II-2 / Le temps retrouvé
Nos réflexions sur le temps sont presque toujours
confuses, sans doute, parce que nous ne savons pas trop de quel type d'objet il
s'agit. Au fait, Qu'est-ce que le temps ? Posée à chacun d'entre
nous, la réponse à cette question paraît facile et
évidente pour tout le monde. Une opinion courante nous incline à
croire connaître le temps. Parce que nous sommes tous
30 Thrinh Xuan Thuan, La mélodie
secrète, Gallimard, 1991, p 107
familiers à ce concept, chacun semble comprendre de
quoi il s'agit lorsque le mot temps est prononcé. Cependant,
nul n'est en mesure de dire avec certitude ce que cette notion recouvre. Le
temps est-il une chose ? Est-il une idée ? Est-il une apparence ?
N'est-ce qu'un mot ? Existe-t-il vraiment ? Voici les différentes
interrogations sous lesquelles se posent les difficultés, que suscite la
notion de temps. Toutefois le sentiment de maîtrise et de
sûreté qui semble nous habiter lorsque nous appréhendons
cette notion, devrait suffire à résoudre une fois pour toutes les
interrogations qu'elle soulève.
En effet, même si l'intuition du temps qui passe est un
phénomène universel, la définition du temps semble
être au-delà de nos capacités intellectuelles.
Généralement posé comme l'une des questions fondamentales
de la métaphysique, le temps se trouve à la croisée des
chemins entre la physique et la métaphysique. Ce caractère ambigu
et peu confortable de la notion du temps, inspira une célèbre
boutade à Saint Augustin. Pour ce père de la théologie
chrétienne, le temps est une création de Dieu au même titre
que l'espace, d'où il le situait dans une dimension existentielle
distincte de l'éternité que le contenait. Saint Augustin
reconnaissait en fait que le temps est un absolu certes, mais quant à
dire ce qu'il est au juste, ce théologien semble incapable de le savoir.
Ainsi dans le livre onze de ses Confessions,il s'interrogea en ces termes :
« Qu'est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais
si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus ! Et
pourtant, je le dis en toute confiance, je sais que si rien ne se passait, il
n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas
d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent.
Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être
alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant
au présent, s'il était toujours présent sans passer au
passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité. Si donc
le présent, pour être du temps, ne devient tel qu'en passant au
passé, quel mode d'être lui reconnaître, puisque sa raison
d'être est de cesser d'être. »31
Ainsi, il semble que le temps soit rebelle à toute
tentative d'explication. Son écoulement passe de manière si
rapide, que l'homme se trouve dans l'incapacité de le saisir. Ne pouvant
dès lors avoir la grappe mise sur cette notion complexe, l'esprit humain
reste ballotté entre les différents instants qui composent le
temps à savoir : le moment passé, le moment présent et le
moment futur. Dans la vie quotidienne, le temps est perçu sous deux
aspects qui recouvrent, d'une part, la notion de durée et, d'autre part
celle d'orientation. En tant que durée, le temps a
31 Saint Augustin, Les confessions,
Flammarion, Paris, 1964, p 264
à peu près la même signification pour tout
le monde. Il définit dans ce cas, la quantité de durée
séparant deux évènements. Par contre, conçu en tant
qu'orientation, la notion de temps traduit l'irréductible flux de son
mouvement. C'est par ce caractère, que nous pouvons, faire la
distinction entre un moment présent et le moment passé qui l'a
précédé, tout autant il en est de même entre un
moment présent et celui qui va lui succéder.
Toutefois, il faut souligner que la notion de temps va
revêtir, au cours de l'histoire de la philosophie, plusieurs
interprétations, que nous allons ici retracer de manière
très brève. Dans l'antiquité déjà,
Parménide et après lui Platon considéraient le temps comme
une entité immobile. Il est l'image mobile de l'éternité
comme le disait Platon. Après ces derniers, Aristote va lui aussi
s'intéresser à cette notion. Dans ses réflexions, Aristote
définit le temps comme étant le nombre du mouvement selon l'avant
et l'après. Le temps est une qualité, et il ne peut être
saisi que par la mesure des durées perçues.
Cette conception aristotélicienne va presque valoir
jusqu'au XVII ème siècle. A cette époque, le
développement de la mécanique amorcé d'une part par
Descartes, et d'autre part par les travaux de Galilée sur la chute des
corps, va se poser comme le point de rupture avec la physique traditionnelle.
Des études sur le mouvement ont radicalement modifié la
conception du temps depuis Aristote. A l'époque de celui-ci, il
était réductible à la qualité et
irréductible à la quantité ; ce qui n'est plus le cas. En
effet, tout le 17ème siècle va, avec le
paramètre du mouvement, reprendre la conception de Saint Augustin et
montrer, que le temps n'existe que par le changement qui s'opère dans le
mouvement de l'être. C'est dans cette mouvance intellectuelle, que
peuvent être classés des auteurs tels que Newton, Leibniz, Kant,
Hegel et même dans une certaine mesure Henri Bergson. Cette époque
marque la dichotomie entre la notion de temps abstrait,et celle de
durée sensible.
C'est avec Newton, que nous allons assister au
véritable rejet du temps vulgaire et empirique, et épouser
l'idée d'un temps abstrait, absolu et mathématique. Le temps
devient une notion homogène, indépendante de toutes les choses
qui peuvent s'y dérouler. A cette période, même acceptant
l'idée que les évènements se déroulent dans le
temps, ces derniers ne l'influencent nullement. Pendant la même
époque, Leibniz, celui-là même qui a été
l'adversaire et le concurrent intellectuel le plus en vue de Newton, postulait
que le temps est de l'ordre des choses successives. Il n'a pas de sens en
dehors des phénomènes. A côté de ces deux
conceptions, s'ajoutent celles de Kant et de Hegel. Selon Kant, le temps est
une forme à priori de la sensibilité, une condition
préalable à toute expérience. Quant à Hegel, il
met
l'accent non pas sur le temps en tant que tel, mais sur la
manière avec laquelle il se manifeste, manière qu'il appelle la
temporalité. Hegel définit le temps comme étant le passage
du passé à l'avenir à travers le présent. Il est ce
mouvement qui, dans la réalisation du phénomène, oppose en
les niant, les diverses phases d'évolution de l'être. Le temps est
à la fois ce qui pose et oppose l'être à sa propre
réalité.
Pour finir cette brève histoire de la pensée du
temps, il importe de noter l'impact de la pensée de Bergson. En effet,
Bergson oppose le temps à la durée. Selon lui
l'opposition entre le temps et la durée, peut se comprendre par le fait
que la durée, en tant que phénomène mental, traduit la
conscience que nous avons de l'écoulement du temps. Celle-ci est
strictement distincte du temps qui lui, traduit la projection de cette
durée dans l'espace physique. Le temps est de ce fait un flux
irréversible, il est créatif parce qu'il est toujours gros
de l'avenir. Il nous est donné de lire sous la plume de
Bergson, « Le temps est invention ou iin'est rien du tout.
Mais du temps-invention la physique ne peut pas tenir compte, astreinte
qu'elle est à la méthode
cinématographique. Elle se borne à compter les
simultanéités entre les évènements constitutifs de
ce temps et les positions du mobile T sur sa trajectoire. Elle détache
ces évènements du tout qui revêt à chaque instant
une nouvelle forme et qui leur communique quelque chose de sa nouveauté.
»32. Par cette citation Bergson énonce,
l'incapacité pour la science de considérer le temps dans son
mouvement de flux irréversible. Cette incapacité a conduit la
physique à substituer la notion de temps-invention par celle de
temps-longueur, ce qui justifie la conception réversible que
cette science soutenait à l'égard du temps. La notion
d'irréversibilité était donc étrangère
à la science.
L'irréversibilité est devenue objet
d'étude scientifique, à partir du 19ème
siècle, plus précisément avec l'avènement de la
thermodynamique. Définie comme étant la science qui étudie
les propriétés de la chaleur, la thermodynamique a en fait vu le
jour avec les travaux de Sadi Carnot, publiés en 1824 sous le titre de
Réflexions sur la puissance motrice du feu. En effet,
Carnot montre dans cet écrit que « La puissance motrice de la
chaleur est indépendante des agents mis en oeuvre pour la
réaliser ; sa quantité est fixée uniquement par les
températures des corps entre lesquels se fait en dernier résultat
le transport du calorifique. ». Carnot avait pour ambition
première de voir comment on pouvait améliorer le
développement et la vitesse des machines à vapeur, dont
l'industrie était en plein essor en ce temps. En fait, il
32 H. Bergson, L'évolution
créatrice, PUF, 1941, p 341
montre qu'il est impossible de construire un engin qui
pourrait transformer en travail, l'énergie calorifique fournie par une
seule source de température uniforme.
Sûr de cette idée, Carnot énonce sous
forme de propositions, deux principes scientifiques, qui seront retenus comme
étant les principes de la thermodynamique. Le premier principe
postule que la chaleur et le travail sont deux formes équivalentes
de l'énergie. Quant au second, plutôt issu de ses
observations, il postule qu'une machine thermique ne fonctionne que si elle
rétrocède un minimum de la chaleur reçue d'une source
chaude, à une source froid. Ce second principe, recevra plusieurs
formulations équivalentes desquelles on peut noter la formule
simplifiée que Kelvin énonce en ces termes : « La
chaleur va spontanément du chaud vers le froid. »
Énoncés depuis 1824, ces deux principes de la
thermodynamique connaîtront avec Clausius une formulation plus simple. En
effet, Clausius montre que la fonction des paramètres du système
nommée par ailleurs entropie, c'est-à-dire la mesure du
désordre contenu dans un système ; augmente toujours au cours du
temps jusqu'à atteindre sa valeur maximale à travers laquelle, le
système reste dans un état d'équilibre thermodynamique.
Étendus à tout l'univers, les principes de la
thermodynamique tels que reformulés par Rudolf Clausius,
présument pour le premier que l'entropie du monde est
constante, et pour le second que l'entropie du monde tend vers un
maximum. Au-delà de ce que nous venons de noter, Clausius montre
aussi que dans un système isolé, constitué de deux fanges
à températures initialement différentes, il est impossible
que la plus froide transmette de la chaleur à la plus chaude, sans une
intervention extérieure. Il y a donc selon lui, une
irréversibilité dans les échanges de chaleur entre des
corps à températures différentes. En effet souligne
Clausius, lorsque deux corps de températures différentes passent
par échanges de chaleur, de leurs températures initiales à
des températures plus ou moins semblables, ces derniers ne pourront plus
rejoindre leurs températures initiales. Ce transfert est
irréversible.
Cette affirmation de l'irréversibilité va rendre
certains esprits perplexes. Elle sera la cause de plusieurs controverses, dont
les plus hardies ont été, selon notre avis, celles soutenues dans
les années 1874 et 1876 par William Thomson et Loschmidt. En effet, les
interrogations qui intriguaient les esprits de ces derniers, consistaient
à se demander : comment peut-on expliquer le fait qu'une dynamique
réversible puisse engendrer à l'échelle macroscopique des
processus irréversibles ? On se souvient que cette question avait aussi
été
l'énigme que Ludwig Boltzmann s'était
proposé de résoudre. Ce dernier voulait expliquer
l'irréversibilité des processus thermodynamiques, en des termes
réversibles tels que décrits par la dynamique classique. En
effet, Boltzmann montre que dans une population nombreuse de particules,
l'effet des collisions peut donner un sens à la croissance de
l'entropie, c'est-àdire à l'irréversibilité
thermodynamique. Il affirme que l'effet des collisions, modifie les positions
et les vitesses des particules contenues dans un système
isolé.
Par ailleurs, Boltzmann postule que le mouvement des
collisions, décroît de façon monotone au cours du temps,
jusqu'à atteindre un minimum. Une fois ce minimum atteint, il se
réalise au sein du système, une distribution des positions et des
vitesses des particules, qui dès lors restent constantes parce que ne
pouvant plus être modifiées par de probables collisions
ultérieures. Cependant, contraint par de multiples objections, venant
essentiellement des défenseurs de la dynamique classique, Boltzmann va
finalement renoncer à son projet d'explication de
l'irréversibilité. Il supposera en définitive que
l'irréversibilité ne renvoie pas aux lois fondamentales de la
nature, mais à notre manière grossière,
c'est-à-dire macroscopique, de la décrire. Selon lui « A
chaque évolution dynamique correspondant à une croissance de
l'entropie, l'égalité entre cause pleine et effet entier permet
de faire correspondre l'évolution inverse, qui la ferait
décroître : c'est l'évolution qui restaurerait les «
causes » en consommant les « effets. » 33 Après
l'échec de Boltzmann, la physique va se tenir à cette
interprétation dynamique, qui en fait, détruit le
caractère irréversible du temps.
Cependant, quelques années après les travaux de
Boltzmann, Einstein va formuler la théorie de la
relativité dite restreinte qui va au fil des
années enchanter le monde de la science. Avant Einstein, on pensait que
le temps objectif était fixe, toujours le même. On pensait que
seul le temps subjectif était variable, dépendant de
l'état d'esprit de la personne qui l'observe.
En effet, les travaux d'Einstein sur la
relativité ont pour conséquence, non seulement le fait
que le temps objectif est variable, sinon en plus, qu'il est impossible de
définir le temps objectif. Le temps est relatif et varie en fonction de
la vitesse et des champs d'accélération locaux que sont par
exemple, la gravitation, les changements de vitesse ou de direction etc. Pour
cette raison, on ne peut jamais parler de simultanéité dans
l'univers. Entre autre conséquence, il y a le fait que par la
théorie de la relativité, Einstein remplace l'espace plan de la
géométrie euclidienne, par un espace courbe. Tout comme l'espace,
le temps est aussi
33 Prigogine et Stengers, Entre le temps et
l'éternité, Flammarion, 1992, p27
élastique. Il s'étire ou se raccourcit selon le
mouvement de l'observateur. Dès lors, le temps unique et universel
soutenu par la physique newtonienne, est remplacé par une multitude de
temps individuels, tous différents les uns des autres.
Après ses succès réalisés avec la
relativité restreinte, Einstein va en 1915 porter un nouveau
coup dur à l'encontre de la mécanique classique. En effet,
Einstein montre par la formulation de la relativité
générale, qu'espace, temps et
matière ne peuvent exister séparément. Ils
forment tous ensemble une seule réalité indivisible. Einstein
montre par la théorie de la relativité
générale que l'espace-temps varie suivant la
quantité de matière présente aux environs. Autrement dit,
il montre que la présence de la matière déforme l'espace
qui, lui-même par sa courbure, ralentit plus ou moins le temps. En
définitive, il faut dire qu'en niant la simultanéité
absolue du temps, Einstein pose la possibilité de l'affirmation d'une
distinction entre l'avant et l'après. L'irréversibilité
n'est plus limitée à un phénomène mental, elle
n'est plus le signe de notre ignorance face à la
réalité.
Pour revenir à notre notion
d'irréversibilité, il faut dire que c'est avec la
science de la thermodynamique, que l'irréversibilité a
intégré les champs de la science. Parti originairement de la
chimie, le concept d'irréversibilité va petit à petit
conquérir tous les domaines de la science. Dans le domaine de la chimie,
Jean Joseph Fourier montre, dans sa théorie de la propagation de la
chaleur dans les solides, que le flux de la chaleur entre deux corps est
proportionnel au gradient de température entre ces deux corps. Cette loi
au caractère irréversible, sera confirmée et
consolidée par l'énonciation du second principe de la
thermodynamique. Il est possible de dire, que c'est le second principe de la
thermodynamique qui a introduit la notion du temps dans le domaine
scientifique. Toutefois, il faut signaler tout de même que l'image de
l'irréversibilité temporelle, a au cours de l'évolution de
la science connu différentes interprétations.
Tout d'abord, le temps s'introduit avec l'idée de la
croissance continue de l'entropie. Originairement formulée par Clausius,
la croissance de l'entropie se fait sous la forme d'une évolution qui se
dirige progressivement vers l'homogénéité et la mort
thermique. Dans ce cas, le temps produit certes, une asymétrie de forme,
mais cette dernière finit par s'annuler sous une nouvelle forme
d'équilibre, où le système retrouve son identité.
Avec le temps cette idée sera abandonnée. En effet, lorsqu'on a
découvert par les travaux de Hubble, Penzias et Wilson, que l'univers
était en expansion, on commença à comprendre que l'univers
n'est pas un système fermé, mais qu'il est au contraire ouvert
vers le futur. Dès lors, la science va
réintégrer le second principe de la
thermodynamique, en y montrant l'émergence d'ordre qui se traduit dans
l'univers par la production de nouveauté.
Désormais, on montre que l'entropie augmente
continuellement, sans atteindre un état d'équilibre final. Car
tout en s'amplifiant, le désordre de l'univers crée dans
certaines localités, des poches d'ordre qui se manifestent à
l'échelle macroscopique par l'apparition des formes nouvelles. En guise
d'illustration, nous recouvrons « L'entropie devient ainsi un
indicateur d'évolution, et traduit l'existence en physique « d'une
flèche du temps » pour tout système isolé, le futur
est la direction dans laquelle l'entropie augmente. »34
Avant de continuer, arrêtons-nous un peu, et expliquons
ce que signifie la notion de flèche du temps. C'est le
physicien Anglais Arthur Eddington qui a équipé le temps
d'une emblème : la flèche. Tirée de la civilisation de la
Grèce antique, la mythologie grecque attribuait la notion de
flèche à Eros, le dieu de l'Amour,
généralement représenté comme un enfant fessu et
ailé qui blesse les coeurs des hommes de ses flèches
aiguisées. En effet, Eddington va reprendre cette belle image de la
mythologie et l'adapter à la science. La flèche du temps
ne symbolisera plus le désir amoureux, mais plutôt le sentiment
tragique que nous éprouvons tous d'une fuite inexorable du temps. Pour
les physiciens, la flèche du temps se traduit par
l'irréversibilité de certains phénomènes physiques,
comme par exemple la chute d'un coco du haut d'un cocotier vers le sol. Ce
mouvement est dit irréversible parce qu'on a jamais vu, et on ne
l'imagine même pas, un coco quitter la terre, où sa chute l'a
conduit, résister à la pesanteur pour rejoindre la place qui
était la sienne sur le cocotier. Ce phénomène digne d'un
miracle, même s'il s'avère possible dans l'entendement d'un
fervent croyant à l'omnipotence de Dieu, est radicalement impossible
à l'égard des lois physiques.
Pour revenir à notre idée de départ, qui
nous a conduit à la notion de l'entropie, attardons nous un peu sur la
thermodynamique. Comme toutes les sciences, la thermodynamique a aussi eu une
histoire. En effet, le développement de la thermodynamique s'est fait
suivant trois étapes différentes que sont : la thermodynamique
d'équilibre, la thermodynamique linéaire et la thermodynamique de
non équilibre.
Dans la thermodynamique dite d'équilibre, la production
d'entropie est nulle à l'équilibre. Cette thermodynamique
correspond aux systèmes isolés et fermés. Quant à
la thermodynamique dite linéaire, la production d'entropie est dans ce
cas faible, de telle sorte
34 Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance Gallimard, 1986, p 189
qu'il est possible de décrire des comportements stables
et prévisibles. Ce qui caractérise cette thermodynamique dite
linéaire nous dit Prigogine, c'est que quelque soit sa situation
initiale, le système considéré atteint finalement un
état déterminé par ses conditions aux limites. Sa
réaction à un changement de conditions, devient elle aussi
prévisible. Enfin ,nous allons pour finir avec cette distinction, voir
le cas de la thermodynamique non linéaire. Aussi appelée
thermodynamique de non équilibre, la thermodynamique non linéaire
se caractérise par le fait que, « la production d'entropie
continue à décrire les différents régimes
thermodynamiques, mais elle ne permet plus de définir un état
attracteur, terme stable de l'évolution irréversible.
i5. Loin de l'équilibre, la stabilité du
système ne peut en aucun cas être prédite par ses
conditions initiales. C'est donc avec la thermodynamique de non
équilibre, que la notion d'irréversibilité va jouer son
plein rôle.
Dans la thermodynamique non linéaire, les structures
dissipatives vont occuper une place fondamentale dans la forme de
l'évolution du système. La structure dissipative se
définit comme étant un ensemble chimique, qui se maintient et
s'organise en dehors de l'équilibre thermodynamique. Contrairement
à la manifestation du second principe de la thermodynamique lorsqu'il
est appliqué à un système fermé, la structure
dissipative représente un système ouvert,
caractérisé par le fait qu'il est constamment traversé par
un flux de matière et d'énergie, ce qui lui permet de diminuer
son entropie et de s'organiser.
En effet la notion d'irréversibilité
diffère en fonction que nous passons de l'interprétation d'un
système isolé fermé, à celui d'un système
ouvert comme celui représenté par une structure dissipative. Dans
un système isolé, l'état d'équilibre auquel aboutit
l'évolution progressive du système est un état
stationnaire, ce qui représente un cas particulier de la
thermodynamique. Dans un tel cas, l'équilibre thermodynamique s'explique
par le fait que l'entropie ne varie pas au cours du temps. Tandis que dans les
processus dissipatifs, loin de l'équilibre, la variation de l'entropie
à l'intérieur du système thermodynamique se constitue de
deux manières : «...l'apport « extérieur »
d'entropie qui mesure les échanges avec le milieu et dont le signe
dépend de la nature de ces échanges, et la production d'entropie,
qui mesure les processus irréversibles au sein du système.
»36. Ce qui veut dire que l'état d'équilibre
correspond au cas particulier où les échanges, avec le milieu ne
font pas varier l'entropie. De cela il en ressort que la production d'entropie
est par conséquent nulle.
35 Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance, Gallimard, 1986, p 212
36 Prigogine et Stengers, Entre le temps et
l'éternité Flammarion, 1992, p 49
Nées de l'instabilité, les structures
dissipatives, intrinsèquement régies par une série de
bifurcations, se caractérisent par leurs capacités à
créer le désordre. Toutefois, lorsque ces structures sont
posées dans des conditions de non équilibres, ces
dernières constituent une source d'organisation. Pour mieux comprendre
cette idée, considérons les explications faites dans ce sens par
Prigogine et Isabelle Stengers concernant le système dit de
tourbillon de Bénard. En effet, ces deux scientifiques montrent
que « Les cellules de Bénard constituent un premier type de
« structure dissipative », dont le nom traduit l'association entre
l'idée d'ordre et l'idée de gaspillage et fut choisi à
dessein pour exprimer le fait fondamental nouveau : la dissipation
d'énergie et de matière, généralement
associée aux idées de perte de rendement et d'évolution
vers le désordre, devient, loin de l'équilibre, source d'ordre ;
la dissipation est à l'origine de ce qu'on peut bien appeler de nouveaux
états de la matière. »37
La symétrie du temps, celle-là même qui
caractérise les systèmes d'équilibre, est brisée
dans la thermodynamique de non équilibre. Dans les systèmes loin
de l'équilibre, les fluctuations que subissent ces derniers, font
apparaître une diversité d'états stables possibles. Lorsque
ces états stables atteignent au cours de leur organisation leur seuil
critique, ils introduisent au sein même du système, un
élément irréductible d'incertitude. Poussé
jusqu'à un tel niveau d'organisation, le système adopte, en
fonction de la nature des fluctuations, l'un des états macroscopiques
possibles.
Un tel processus est ce que l'on nomme en physique une
bifurcation, qui se définit comme étant le point critique
à partir duquel un nouvel état de la matière devient
possible. C'est ce processus qui régit en fait, toutes les formes
d'évolution observées dans la nature, allant de la formation des
étoiles et galaxies à l'apparition de l'homme sur Terre. Ainsi
apparaît-il, que c'est avec le développement de la physique des
processus de non équilibre, que l'irréversibilité sera
réellement considérée comme un phénomène
naturel. Longtemps reléguée dans le domaine de la
phénoménologie, la notion d'irréversibilité n'est
plus une propriété introduite par notre ignorance ; mais
révèle plutôt la marque de la réalité.
Autrement dit, ce n'est pas nous qui produisons l'irréversibilité
en ce sens qu'elle serait le fruit de notre imagination, mais c'est elle qui
nous a produit en ce sens que nous sommes ses enfants. Prigogine écrit,
« L'irréversibilité ne peut plus être
identifiée à une simple apparence qui
37Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance, Gallimard, 1986, pp 215-216.
disparaîtrait si nous accédions à une
connaissance parfaite. Elle est une condition essentielle de comportements
cohérents dans des populations de milliards de milliards de
molécules. » 38
L'affirmation en des termes scientifiques de
l'irréversibilité, va donner à la physique une nouvelle
orientation. Désormais la science va concevoir la flèche du
temps, sans pour autant réduire celle-ci au caractère
approximatif de notre description de la nature. En effet, ,contrairement
à la physique classique qui, basée sur la dynamique newtonienne,
limitait la nature à des observations réversibles, la physique
moderne nous montre que la nature présente à la fois des
phénomènes réversibles et des phénomènes
irréversibles; seulement ceux qui sont irréversibles forment la
règle de la nature, tandis que les autres n'en sont que de rares
exceptions, qui ne s'appliquent qu'à quelques cas particuliers.
Autre fait important, c'est que
l'irréversibilité, longtemps liée à la production
de désordre, va petit à petit, et surtout avec l'avènement
des structures dissipatives, se poser comme étant une condition à
l'émergence d'ordre. On reconnaît maintenant avec le
développement de la thermodynamique des processus de non
équilibre, que l'irréversibilité mène à la
fois au désordre et à l'ordre. Ainsi « Nous pouvons
affirmer aujourd'hui que c'est grâce aux processus irréversibles
associés à la flèche du temps que la nature réalise
ses structures les plus délicates et les plus complexe. La vie n'est
possible que dans un univers loin de l'équilibre. » 39.
Dire que la science de la thermodynamique a fini par remettre en cause le
fameux postulat de l'ordre, longtemps soutenu pas la science classique, n'est
pas une aberration.
En effet, contrairement à la science classique qui
affirmait que l'univers était rigoureusement ordonné dans son
essence même, le second principe de la thermodynamique, postule que
l'entropie - la mesure du désordre - de l'univers doit toujours
augmenter vers un maximum. Cet énoncé révolutionnaire peut
paraître à certains égards, contradictoire à la
réalité, en considération selon l'organisation et la
complexité de notre univers. Cependant, il n'en n'est rien de tout cela.
L'organisation de l'univers est bel et bien conforme avec le second principe de
la thermodynamique. Car la thermodynamique n'interdit pas, qu'en certains
endroits particuliers et privilégiés, l'ordre s'installe, que les
structures s'organisent, que la complexité se construise, que la
conscience émerge. Sans l'existence du désordre, l'univers ne
connaîtrait aucun coin d'ordre, et il n'y aurait aucune vie, pas moins la
moindre
38 I. Prigogine, La fin des certitudes, Odile
Jacob, Paris, 1998, p 12
39 Prigogine, La fin des certitudes, Odile
Jacob, Paris 1998, pp 31-32
trace de l'établissement d'une conscience. C'est ce que
Trinh montre lorsqu'il écrit : « L'ordre que représente
la vie sur Terre n'est possible que grâce au désordre plus grand
que crée le Soleil en convertissant les atomes d'hydrogène en
énergie, lumière et chaleur. Toutes les structures de l'univers,
galaxies ou planètes, doivent leur existence à deux facteurs :
l'expansion de l'univers et la création de désordre par les
étoiles. L'expansion de l'univers est essentielle pour refroidir le
rayonnement fossile et créer un déséquilibre de
température entre les étoiles et l'espace qui les entoure. Ce
déséquilibre permet à son tour aux étoiles de se
transformer en machines à fabriquer du désordre. Celles-ci
rejettent leur lumière chaude désordonnée dans la
lumière plus froide et plus ordonnée qui les enveloppe. Le
désordre se communique de la lumière chaude à la
lumière froide, le désordre total augmente et des coins d'ordre
peuvent surgir sans violer la deuxième loi de la thermodynamique.
»40. Ainsi donc, la complexité et l'organisation
peuvent spontanément surgir dans un univers en expansion et inventeur de
nouveauté. Dès lors, l'hypothèse du Dieu
horloger, qui a inspiré les travaux de Leibniz et Newton, ne semble
plus être nécessaire.
Avec la physique moderne et plus précisément
avec les avènements de la théorie de la relativité, de la
cosmologie moderne et de la thermodynamique, la pensée du temps
revêtira un nouveau visage. La découverte de la flèche
du temps voyageant vers la même direction, va faire voler en
éclats l'image réversible que la physique newtonienne avait
donné à la notion de temps. L'irréversibilité ne se
limite plus à déterminer le monde microscopique, elle permet
aussi à expliquer notre univers, de sa naissance
présupposée avec le big bang à sa structure actuelle.
Observant la complexité et la diversité des structures du
réel, nous pouvons en conclure l'idée d'après laquelle :
« Il est nécessaire à la cohérence de notre
position que la flèche du temps, la différence entre le
rôle joué par le passé et par le futur, fasse partie de la
cosmologie puisqu'elle constitue un fait universel, partagé par tous les
acteurs de l'évolution cosmique. »41
Pour clore ce chapitre nous allons après avoir
révélé la problématique liée à la
pensée du temps, essayer de voir les enjeux qui restent liés au
problème de son commencement. Dans le chapitre huit de son ouvrage
intitulé La fin des certitudes, Prigogine posait cette question
en ces termes : le temps précède-t-il l'existence ? En
effet dit Prigogine, si notre univers a une origine et un commencement
situés dans le temps, ce temps auquel correspond cette origine,
40Trinh xuan thuan, La mélodie
secrète, Gallimard, 1991, pp 303-304 41 Prigogine,
La fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1998, p 221
ne devrait-il pas lui aussi avoir logiquement existé
à un moment donné qui correspondrait à son
commencement.
A ce propos Saint Augustin, ce théologien dont la
pensée du temps avait bouleversé l'esprit, considérait que
le monde n'a probablement pas existé dans le temps, mais avec le temps.
Selon cet homme de l'Eglise, le monde et le temps sont co-existentiels,
d'où il les situ en un lieu hors de l'existence de Dieu. Dieu, en tant
qu'il transcende le temps, se situe en dehors du temps, il est éternel.
La question de l'origine du temps, se trouve donc à point nommé
entre la réflexion philosophique et les déductions
scientifiques.
Poser la question de savoir où commence le temps,
revient à se demander la question tant débattue en science,
qu'est celle de l'âge de l'univers. En effet, jusqu'à nos jours,
aucune théorie scientifique n'est en mesure de déterminer avec
précision l'âge de l'univers, même si on sait que la
cosmologie contemporaine fixe celui-ci dans une tranche comprise entre dix et
vingt milliards d'années. Il y a toujours une incertitude qui reste
attachée à toute tentative d'approximation de cet âge. La
théorie de la relativité, celle-là même qui sert de
base à la cosmologie moderne, se heurte, dans sa tentative de
reconstruction des premiers moments de l'univers, à une limite
au-delà de laquelle rien n'est donné ; mieux encore, une limite
où rien ne peut être connu de manière scientifique. Ce
milieu dit-on, correspond à un milieu quantique très dense au
point que toutes les hypothèses de la relativité perdent pied. Ce
milieu a selon les physiciens une densité de l'ordre de 1096
kg m1-3, densité qu'on s'accorde à nommer en terme
scientifique, densité de Planck, en référence au
physicien Max Planck. En remontant le temps, ce lieu d'incertitude correspond
au temps évalué à 10 - 43 secondes, c'està-dire aux
tous premiers instants qui ont suivi le big bang.
A cause de ces deux entraves épistémologiques,
la science ne peut plus parler de l'origine de l'univers. Cette question dont
on a voulu faire l'objet de la cosmologie, se rebelle et réclame son
incompatibilité avec toute tentative de conceptualisation. En effet,
nous dit Marc Lachize-Rey « Nous sommes clairement dépourvus du
cadre conceptuel permettant de parler d'une éventuelle naissance, d'une
création de l'univers. Le processus fondateur de l'univers, s'il en
existe un, n'a pu se dérouler dans le cadre de l'univers puisqu'il a
abouti, précisément, à créer ce cadre. Il n'a pu se
dérouler dans le temps puisque l'existence du temps implique
déjà celle de l'univers. Imaginer le contraire conduit vite
à des paradoxes, d'ailleurs reconnus depuis longtemps. S'il y avait eu
quelque chose (ne serait-ce que le temps) avant le « début »
de l'univers, l'univers eût été déjà
là, par définition. Il ne se serait
donc pas agi de son début. Si l'on veut aborder ces
concepts, il faut se placer d'un point de vue « hors du temps ». Mais
la science - et c'est peut-être sa barrière la plus fondamentale -
ne peut rien nous dire de l'intemporel. » 42. L'origine du
temps n'est donc pas l'objet de la science, d'où celle-ci ne devra
s'occuper que de son commencement.
La question du commencement du temps se retrouve en filigrane
dans toute l'oeuvre de l'astrophysicien anglais Stephen Hawking. En effet,
fasciné par la question des origines, cet homme a tourné son
oeuvre entière autour des thèmes des origines, des
singularités, du temps, et dans une certaine mesure du caractère
inévitable des lois qui décrivent l'univers. Même en
relativité générale, cette science qui contrairement
à la théorie gravitationnelle, s'occupe des champs à
très haute énergie, le temps perd toute signification lorsque
nous remontons vers une singularité comme le big bang. Avec la forte
densité de la matière et sa température infiniment chaude,
l'espace-temps compris dans un tel milieu quantique devient infiniment courbe.
Or, écrit Hawking « Et comme toutes les théories
scientifiques actuelles sont formulées sur une base spatio-temporelle,
ces théories aussi cessent de s'appliquer à ces
singularités. Si bien qu'à supposer qu'il y ait des
évènements antérieurs au Big bang, on ne pourrait pas
prédire à partir de ces évènements l'état
actuel de l'univers, parce que la prédictibilité serait rompue au
moment du Big bang. »43
A partir de là nous pouvons qu'il n'est pas non plus
possible, de déterminer ce qui s'est passé avant le big bang, en
partant de la connaissance des faits qui l'ont succédé.
L'existence où non d'évènements antérieurs au big
bang est purement métaphysique, en ce sens que même s'ils ont
existé, ils n'ont aucun effet sur l'état actuel du monde. C'est
ainsi que l'on peut affirmer avec Stephen Hawking, que le temps a
commencé avec le big bang. Et la fin du temps, si elle est un
phénomène possible, adviendra avec l'avènement de ce que
l'on appelle par opposition au big bang, le big crunch ce qui
signifie la grande implosion. Un tel phénomène de la fin
du temps sera identique à celui que l'on observe aux alentours des trous
noirs. En effet, un trou noir est une région de l'espace qui reste
invisible aux observateurs lointains, parce que le champs de gravitation y est
suffisamment intense au point que rien ne puisse s'en échapper, pas
même la lumière.
Pour clore cette idée de l'origine ou du commencement
du temps, essayons de voir ce qu'en dit Alain Bouquet. Ce physicien
écrit, dans la présentation qu'il a faite à l'ouvrage,
42 Klein et Spiro, Le temps et sa
flèche « A la recherche du temps cosmique » Flammarion,
1996, p 92
43 S. Hawking, Commencement du temps et fin de la
physique ?, Flammarion, 1992, p 104
Commencement du temps et fin de la physique ? de
Hawking, ceci : « Au moment du Big bang, le temps est
créé en même temps que l'espace et l'énergie, et
inversement, c'est pour cela qu'il perd son sens près d'une
singularité. Dans un univers dépourvu de singularité
grâce à une « régularisation » quantique aussi
bienfaisant qu'hypothétique, ce problème-là ne se pose
plus. Tous les points de l'espace et du temps sont aussi réguliers les
uns que les autres, il n'y a plus d'instant privilégié,
distingué des autres. »44
|
|