Paragraphe II : L'analyse de la position des juges.
Ce qui est intéressant dans l'analyse de la position
des juges, relativement aux mariages d'enfants, est que cela nous permet de
vérifier de quelle manière ces derniers appliquent la loi. Quelle
interprétation ils font des lois, une interprétation extensive ou
restrictive. Ainsi, il convient de préciser qu'il serait
intéressant d'observer et d'analyser la position qu'ont adoptée
les juges à travers nos deux décisions à savoir le
jugement rendu par la Justice de Paix de Tambacounda en date du 06
décembre 1974 et le jugement no 5012 ; Djariatou CAMARA et
autres contre la SOTRAM, LA NATIONALE ; rendu par le Tribunal de
Première Instance de Dakar, le 15 novembre 1980.
D'une part, le jugement rendu par la Justice de Paix de
Tambacounda en date du 06 décembre 1974 ; il s'agit en l'espèce
du sieur Dioulanké Wagne et Sira Awa Gadjigo, alors âgés
respectivement de 44 ans et 13 ans, ont contracté mariage selon la
coutume laobé islamisée. Sira Awa Gadjigo ayant quitté le
domicile conjugal, son mari l'assigne en justice afin qu'elle
réintègre le domicile conjugal ou qu'elle lui rembourse toutes
les dépenses-dot et autres frais effectués à l'occasion de
la célébration du mariage. Par ailleurs, la dame Gadjigo demande
l'annulation pure et
simple de son mariage au motif qu'elle est impubère.
Avant d'arriver à la solution il serait intéressant de reproduire
le raisonnement qu'a suivi le juge à travers son Attendu : «
Attendu que l'union matrimoniale du sieur Dioulanké Wagne et de la dame
Sira Awa Gadjigo a été célébrée alors que
celle-ci n'avait pas encore atteint l'âge requis par l'article 111 du
Code de la famille, qui dispose que la femme doit être âgée
de plus de 16 ans ; que selon l'article 141 dudit Code, le défaut de
l'âge requis est un empêchement dirimant au mariage et toute union
célébrée en violation de cette disposition légale
est entachée de nullité absolue ; d'après l'article 142 du
Code de la famille, la nullité absolue qui frappe son mariage ne peut
être couverte que si l'épouse a atteint l'âge requis ou
lorsque la femme a conçu ; qu'aucune de ces circonstances ne s'est
produite ; la dame Sira Awa Gadjigo n'a pas encore atteint l'âge requis
et elle n'a pas conçu puisque le mariage litigieux n'a jamais
été consommé. » Par suite ce qui
précède, on peut dire que le juge a fait une bonne application de
la loi à travers cette décision, qui devait apporter une
réponse à la question de savoir s'il est possible d'annuler un
mariage célébré, selon la coutume laobé
islamisée alors que l'épouse n'avait pas encore l'âge
requis pour se marier. On note d'abord que le juge, après avoir
constaté les faits, qui se rapportent à la
célébration d'un mariage dont l'un des époux n'avait pas
encore l'âge requis pour se marier (la fille n'avait que 13 ans), a
conclu qu'il y a eu violation de l'article 111 du Code de la famille qui fixe
l'âge du mariage à plus de 16 ans pour la fille. Suite à ce
constat de la violation de l'article 111 du Code de la famille, le juge
évoque l'article 141 du Code de la famille, qui prévoit la
sanction en cas de méconnaissance des dispositions de l'article 111 du
Code de la famille. Ainsi, l'article 141 du Code de la famille dispose que :
«quelque soit la forme du mariage, sa nullité doit être
prononcée : ... Lorsque l'un des époux n'avait pas l'âge
requis... » Etant donné que les faits ont été
rangés dans une catégorie juridique bien
déterminée, pour nommer l'opération de qualification des
faits mais également la sanction à appliquer en l'espèce
est déterminée. Enfin, avant de donner la solution le juge s'est
assuré que les faits de l'espèce ne sont pas couverts par
l'article 142 du Code de la famille, dans certains cas cet article ordonne aux
juges à régulariser les mariages célébrés
même
précocement. Par ailleurs tel n'est pas le cas de cette
décision si toutefois on se refaire à cette partie de l'attendu
du juge : « la dame Sira Awa Gadjigo n'a pas encore atteint l'âge
requis et elle n'a pas conçu puisque le mariage litigieux n'a jamais
été consommé. » Le reproche qu'on peut adresser
à ce jugement est qu'en l'espèce quelque soit la situation
puisque c'est la femme qui est à l'origine de la demande d'annulation de
son mariage même si elle avait atteint l'âge requis ou avait
conçu la nullité absolue du mariage devrait être
prononcée afin de se conformer à la dernière partie de
l'alinéa 4 de l'article 142 du Code de la famille qui dispose que :
« lorsque l'un des époux n'avait pas l'âge requis, la
nullité ne peut être invoquée après qu'il ait
atteint cet age ou lorsque la femme a conçu, à moins que l'action
ne soit intentée par la femme elle-même. » Il est important
de noter que c'est après ce raisonnement d'une logique juridique
certaine que le juge donne sa solution dans un autre Attendu : « Attendu
en conséquence, qu'il y a lieu d'accéder à la demande
d'annulation présentée par la dame Sira Awa Gadjigo. » Au
demeurant, il importe de noter que cette solution est claire et le juge a fait
une application conforme des dispositions du Code de la famille relatives
à l'âge du mariage.
Et de l'autre, nous avons le jugement no 5012 ;
Djariatou CAMARA et autres contre la SOTRAM, LA NATIONALE ; rendu par le
Tribunal de Première Instance de Dakar, le 15 novembre 1980. En
l'espèce, il s'agit de la dame Djariatou CAMARA qui est née le 5
janvier 1964 a contracté mariage le 7 mars 1979 sous la coutume
toucouleur islamisée avec Alpha Amadou LY né le 15 avril 1948. Le
5 décembre 1979, Alpha Amadou LY décède des suites d'un
accident de la circulation et, par acte servis le 7 et 10 janvier 1980, la dame
CAMARA assigne l'auteur de l'accident en responsabilité et en paiement
en sa qualité d'épouse sur le fondement des dispositions de
l'article 137 du Code des Obligations Civiles et Commerciales. Le
défendeur à l'action fait plaider l'irrecevabilité de
l'action au motif que ce mariage est nul pour avoir été
contracté à un moment où la dame n'avait pas l'âge
requis par la loi.
Le problème qui se posait au juge était de
savoir si la dame CAMARA avait la qualité d'épouse afin de
prétendre à la réparation d'un préjudice qu'elle
a
certainement subi. En effet, la juridiction devait se
prononcer sur un problème de recevabilité d'une action en
justice. Le juge de Dakar a répondu par l'affirmative. En effet,
après avoir déclaré le mariage nul, de nullité
absolue il a, par des attendus qu'il serait intéressant de reproduire,
déclaré ladite nullité couverte en se fondant sur
l'article 142 alinéa 4 du Code de la famille :
« Attendu toutefois, qu'exceptionnellement, cette
nullité d'ordre public peut être couverte lorsque l'époux
qui n'avait pas l'âge requis a atteint cet age ;
Attendu que l'interprétation de ce texte de loi (art.
143 alinéa 3 du Code de la famille) ne peut prêter à
controverse quant au moment où l'on doit considérer que
l'époux a atteint l'âge pour se marier ;
Qu'en effet, aux termes de l'article 135 du Code des
Obligations Civiles et Commerciales, l'évaluation de dommage se fait au
jour du jugement et non au jour de la demande ou celui du fait dommageable ;
Qu'ainsi, à la date du présent jugement (15
novembre 1980) Djariatou CAMARA qui née le 5 janvier 1964 a largement
atteint l'âge de 16 ans, ce qui a pour effet de couvrir la nullité
dont était entachée originellement son mariage » ;
En définitive, le raisonnement du juge de Dakar
à travers ces attendus mérite d'être discuté. Au
demeurant, la particularité en matière de mariage provient du
souci du législateur de sauvegarder autant que possible cette
institution. C'est la raison pour laquelle le mariage entaché de
nullité peut être couvert dans deux cas seulement aux termes de
l'article 142 du Code la famille.
1° lorsque l'époux qui n'avait pas
atteint l'âge requis a atteint cet âge,
2° lorsque la femme a conçu.
En ce qui concerne le second cas relatif à la
conception, le problème est relativement simple car il y a là un
renversement de la présomption selon laquelle l'aptitude à la
procréation n'existe pas avant 16 ans. Le problème se pose
autrement lorsque l'époux qui n'avait pas l'âge requis a atteint
cet âge. Effet, deux situations peuvent être envisagées :
la première est celle où l'époux mineur a
atteint l'âge requis alors que son conjoint est encore vivant. C'est
l'hypothèse la plus simple à résoudre et les dispositions
de
l'article 142 du Code de la famille s'appliquent normalement.
La seconde est celle où l'époux n'avait atteint
l'âge requis au moment où son conjoint est
décédé. C'est le problème que soulève ce
jugement. Il convient ainsi de se demander à quel moment doit-on se
situer pour déterminer l'âge du conjoint survivant encore mineur ?
La réponse à cette question est déterminante pour la
déclaration de validité ou de nullité de ce mariage. Le
tribunal de Dakar a entendu résoudre ce problème en se fondant
sur les dispositions de l'article 135 du Code des Obligations Civiles et
Commerciales aux termes duquel, nous le rappelons, « l'évaluation
du dommage se fait au jour du jugement ». A notre avis, le problème
qui se pose est moins celui de l'évaluation du dommage subi par
Djariatou CAMARA qui relève d'une question sur le fond de l'affaire, que
celui du moment de la détermination de l'âge de la demanderesse,
donc la recevabilité de son action. Il faut préciser qu'en
réalité « évaluer un dommage » suppose
nécessairement au préalable l'existence de ce dommage ;
l'existence dudit dommage appelle les notions de responsabilité et
d'imputabilité, et pour qu'il puisse y avoir réparation, il faut
que la victime du fait dommageable qui doit être évalué
plus tard ou ses ayants droit remplissent les conditions d'exercice de l'action
en justice. La demanderesse avaitelle la qualité d'épouse de la
victime et la capacité d'ester en justice pour prétendre à
la réparation qu'elle a réclamé ? La réponse est
juridiquement négative pour deux raisons :
la première est qu'on admettra difficilement, comme la
soutenu le juge du tribunal de Dakar que « l'interprétation de ce
texte de loi (art. 142 du Code de la famille) ne peut prêter à
controverse quant au moment où l'on doit considérer que
l'époux a atteint l'âge requis » pour la raison bien simple
qu'il n'est contenu nulle part dans le Code de la famille une disposition qui
détermine ce moment ; d'autre part le recours à l'article 135 du
Code des Obligations Civiles et Commerciales n'est pas à proprement
parler opportun, car cette disposition est prévue dans la section IV qui
traite des dommages et intérêts, section elle-même contenue
dans le chapitre 1° du titre II du Code relatif au droit commun
de la responsabilité, alors que dans le cas d'espèce il est
plutôt question d'aborder de la validité d'un mariage et de la
recevabilité d'une
action en justice.
La seconde raison est tirée de l'application de
l'article 222 du Code des Obligations Civiles et Commerciales et un exemple
pourrait asseoir notre démarche. Une fillette de 11 ans est
donnée en mariage par ses parents comme il est fréquent de le
constater dans certaines de nos coutumes. Son époux décède
des suites d'accident une année après cette union. Le mariage est
en principe nul car, une condition de fond du mariage (l'age) n'est pas
remplie. Mais l'application de la jurisprudence du tribunal de Dakar,
conduirait aisément à déclarer la nullité de ce
mariage couverte. En définitive, il suffirait à la demanderesse,
compte tenu de la prescription décennale de l'action civile de l'article
222 du Code des Obligations Civiles et Commerciales, d'attendre quatre
années après la mort de son conjoint, pour assigner l'auteur de
l'accident en sa qualité d'épouse, car au jour du prononcé
du jugement, elle aurait en tout cas plus de 16 ans. Il convient dès
lors de noter que la combinaison des articles 135 et 222 du Code des
Obligations Civiles et Commerciales pourrait entraîner des solutions
contraires à l'esprit du législateur dans ses efforts de
protection des conditions de fond du mariage dont le respect de l'âge
légal du mariage.15
A la suite, la position des juridictions
sénégalaises, nous verrons la position de la doctrine sur la
pratique du mariage précoce.
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