Introduction
Qu'est-ce que le temps ? Une telle question est une
préoccupation de premier ordre pour la philosophie. Pour autant, une
réponse certaine ne peut en être retenue, et ce, malgré
celle proposée par Pucelle Jean pour qui, « Le temps, est comme
les langues d'Esope, la meilleure et la pire des choses, l'agent de la
création et de la destruction. Il suscite le neuf et accumule les
ruines. C'est lui la matrice du monde et le grand ravageur, et c'est sous
l'aspect du changement qu'il apparaît d'abord. »1
Par cette définition, on voit se dessiner une sorte
d'ambiguïté liée à la problématique que
soulève la pensée du temps. Frappée de bonne heure par
cette réflexion, la pensée humaine depuis l'époque grecque
a tenté si bien que mal de répondre à cette interrogation.
En effet, depuis les mythes cosmogoniques grecs jusqu'à
l'avènement des conceptions scientifiques au 17ème
siècle, la réflexion sur le temps a revêtu au cours de son
histoire des interprétations qui varient d'une époque à
une autre.
De ce fait, nous pouvons, dans l'antiquité
déjà, retenir, l'affirmation par Platon du temps
réversible soutenu par le mythe de Chronos. Sans entrer dans
les détails, nous pouvons retenir l'idée d'aprés laquelle
ce mythe conclut une équivalence temporelle entre le passé et
l'avenir. A cette conception, viendront s'ajouter deux autres pensées
qui méritent une considération particulière : il s'agit de
la conception du temps développée par Kant et de la
théorie de la Relativité découverte par Einstein.
En effet, Kant considère l'Espace et le Temps comme
étant les formes a priori de toute connaissance sensible ; ce
qui leur vaut le caractère absolu qu'il leur assigne. D'ailleurs elle
sera retenue jusqu'au 19ème siècle et servira de base
à la physique newtonienne. Cependant dans la seconde moitié de
cette même période, Einstein va découvrir une nouvelle
théorie qui remettra en cause les fondements sur lesquels a
reposé la science jusque là. La conclusion qu'Einstein tire de la
théorie de la relativité, consiste à dire qu'il n'y a plus
un temps unique et absolu comme le pensait Newton, mais il faut plutôt
parler de temps locaux et relatifs, qui varient suivant la position et la
vitesse de déplacement de l'observateur considéré.
1 Pucelle jean, Le temps, Paris, PUF, 1959, p
1
Toutefois, malgré les différences qui puissent
les opposer, toutes ces pensées partagent un point de fusion qui
réside dans leur négation commune de
l'irréversibilité du temps jusque là écartée
du domaine de la science. En effet la science postulait l'idée du
déterminisme universel, lequel pouvait se réduire au seul
principe de causalité. Selon ce principe, dans le monde
physique, rien n'est fortuit, tout y est prévisible : en somme, tout
phénomène est porté dans une cause qui le
précède, et de ce fait, il est légitime de déduire
de la connaissance de celle-ci, celle de l'effet.
La conséquence d'un tel principe conduit à
affirmer l'idée selon laquelle l'univers est constitué suivant un
ordre immuable dont les lois déterministes peuvent être
décrites par l'esprit humain. Or, une telle conception du réel,
laisse sous-entendre que rien de nouveau ne se produit dans la nature, parce
que celle-ci est donnée de toute éternité. C'est ainsi
donc que du point de vue de la science classique, devenir et
éternité semblaient s'identifier. Dés lors nous pouvons
comprendre cette idée de Platon, affirmant dans le Timée
que le temps n'est qu'une ombre, c'est-à-dire « l'image mobile
de l'éternité ». C'est ainsi que l'on peut saisir
l'enjeu pour lequel la science classique, à l'instar de la dynamique
procédait à la négation pure et simple du temps,
réduisant celui-ci à la manifestation répétitive de
la même réalité.
Dans son ouvrage intitulé L'évolution
créatrice, Henri Bergson nous fait remarquer l'idée selon
laquelle, la connaissance scientifique ne considère pas le temps comme
une réalité, mais plutôt les différentes
unités de temps que nous pouvons, par l'observation
phénoménologique, décrire dans la durée de
mouvement d'un être. Il écrit à ce propos : «
C'est dire que le temps réel, envisagé comme flux ou, en d'autres
termes, comme la mobilité même de l'être, échappe ici
aux prises de la connaissance scientifique. »2
La conséquence qu'implique une telle remarque, nous
permet de mieux comprendre l'enjeu qui se jouait avec cette négation du
temps tel que la considère la science classique. En effet,
l'interprétation que Prigogine et Isabelle Stengers ont fait de cette
remarque de Bergson, consiste au propos d'après lequel : « La
science a été féconde chaque fois qu'elle a réussi
à nier le temps, à se donner des objets qui permettent d'affirmer
un temps répétitif, de réduire le devenir à la
production du même par le même. Mais lorsqu'elle quitte ses objets
de prédilection, lorsqu'elle entreprend de ramener au même type
d'intelligibilité ce qui, dans la
2 Bergson. H, L'Evolution créatrice,
Paris, PUF, 1948, p 336
nature, traduit la puissance inventive du temps, elle
n'est plus que la caricature d'ellemême. »3
En affirmant un temps répétitif, la science
classique réfute toute conception évolutionniste de l'univers, et
nie par là même, l'activité créatrice de la nature.
Or une telle position scientifique, implique l'idée que la nature est un
tout homogène au sein duquel nous ne pouvons faire la différence
entre un état passé et un état futur. Cette conviction de
la science est la conséquence d'une perspective dans laquelle le temps
semble être aboli, d'où la diversité des processus
temporels devait être niée, réduite à une
apparence.
C'est donc sous cet ancrage philosophique que la science
classique va jusqu'au 19ème concevoir la pensée du
temps. Cependant, à partir de la seconde moitié du
19ème, vont se produire des découvertes
inédites, qui vont irréductiblement conduire à
l'effondrement du paradigme de la science classique. Pour rappel, en1865 Rudolf
Clausius annonce à partir du second principe de la thermodynamique,
l'idée de la croissance irréversible de l'entropie. Ce concept
scientifique d'entropie, va établir un hiatus entre la manifestation du
réel sensible et les principes de la dynamique classique.
Par ailleurs, c'est avec la découverte du second
principe de la thermodynamique, que la physique va pour la première fois
intégrer l'irréversibilité dans le champs de pertinence de
la science. Toutefois, cette reconnaissance n'a pas été
automatique comme nous serions amené à le croire. D'abord, c'est
avec l'affirmation de la croissance continue de l'entropie que le temps
s'introduit en physique, soulevant de ce fait l'idée de
l'évolution vers l'homogénéité et la mort
thermique. C'est seulement par la suite, et avec la découverte de
l'expansion continue de l'univers, que la physique va abandonner cette
idée, en affirmant en lieu et place l'existence d'une flèche du
temps commune à tout l'univers. Ainsi nous pouvons affirmer avec
Prigogine et Isabelle Stengers : « L'entropie devient ainsi un «
indicateur d'évolution » et traduit l'existence en physique d'une
flèche du temps : pour tout système isolé, le futur est la
direction dans laquelle l'entropie augmente. »4
Cette conception du temps irréversible, va
s'étendre comme par l'effet d'un écho au niveau des autres
domaines de la science. Car c'est aussi à cette même
période, que nous commençons à comprendre que les
phénomènes de culture tels que les langues, les
3 Prigogine et Stengers, Entre le temps et
l'éternité, Flammarion « champs », 1992, p 19
4Prigogine & Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard
« folio », 1986, p 189
institutions politiques, les sociétés etc sont
des produits de l'histoire. Dans le domaine de la cosmologie, deux
découvertes, parmi celles qui ont le plus marqué l'histoire de
cette discipline, vont attirer le plus notre attention. Nous voulons ici parler
de la découverte faite par Penzias et Wilson du rayonnement fossile, et
celle de l'éloignement inexorable des galaxies, mise à jour par
Hubble. Ces deux découvertes ont profondément bouleversé
l'histoire de la cosmologie. En effet, par ces découvertes, la physique
moderne va définitivement reconnaître
l'irréversibilité du temps, longtemps considéré
comme la marque de notre ignorance.
Ainsi va naître au sein de la physique, une nouvelle
manière d'appréhender le réel. En effet, celle-ci consiste
à substituer à l'ancien paradigme de l'ordre, un nouveau type de
rationalité qui, tout en montrant le caractère particulier de
l'ordre, va intégrer dans le domaine de la science tout ce qui
jusqu'alors était considéré comme relevant de celui de
l'irrationnel à savoir les concepts d'indéterminisme, de chaos,
de hasard, d'incertitude etc.
Pour mieux élucider les interrogations que
soulève notre sujet, nous avons établi un plan de travail qui
obéit l'ordre qui suit. Dans la première partie consacrée
pour l'essentiel au paradigme classique, nous montrons d'abord comment,
à partir du 17ème siècle, les
spéculations sur la nature ont conduit, philosophes et scientifiques
à considérer l'univers comme un tout ordonné dont l'esprit
humain peut déchiffrer le secret. Il en ressort qu'il existe une sorte
de correspondance entre la structure de la nature et les catégories de
l'entendement humain. Ensuite nous verrons comment à partir de la
croyance à l'ordre éternel, la science classique va nier le
temps, liant celui-ci à une illusion de notre esprit.
Dans la seconde partie, nous tentons de montrer comment
à partir de la thermodynamique, la science va progressivement renoncer
au postulat de l'éternité, lui substituant l'idée d'une
histoire de l'univers. Or, une telle conception scientifique, ne peut
être soutenue que si nous reconnaissons au préalable le
caractère créatif du temps. C'est ainsi que nous examinons dans
un second moment, la manière par laquelle la science et la physique vont
réhabiliter la pensée du temps, liant celle-ci à la
production de nouveauté, ce qui en fait correspond le mieux avec la
manifestation du réel.
Enfin, dans une troisième partie essentiellement
centrée sur le paradigme du chaos, nous allons voir comment la physique
contemporaine va penser en terme de science, les notions de
hasard, d'incertitude, d'indéterminisme ; sachant que ces
dernières étaient pendant longtemps écartées des
champs de la rationalité.
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