I
La science classique :
Une apologie du
Déterminisme
universel
La science classique marque dans l'histoire des sciences, la
période qui s'étend du 17ème siècle
à la fin du 19ème siècle. Dans l'histoire de la
philosophie occidentale, le 17ème siècle est
l'époque de la grande révolution. Ce siècle pendant lequel
ont vécu d'éminentes figures philosophiques et scientifiques,
constitue un tournant essentiel dans l'élaboration de la science
occidentale, et au-delà de celle-ci, de la pensée humaine. En
effet, le 17ème siècle, aussi appelé le
siècle de la renaissance, marque la rupture avec le monde
médiéval, et annonce par cela, le début d'une nouvelle
ère qu'est la modernité.
Au-delà de la nouvelle science proprement dite qui se
met en place, il s'agit de la formation d'un univers mental et intellectuel
inédit. La science classique est fondamentalement une critique contre la
pensée d'Aristote, laquelle avait servi de modèle intellectuel
aussi bien dans le domaine de la philosophie que dans celui des sciences encore
en formation. Aristote avait en effet fondé un système
scientifique, qui était basé sur certains principes
métaphysiques ; principes que la science classique va attaquer en y
montrant les caractères arbitraire et irrationnel.
Nous savons que Aristote a réfléchi dans presque
tous les domaines de la science. Son école nommée le Lycée
était considérée comme une sorte d'université,
parce qu'on y apprenait de la philosophie, des mathématiques, des
sciences naturelles, de la physique etc. Mis à part ces
considérations, nous allons dans ce petit rappel nous limiter à
la physique. La physique d'Aristote s'est très longuement penchée
sur l'étude des mouvements, et en cela, elle peut être
considérée comme une physique de choc ; c'est-à-dire celle
d'un monde où tout est lié. En effet, selon Aristote, tout objet
en mouvement est mû par une force extérieure, de sorte que si la
force s'arrête, le mouvement aussi cesse nécessairement.
Aristote distingue dans la nature cinq éléments
auxquels il attribue pour chacun un mouvement spécifique suivant sa
nature : l'Eau, l'Air, la Terre et le Feu. L'Eau qui est plus lourde que
légère, a un mouvement qui va du haut vers le bas. Ce mouvement,
parce que caractérisant la nature de l'objet même, est
nommé mouvement naturel. L'Air qui est plus léger que lourd, se
meut d'un mouvement vertical qui se fait du bas vers le haut, qui se trouve
être son lieu naturel. La Terre, appelé aussi le lourd absolu par
Aristote, se dirige dans son mouvement, du haut vers le bas, qui est son lieu
de prédilection. Quant au Feu, aussi appelé le léger
absolu, il se meut du bas vers le haut, son lieu naturel.
A côté de ces mouvements dits « naturels
», Aristote ajoute une seconde catégorie de mouvement dit «
mouvement accidentel ». Ce mouvement est dit accidentel, parce qu'il est
causé sur un objet par un autre corps étranger. Ce mouvement du
fait de ne pas appartenir à la nature de l'objet qu'il entraîne,
s'arrête une fois que la force qui l'a causé s'épuise.
Dés lors, le corps dérangé dans son état de repos,
cesse de se mouvoir et cherche à rejoindre son lieu initial d'où
il a été enlevé. C'est pour cette raison que chez
Aristote, tout est naturellement en repos, d'où tout mouvement a une
cause qui lui est contiguë.
Par ailleurs, Aristote distingue aussi dans sa physique deux
univers, séparés dans leurs dimensions par la position de la
Lune. Au dessus de la Lune, se trouve ce qu'il appelle le monde supra lunaire,
parallèlement en dessous de celle-ci le monde sublunaire. Le monde supra
lunaire, du fait d'abriter des corps parfaits, est éternel et immuable.
C'est le monde des sphères célestes, des astres et du Premier
moteur. Quant au monde sublunaire, du fait de son imperfection, il est le lieu
de la corruption et du changement. Ce monde abrite des corps qui naissent,
vivent, durent et meurent éventuellement.
Pour finir ce bref rappel de la physique d'Aristote, il faut
noter que celui-ci a établi un système cosmologique centré
autour de la Terre, qui de ce fait était immobile. Celle-ci est selon
Aristote entourée par la Lune, et six autres planètes qui
tournent autour des sphères concentriques ; au-delà de ces
sphères, se trouve la sphère des étoiles fixes, qui
constitue la limite même de l'univers.
C'est cette conception du monde tel que décrit par
Aristote, que la science naissante au 17ème siècle se
propose de remettre en cause. La science classique va donc s'attacher à
briser, un à un, les verrous avec lesquels Aristote avait
cadenassé son système physique. D'abord, la découverte par
Tycho Brahe d'une nouvelle étoile qu'il nomma Stella nova en
1573, brise la perfection des cieux telle que celle-ci a été
soutenue par Aristote. Dés lors, nous constatons que la
séparation en mondes supra lunaire et sublunaire de l'univers par
Aristote, n'était nullement scientifique, sinon seulement arbitraire. Le
ciel est à l'image de la terre un monde changeant et corruptible.
Quelques années plus tard, plus
précisément en 1577, ce même Tycho Brahe va
découvrir dans le ciel, des corps qui fusent à grande vitesse,
traversant ainsi les fameuses sphères d'Aristote. Ces objets
célestes appelés Comètes, vont, à leur
tour remettre en cause la finitude de l'univers, et permettre ainsi de mettre
en place l'image d'un monde infini tel que proposé
par Nicolas de Cues et Giordano Bruno. Ensuite, viendra
après Tycho Brahe, Johannes Kepler. Ce scientifique allemand va
s'attaquer à l'hypothèse des épicycles, qui était
utilisée pour expliquer les mouvements rétrogrades qu'on
observait dans les trajectoires des planètes.
En effet contrairement à Ptolémée qui
appuyait la thèse aristotélicienne du géocentrisme, Kepler
va reprendre le modèle héliocentrique proposé par
Copernic, en y remplaçant les trajectoires circulaires par des
trajectoires elliptiques, centrées autour de trois foyers dont l'un est
celui occupé par la position du Soleil.
A côté des critiques, on peut aussi noter
d'autres attaques dirigées à l'encontre d'Aristote, comme celle
faite par Galilée à propos de la distinction entre le ciel et la
Terre. Lorsque Galilée observe à travers ses lunettes
astronomiques la surface de la lune, ce dernier découvre des
inégalités représentées sous la forme de montagnes
identiques à celles constatées sur la surface de notre
planète. A partir de là, il en déduit que le monde
céleste était identique par sa structure à notre monde
terrestre. Une fois de plus, la distinction qu'en a faite Aristote se
révèle inadéquate. Galilée est aussi celui qui a
observé et annoncé l'existence des corps satellites, autour de la
planète Jupiter. Il les nomma les Médicéens,
espérant bénéficier de la noble famille des
Médicis un financement de ses projets de recherches.
Toutes ces attaques contre le système d'Aristote, vont
trouver leur parachèvement dans ce qu'il est aujourd'hui légitime
d'appeler la synthèse newtonienne. Newton est en fait celui qui a pu
rassembler toutes ces découvertes parallèles, pour en tirer
l'ingénieuse idée de la théorie de la gravitation
universelle. Cette théorie, tout en expliquant les mouvements qui
adviennent dans le monde terrestre, permet aussi de rendre compte, avec toute
la précision souhaitée, du mouvement des planètes autour
du Soleil. Ainsi Newton amorça le triomphe de la lumière
rationnelle sur l'obscurité métaphysique qui caractérisait
le monde médiéval.
Après avoir retracé le mouvement de la
révolution scientifique amorcée au 17ème
siècle, il importe donc désormais de voir sur quels principes et
bases scientifiques, celle-ci a pu venir à bout de l'édifice
aristotélicien. Dans cette première partie, deux aspects, vont
nous intéresser. D'une part, nous tenterons de voir comment la science
classique a pendant très longtemps fondé ses principes sur la
notion d'ordre. De fait, la physique classique croyait, contre toutes les
manifestations phénoménologiques que, le monde était
régi suivant un ordre bien déterminé.
C'est ainsi que toute la connaissance consistait, à
rechercher dans la nature les lois qui justifient cet ordre. D'autre part, nous
abordons la problématique soulevée par la science classique du
déterminisme universel. Le déterminisme est la conception qui
consiste à dire, que tout est lié dans l'univers par des
relations de causalité. Or, selon cette conception, aucune variable ne
peut affecter l'effet résulté d'une cause qui le
précède. Niant la réalité du temps, elle
dépouille celui-ci de tout pouvoir de production de nouveauté.
I-1/ L'exigence d'ordre
La philosophie classique se caractérise par une vision
du monde, conditionnée pendant près de trois siècles, par
la pensée cartésienne et la physique de Newton. Ces deux figures
ont marqué de leur empreinte toute la science du 17ème
siècle. Initiant une méthode qu'il veut universelle, Descartes
développe dans ses ouvrages, des règles fondatrices pour
l'acquisition de toute connaissance dont la visée est la certitude.
Dés lors l'acquisition de toute connaissance, passe
nécessairement par l'adoption d'une méthode, sans laquelle on ne
saurait atteindre aucune certitude. De là l'idée d'ordre va
apparaître aux yeux du 17ème siècle, comme le
socle même de la science. Très fécond en productions
intellectuelles, ce siècle connaîtra l'avènement de
méthodes appliquées à la connaissance, au nombre
desquelles figure l'induction mise à jour par Bacon.
Parallèlement, la déduction est adoptée par Descartes.
Quand à Newton, son nom est resté à
jamais attaché à la naissance de la science prédictive. La
publication en 1687, des équations différentielles au rayonnement
fulgurant, a fini par faire de Newton le prince de la science moderne ; celui
à qui furent montrées à l'instar du prophète
Moïse, les tables de la loi . Les équations
différentielles ont été commémorées comme
l'avènement d'un miracle dans l'histoire de la science. Car disait-on,
« Un homme a découvert le langage que parle la nature, et
auquel il obéit. »5
En effet, dans son ouvrage intitulé Philosophae
naturalis principia mathématica, Newton établissait d'une part,
la théorie qui explique comment les corps se meuvent dans l'espace et
dans le temps ; d'autre part, il y développait aussi les
équations mathématiques qui permettent l'analyse de ces
mouvements. A partir de ces deux auteurs, la science classique va mettre en
place un système scientifique, essentiellement basé sur la notion
d'ordre développée par les 17 et 18ème
siècles. Cette notion développée par ces deux
siècles, consistait à dire que la
5 Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance, Gallimard, 1986, p 58
nature dans son ensemble était ordonnée. Pour
connaître le monde, il suffisait à l'homme, de chercher par sa
raison les principes suivant les quels l'univers a été
régi.
Une telle conception scientifique n'a pu être mise en
place, que parce qu'on croyait au 18ème siècle que
l'univers est une immense horloge dont le fonctionnement a été
préétabli par Dieu, le grand horloger.
Comme l'artiste se représente le mode de fonctionnement
d'un instrument avant de le fabriquer, Dieu, avant de créer l'univers,
avait dans son entendement les règles qui régiraient le
fonctionnement de celui-ci. A l'image de nos machines, l'univers fonctionne
donc suivant des lois qui sont indépendantes de sa structure. Ces lois,
parce qu'elles existent, peuvent être découvertes par l'homme, si
ce dernier conduit sa raison suivant une bonne méthode.
C'est à la base donc de ces croyances philosophiques et
métaphysiques, que la physique classique pensait entreprendre
l'étude de l'Univers. En effet, parce qu'on croyait d'une part que
l'univers conservait en lui l'ordre de sa création, la communauté
scientifique devait mettre à jour les lois mécaniques. C'est
cette conception mécanistique de l'univers qui justifie le
développement et le rayonnement éclatant, que la science de la
mécanique a connu dés ses débuts. A cette époque,
la connaissance des lois de la mécanique était
déterminante pour conduire à celle de la nature dans son
ensemble.. D'autre part, la science classique, imprégnée du
principe de l'ordre universel, se donnait comme ambition première de
dévoiler le « langage » suivant lequel Dieu
Créa l'univers. C'est ainsi que ces deux idées, du
mécanisme universel et de la notion de langage de Dieu, vont tout au
cours de ce chapitre guider notre argumentation.
Dans l'Europe occidentale, l'époque des Lumières
a établi une transformation dans la manière non seulement de
penser le réel, mais aussi dans la nouvelle fonction que la physique
attribue à la pensée. Car faut-il le dire, à partir du
18ème siècle, la science de la nature ne se pose plus
tout uniquement comme étant le mouvement de pensée qui se porte
vers le monde des objets, mais aussi le milieu au sein duquel l'esprit acquiert
la connaissance de soi.
Cette nouvelle manière d'appréhender le
réel, réside pour l'essentiel dans la fonction attribuée
à la raison en tant qu'elle est nécessaire pour la connaissance
de la nature. En rompant avec les considérations métaphysiques
qui caractérisaient le monde médiéval, la science va
à travers la philosophie de Descartes, donner à la raison la
puissance de connaître et de rendre compte de l'univers. A ce propos
Ernst Cassirer écrit « C'est la force de la raison
qui constitue pour nous l'unique mode d'accès
à l'infini, qui nous assure de son existence et qui nous apprend
à lui appliquer la mesure et la limite dans le but, non de restreindre
son ampleur, mais de connaître la loi qui l'enveloppe et le
pénètre tout entier. »6
Sous ce rapport, la raison est en mesure de nous rendre compte
de la nature de l'univers, qui depuis sa création reste régi par
le même ordre éternel et immuable. Ainsi, il y a par ce fait
l'introduction d'une sorte d'immanence dans l'explication de l'univers. Car,
comme il en est d'une machine, dans la nature, il n'est nul besoin de
s'élever à une cause transcendante pour comprendre un
phénomène : l'explication de tout phénomène se
trouve dès lors liée à sa structure, c'est
l'établissement par celle-ci d'une dichotomie nette entre la vision d'un
homme strictement étranger au monde, et celle d'un univers
ordonné et homogène dans son ensemble. En effet, de
Galilée à Newton, la philosophie des sciences jusque là
hantée par l'idée d'un créateur de l'univers, posait
l'existence de la raison au point de ralliement entre la nature, produit de la
création, et Dieu, autour de la création. L'homme est de ce fait
étranger au monde qu'il cherche à comprendre.
La science classique considérait de manière
séparée d'un côté l'homme, être intelligent
capable de connaître le réel en le soumettant à des lois
physiques ; et de l'autre, le monde réel automate immuable dont les lois
sont prescrites de toute éternité.
Cette conception, au-delà de l'aspect scientifique qui
lui est assigné, demeure conforme aux croyances métaphysiques et
religieuses de la philosophie de cette époque. L'homme,
créé à l'image de Dieu, devait non seulement être
différent des autres créatures par sa forme, mais aussi et
surtout par sa nature qui, parce qu'elle est pensante, reste supérieure
à toutes les autres natures créées.
Or, l'éminent scientifique belge d'origine russe Ilya
Prigogine, montre que cette opposition faite entre l'homme et le reste de la
nature, a fini par rendre impossible le seul mode de dialogue fécond que
l'esprit humain devait entretenir avec la nature.
Face à cette attitude réductionniste et
appauvrissante de la science Prigogine et Isabelle Stengers soulignent dans
La nouvelle alliance : « La science à ses
débuts a opposé avec succès des questions qui impliquent
une nature morte et passive ; l'homme au 17ème
siècle
6Cassirer . E, La philosophie des
lumières, Fayard, Paris, 1966, p 82
n'a réussi à communiquer avec la nature que
pour découvrir la terrifiante stupidité de son interlocuteur.
»7
Par sa capacité à connaître les lois de la
nature, l'homme se pose en tant que créature comme une sorte d'existence
intermédiaire entre la création et le créateur. Né
de la création divine, le réel entretient avec son
créateur un lien étroit. Cette idée au contenu
étrange était en fait l'un des véritables arguments qui
ont encouragé le projet de recherche des « lois de la nature
», entrepris à partir du 17ème
siècle. A cette époque disait-on, si l'essence de la nature est
contiguë à cette dernière, cela voudrait dire que Dieu, en
créant le monde, y a laissé les empruntes de sa signature.
L'ultime but de la connaissance scientifique, était de chercher dans la
nature, les lois qui régissent l'univers et par lesquels celui-ci
fonctionne. Avec Newton ce but de la science sera atteint.
En effet, grâce à Newton et plus
précisément à ces travaux sur la dynamique, la physique
classique pensait avoir enfin trouvé le sol ferme, le fondement qu'aucun
autre bouleversement ultérieur de la science ne pourrait
ébranler. Les lignes de correspondances entre la nature et l'esprit
humain, venaient d'être établies avec la découverte des
équations différentielles. Newton a donc permis d'unir l'homme
à la nature, et cela par une alliance apparemment indissoluble. C'est en
raison de ce fait, que Ernst Cassirer a pu écrire ceci : « La
nature qui est en l'homme rencontre en somme, la nature du cosmos et se
retrouve en elle. Qui découvre l'une ne saurait manquer de trouver
l'autre. C'était déjà ce que la philosophie de la nature
de la Renaissance entendait par nature : une loi que les choses ne
reçoivent point de l'extérieur mais qui découle de leur
propre essence, qui est dès l'origine implantée en elles. »
8
Pour mieux consolider sa conception d'une nature-automate, la
science classique va par la découverte des lois scientifiques, se lancer
dans la voie difficile de la recherche de ce qu'on peut appeler le «
langage de Dieu ». La notion de langage de Dieu, n'est rien d'autre
que les principes qui rendent compte de l'ordre de l'univers ainsi que de son
harmonie. Ce point de vue qui a dominé la pensée occidentale
ainsi que le développement de la science classique, aura connu un
succès énorme. Il sera repris comme par l'effet d'écho,
par plusieurs penseurs au XVIII ème siècle. En effet,
c'est parce qu'ils ont été convaincus de l'existence d'une
symétrie structurale entre l'esprit humain et le monde réel, que
les penseurs de la science classique ont postulé la
réalité de ce prétendu « langage de Dieu ».
A cette époque disait-on
7 Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance, Gallimard, 1986, p 34
8 Ernst Cassirer, La philosophie des
lumières, Fayard, Paris, 1966, p 89
« L'esprit humain qui habite un corps soumis aux lois
de la nature, est capable d'accéder par le déchiffrement divin
que ce monde exprime globalement et localement. » 9
La question qui se pose dès lors est de se demander ce
qui a permis à la science classique de se faire une telle idée.
Cette conception aux apparences étranges, remonte en fait à une
époque qui en réalité, est antérieure à
l'avènement de la science au XVII ème siècle.
Cette idée date de l'époque de Pythagore.
En effet, sur Pythagore lui-même, la
postérité n'a retenu que peu de choses. On raconte que c'est la
musique, qui a apporté à Pythagore l'illumination de la
connaissance. Pythagore diton, postulait qu'il existe un rapport simple entre
la longueur des cordes d'une lyre et le son qui en émerge. Il affirmait
aussi que le son engendré par un marteau sur une enclume, est
proportionnel au poids du marteau. A partir donc de l'inspiration de l'harmonie
musicale des marteaux et des cordes vibrantes. Pythagore énonce une
proposition révolutionnaire à son époque. Celle-ci
consiste à dire que la nature est fondamentalement mathématique.
Il en résulte l'idée que les nombres gouvernent la
réalité toute entière, ils en sont l'essence : le chiffre
est la clé du cosmos.
A la suite de Pythagore, Platon va reprendre cette idée
inédite dans sa manière d'appréhender l'univers. Platon
est pénétré à beaucoup d'égards, de
l'influence des doctrines telles que, la doctrine mathématique de
Thalès et la géométrie de Pythagore. En effet, les
Idées de Platon jouent à peu près le même
rôle que les nombres de Pythagore. Car de la même manière
que les successeurs de Pythagore cherchaient pour chaque être le nombre
qui le caractérise, Platon a doublé la réalité, en
établissant pour chaque être l'existence d'une Idée qui
représente son essence dans le monde intelligible. Pour Platon donc le
monde réel, n'est que la copie imparfaite du monde intelligible. C'est
dans le domaine de la cosmologie que cette conception platonicienne sera le
plus en vue. Selon la cosmologie platonicienne, le démiurge- le grand
artiste de l'univers- en créant le monde, avait les yeux fixés
sur des modèles géométriques. Et c'est suivant ces
modèles que toute la réalité sera faite.
De son avis, l'ultime nature est de l'ordre des Idées.
Celles-ci existent comme nous l'avons déjà noté, dans un
au-delà non localisable ; à partir duquel elles fondent et
gouvernent toutes les manifestations de notre univers.
9 Prigogine et Stengers, La nouvelle
alliance, Gallimard, 1986, pp 89-90.
Selon Pythagore et Platon, Dieu est un fin
géomètre et ils affirment l'idée qu'il doit effectivement
exister un plan suivant lequel le monde a été crée, et
c'est à partir de ce plan que doit être cherché tout
l'ordre universel. Cette idée qui date de l'antiquité, sera
reprise à partir des XVIIème et
XVIIIème siècles par les promoteurs de la science
naissante. Ces siècles qui correspondent au grand bouillonnement
intellectuel caractérisé par la remise en cause de la
pensée d'Aristote, vont trouver dans la philosophie de Platon, le
modèle idéal de la conception qu'ils se sont fait de la science ;
ce qui justifie la naissance de ce qu'il est possible d'appeler le renouveau
platonicien.
En effet, les XVIII ème et XVIII
ème siècles qui marquent en Europe l'époque des
grandes découvertes coïncident avec l'essor des
mathématiques nouvelles. C'est à cette époque que
Descartes invente la géométrie linéaire, tandis que
Leibniz et Newton vont parallèlement découvrir le calcul
infinitésimal séparément duquel figure l'invention de
l'arithmétique binaire par Leibniz. Cette époque très
fertile en découverte, est celle où Galilée va aussi
mettre en place la théorie de la chute des corps, sans oublier
l'invention par Pascal, de la calculatrice.
Toutes ces découvertes et inventions vont
profondément influencer la conception qu'on se faisait de l'Univers.
Avec la science naissante émerge un réductionniste qui consiste
à ramener tout l'ensemble du réel, à une sorte
d'expression mathématique. Dans la logique de cette conception,
d'éminents penseurs tels que Galilée, Newton et même
Einstein, vont considérer les mathématiques comme exprimant le
langage de Dieu. A ce propos Galilée écrit en 1623 dans le
Saggiatore que « La philosophie écrite dans le
grand livre de l'univers est formulée avec langage des
mathématiques. Sans lui, il est humainement impossible de comprendre
quoique ce soit ; et on ne peut qu'errer dans un labyrinthe obscur. »
Quand à Newton, il dira que les mathématiques sont le
langage de Dieu. Tandis que Einstein lui considère que le monde est
intelligible en terme de géométrie.
A travers donc ces trois piliers de la science moderne, on
voit comment la physique classique considérait l'Univers. Cette
idée apparemment simple, va entraîner des conséquences qui
ont servi de guide, pendant près de trois siècles, au paradigme
de la science classique. En effet, depuis la coupure galiléo
newtonienne, l'ensemble de la communauté scientifique croyait à
l'idée d'après laquelle, non seulement la nature est régie
par un certain nombre de lois bien déterminées, mais aussi,
l'esprit humain est en mesure de découvrir ces dernières. La
recherche scientifique va dès lors consister à une sorte
d'abstraction, c'est-à-dire
une sorte d'élévation vers la saisie de
l'essence dernière des choses ; cette essence qui expliquerait tous les
principes de l'existence des choses. La science est donc comme le dirait
Aristote la recherche des premiers principes et des premières causes.
Toutefois, cela ne veut pas dire que la science classique se
réduisait à une activité métaphysique. Car selon la
physique classique l'essence de la chose n'est pas séparée de la
chose elle-même, elle lui est contiguë parce que Dieu en
créant toute chose y a imprimé le code suivant lequel cette
dernière se comporte. C'est donc pour cette raison que Ernst Cassirer a
pu écrire dans le même sens que selon la science de la nature de
l'époque des Lumières, « L'être
véritable de la nature ne doit pas être cherché sur le plan
du créé mais sur le plan de la création. La nature est
plus que simple créature ; elle participe à l'être divin
originaire puisque la force de l'efficace divine est vivante en elle [...] Le
pouvoir de se donner forme et de se développer soi-même marque la
nature du sceau de la divinité. »10 . On a donc
plus besoin de fonder la physique, comme il a été avec Aristote,
sur une quelconque métaphysique. Désormais
l'expérimentation scientifique se révèle largement
suffisante pour expliquer le réel.
Par ailleurs, la conception scientifique d'un univers
ordonné fondé sur le principe de la création divine,
soulève un problème lié à la problématique
du devenir. Car s'il est vrai que la nature est l'oeuvre de Dieu, qu'elle
renvoie à l'image de l'esprit divin, alors elle doit refléter le
signe de son immutabilité et de son éternité. C'est en
fait sur cette conception que repose l'identification spinoziste de Dieu et de
la nature, exprimée par la formule « Deus sirve Natura
»
Selon Spinoza donc, l'uniformité de la nature prend sa
racine et sa source dans la forme essentielle de Dieu. L'idée même
de Dieu implique selon lui, que ce dernier soit pensé comme un, en
accord avec soi-même ; c'est-à-dire immuable dans ses
pensées et dans ses volontés. Poser en Dieu la possibilité
d'un changement de son existence, équivaudrait à une
négation et à un anéantissement de son essence. Par
conséquent, la nature est éternelle à l'image de son
créateur. Ce postulat de l'éternité de l'Univers va donner
une chiquenaude à l'élaboration des théories
scientifiques. L'Univers étant partout le même, les lois
scientifiques ne risquent pas d'être influencées par des
bigarrures du temps ; comme le notent si bien Prigogine et Isabelle Stengers :
« Non seulement la nature est écrite dans un langage
mathématique déchiffrable
10 Ernst Cassirer La philosophie des
lumières, Fayard, Paris, 1966, p 85
par l'expérimentation, mais ce langage est unique ; le
monde est homogène, l'expérimentation locale découvre une
vérité générale. »11
La conséquence d'une telle idée revient à
nier la réalité même du temps, car comme le dit Bergson le
temps est invention et porte en lui la marque du devenir.
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