand Impacteur
jaillissent alors dans l'espace. Une partie de la fantastique énergie
d'impact se convertit en chaleur qui liquéfie et volatilise la
matière éjectée. L'eau et les éléments
volatils s'évaporent et se perdent dans l'espace. De la matière
éjectée, la partie qui ne s'est pas évaporée est
surtout composée d'éléments réfractaires. Celle-ci
s'assemble pour former une Lune pauvre en éléments volatils et
riche en éléments réfractaires. Cette théorie d'une
collision gigantesque explique encore bien d'autres faits. La Lune a une
densité proche de celle de l'écorce terrestre, puisque la
première a été arrachée à la dernière
par un choc violent. Le coeur de la Lune est pauvre en fer, car la partie
centrale de l'astéroïde impacteur, riche en fer, s'est
incorporée à la Terre. La puissance des ordinateurs modernes a
permis de vérifier la plausibilité d'une telle hypothèse.
La théorie du Grand Impacteur est actuellement la meilleure sur le
marché pour expliquer l'origine de la Lune. Elle a le vent en poupe car,
comparée aux théories rivales, c'est elle qui rend le mieux
compte des indices recueillies. »67
Une fois de plus, le hasard et la contingence de la nature ont
encore fait parler leur puissance, s'agissant de déterminer le
réel et de permettre son harmonie à son niveau le plus profond.
Cet événement aléatoire advenu il y a 4.6 milliards
d'années, est aujourd'hui responsable non seulement de la clarté
obscure qui illumine nos campagnes par les nuits de pleine lune, mais aussi
dans une certaine mesure de notre existence. Car comme l'a montré le
professeur Trinh, la Lune joue, au-delà du rôle de lanterne
nocturne ou de compagnon des jeunes amours, un autre rôle à la
limite essentiel pour notre existence. En fait par son rôle de
stabilisatrice du climat terrestre, la Lune a été indispensable
à l'émergence de la vie. Des simulations faites sur ordinateur
ont montré que si on ôtait la Lune de sa position de satellite
terrestre, son absence dans notre système solaire aurait engendré
sur notre planète d'énormes conséquences.
En effet, Jacques Laskar et ses collègues du bureau des
longitudes de Paris, ont montré qu'en l'absence de la Lune, l'axe de
rotation de la terre, se comporterait de façon tout à fait
fantasque. Ce dernier stipule que si notre planète était
démunie de sa très chère Lune, l'état de
67 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, pp 61-62
déséquilibre dans lequel elle serait
plongée, l'aurait amenée à décrire des variations
allant d'une position perpendiculaire au plan du Zodiaque, à la position
presque couchée, semblable à celle de la planète Uranus.
Le plus étonnant dans toutes ces prédictions, c'est qu'en
l'absence de la Lune, l'axe de rotation de la Terre qui oscillerait entre
plusieurs variations pendant un temps géologiquement court de quelques
millions d'années se comporterait de façon tout à fait
chaotique. Ce qui, entre autres conséquences, n'aurait pas permis
l'émergence ni le développement de la vie. A ce propos Trinh Xuan
Thuan écrit : « Ainsi, en freinant le comportement inconstant
de la Terre, la Lune a permis à l'homme de faire son apparition. A
nouveau nous devons apprécier ici le rôle fondamental de la
contingence le façonnage de la réalité. Une collision
accidentelle d'un astéroïde avec la Terre, en la faisant accoucher
de la Lune, a permis l'émergence de la vie. »68
Par ces quelques exemples tirés de la cosmologie nous
voyons, comment des événements célestes totalement
fortuits et complètement imprévisibles, ont pu influencer notre
vie dans son sens le plus profond. Au contraire des lois physiques, ces
événements ne sont pas dictés par la
nécessité, mais par le hasard et l'aléatoire. A tous les
niveaux, le Réel est construit par l'action conjuguée du
déterminé et de l'indéterminé, du hasard et de la
nécessité. Dans le cas de notre système solaire, il existe
des phénomènes que les théories physiques pouvaient
prévoir, comme la formation par agglomération de gaz ou de
planétésimales du Soleil et de son cortège de
planètes. En effet, les théories physiques auraient pu
prédire que les planètes tourneraient sur elles-mêmes et
autour du Soleil dans le même sens, d'Ouest en Est, que le Soleil autour
de notre centre galactique. Car ce mouvement à la limite
prédéterminé leur est dicté par le sens de rotation
originelle de la nébuleuse solaire. Toutefois, à
côté de ces phénomènes, il existe d'autres qui sont
totalement imprévisibles, même pour une Intelligence surhumaine
telle que celle imaginée par Pierre Simon Laplace.
C'est dire, au regard de cette constatation, que dans la
fabrication du réel, « Tout est mis à contribution :
hasard et nécessité, événements aléatoires
et lois déterministes. C'est pourquoi le Réel ne pourra jamais
être décrit complètement par les seules lois de la
physique. La contingence et l'histoire limiteront à tout jamais une
explication complète de la réalité. Pour expliquer
l'apparition de l'homme, nous pouvons invoquer l'astéroïde qui a
paru dans le ciel il y a 65 millions d'années avant de frapper la Terre
et d'y tuer les dinosaures, mais nous ne pourrons jamais expliquer pourquoi cet
astéroïde est venu percuter notre planète juste à
ce
68 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l'harmonie,
Gallimard, 2000, p 67
moment-là. Pour expliquer la beauté fleurie
du printemps, nous pouvons invoquer le choc d'un astéroïde avec la
Terre, mais nous ne pourrons jamais expliquer les conditions du choc qui ont
fait que la Terre s'est penchée seulement de 23.5°, au lieu
d'être complètement couchée sur le côté comme
Uranus, ce qui nous aurait donné de longues nuits et d'aussi longues
journées se succédant toutes les demi années L'intrusion
de l'histoire n'est pas seule responsable de la libération de la Nature.
Les lois de la physique ont aussi perdu de leur déterminisme. Avec le
développement de la théorie du chaos, le hasard fit son
entrée fracassante dans le monde macroscopique. » 69
Aujourd'hui nombre d'exemples permettent de remettre en cause
le postulat de la science newtonienne, à savoir l'idée du
déterminisme. En effet, on se rend compte que dans différents
domaines de la vie l'illusion de tout pouvoir prédire, qui guida pendant
longtemps la science classique, a perdu tout son sens
épistémologique. Dans le cas de la psychologie par exemple, on
voit que le comportement d'un individu peut être influencé par une
cause à la limite très banale. Dans ce domaine précis de
la vie de l'individu, on se rend compte qu'il est presque impossible de
prédire véritablement le comportement, quelque puisse être
la connaissance supposée détenue de l'individu
considéré.
Cependant, comment peut-on justifier le fait que,
malgré l'impossibilité avérée d'une
prédiction indéfiniment certaine, l'hypothèse du
déterminisme ait pu prendre le dessus sur l'indéterminisme qui
paraît pourtant plus légitime. C'est probablement face à
une telle indignation, que s'est trouvé Karl Popper avant la
rédaction de son plaidoyer pour l'indéterminisme. Dans
cet ouvrage, Popper essaye d'avancer les arguments qui, selon lui, ont
poussé les scientifiques à soutenir le déterminisme,
plutôt que l'indéterminisme. En effet, Karl Popper stipule que si
en matière de science, les gens sont plus portés à
exploiter les théories qui de prime abord présentent des
implications déterministes et simplistes, cela est dû au fait que
ces théories sont en général celles qui, non seulement
sont plus faciles à expliquer, mais aussi celles qui apportent le plus
de réconfort à l'homme. Car affirme Popper, il est plus facile
pour l'endentement humain de s'accommoder à un univers
déterminé, plutôt que d'être ballotté dans un
monde indéterminé, laissé aux seuls caprices du hasard.
C'est dans le sillage de tels contextes
épistémologiques que Karl Popper a pu écrire : «
C'est de nos efforts pour décrire le monde avec des théories
simples que dépend la méthode de la science. Les théories
qui sont d'une trop grande complexité ne peuvent plus être
testées même
69 Trinh Xuan Thuan pp 102-103
si elles devaient être vraies. L'on peut
décrire la science comme l'art de la sursimplification
systématique - comme l'art de discerner ce que l'on peut avantagement
omettre. »70 Cette attitude réductrice de la
science, va pourtant changer avec l'avènement de la théorie du
chaos. Désormais, l'explication du réel tient compte de la Nature
dans sa totalité ; comme le dit Trinh Xuan Thuan, tout est mis à
contribution : l'ordre coexiste avec le désordre, le
déterminé avec l'aléatoire. L'image de la science n'est
plus réductionniste, mais plutôt holiste. Car c'est la
considération de la nature dans sa totalité, et non pas dans ses
composantes, qui est le plus fondamental.
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