CHAPITRE I : La prosodie sémantique
La linguistique de corpus permet, entre autres, de
réaliser des études approfondies à tous les niveaux de
langue. Ainsi, au niveau lexical nous pouvons explorer le
phénomène de la collocation. C'est-à-dire, l?association
récurrente de deux ou plusieurs mots. D?autre part, au niveau
syntaxique, la linguistique de corpus permet d?étudier le
phénomène de colligation. Il s?agit de la cooccurrence de mots
avec certaines catégories grammaticales. Nous pouvons également
nous renseigner sur la préférence sémantique des mots,
c'est-à-dire la cooccurrence d?un ensemble de mots appartenant au
méme groupe sémantique. Mais, ce qui nous concerne dans ce
mémoire se situe au niveau pragmatique de la langue ; il s?agit de
l?étude de la prosodie sémantique, qui prend de plus en plus
d'ampleur dans les préoccupations des linguistes. Avec le
développement des corpus, ce phénomène a été
étudié de différentes manières et a
été interprété de plusieurs façons
1. Le survol de la prosodie sémantique
a) Définitions de la prosodie sémantique
La notion de la prosodie sémantique a été
introduite par John Sinclair en 1987, qui se base sur la théorie de
Firth (1957) "phonological prosody"2. Ainsi, en examinant
le verbe à particule "set in" dans le corpus de CoBuild
composé de 7.3 millions de mots, Sinclair a constaté que cette
unité lexicale apparaît très souvent en compagnie de termes
à connotation négative ;
"The most striking feature of this phrasal verb is the
nature of its subjects. In general, they refer to unpleasant states of affairs
[...J The main vocabulary is rot, decay, malaise, despair, ill-will, decadence,
impoverishment, infection, prejudice, vicious (circle), rigor, mortis,
numbness, bitterness, mannerism, anticlimax, anarchy, disillusion,
disillusionment, slump" (Sinclair 1991:74-75).
2 Phonological prosody :
dite la phonologie prosodique
Cette découverte est certainement le fruit de la
technologie et de la linguistique de corpus qui nous permettent d?observer de
nouveaux aspects de langue. Et bien qu?il n?ait pas vraiment mentionné
le terme « prosodie sémantique », Sinclair (1991) a
évoqué ce phénomène comme étant:
«many uses of words and phrases show a tendency to occur
in a certain semantic environment" (Sinclair 1991: 112)
Beaucoup pensent que c?est Bill Louw qui a attribué le
terme « prosodie sémantique » à ce
phénomène. Mais en réalité, Louw l?avait
emprunté à Sinclair, en assistant à une de ses
conférences. Et d?ailleurs, il a bien pris soin de le
préciser:
«This is effectively the first computationally
derived SER/KMPRIESSHL iC SUCt R/ tKeE SKIERPIERC ZKIFK
C61CFIaiIEKDFIEHIXCEtRELe/artR an TIPECtiFTSERIRGy» (personal
FRPPXCiFMIRC I988I» Louw (1993: 158)
Toutefois, c?est bien Louw qui a présenté le
terme « prosodie sémantique » au public en 1993, le rendant
ainsi largement utilisé. Depuis, l?intérêt des linguistes
pour ce phénomène s?est vite propagé. Il semble qu?ils
ont, comme Louw, réalisé la pertinence de l?étude de la
prosodie sémantique. Louw a examiné plusieurs exemples
d?adverbes, tels que « utterly », « bent on
», « symptomatic of » et a conclu qu?ils ont tous une
prosodie sémantique négative puisqu?ils entrent en cooccurrence
avec des mots comme destroying, ruining, clinical, depression, multitude of
sins, etc. Autrement dit, selon ce dernier, si un mot est souvent
accompagné de mots ayant une connotation négative, il a une
prosodie sémantique négative. Par contre, s?il est souvent en
cooccurrence avec des termes à connotation positive, il a une prosodie
sémantique positive. Notons par ailleurs, qu?il existe aussi des mots
ayant une prosodie sémantique neutre, si leurs collocations sont des
mots neutres. Ainsi, Louw (1993) donne la définition la plus
citée jusqu?à présent de la prosodie sémantique, en
négligeant l?aspect pragmatique du phénomène. Pour lui
c?est une aura de sens donné à un terme, avec le temps, par ses
collocations ;
"a consistent aura of meaning with which a form is imbued by
its collocates"(Louw 1993:157).
Plus tard, Sinclair viendra insister sur cet aspect
pragmatique, qu?il considère comme primordial pour le
phénomène, et qui constitue la raison pour laquelle le locuteur
construit sa phrase. Selon Sinclair, la prosodie sémantique est relative
à l?attitude psychologique du locuteur :
«Semantic prosody is...attitudinal and on the
pragmatic side of the semantics-pragmatics continuum. It is thus capable of a
wide range of realization, because in pragmatic expressions the normal semantic
values of the words are not necessarily relevant. But once noticed among the
variety of expression, it is immediately clear that the semantic prosody has a
leading role to play in the integration of an item with its surroundings. It
expresses something close to the function? of an item, it shows how the rest of
the item is to be interpretedfunctionally» (Sinclair, 1996a:
87-88)
Pour Whitsitt (2005), le fait qu?il y ait plusieurs
définitions pour un seul phénomène est parfaitement
acceptable. Par contre, ce qu?il trouve anormal c?est que pour ces deux
définitions complètement différentes, les auteurs
continuent à utiliser le même terme. Il conviendrait,
néanmoins, de noter que ce n?est pas le cas de tous les linguistes, en
l?occurrence, Stubbs (2001a). Pour ce dernier (id. : 65), «discourse
prosodies express speaker attitude». Donc si le locuteur dit
«something is provided» cela impliquerait qu?il approuve
l?idée. Ainsi, il choisit de remplacer « prosodie sémantique
» utilisée dans ses précédents articles, par le terme
«discourse prosody», non seulement pour souligner l?aspect
pragmatique du phénomène, mais aussi pour insister sur le
rôle des interlocuteurs dans la création d?un discours
cohérent.
«I will prefer the term discourse prosodies?, both in
order to maintain the relation to speakers and hearers, but also to emphasize
their function in creating discourse coherence» Stubbs (2001a:66)
Hoey (2003), qui ne semble pas vouloir faire une réelle
distinction entre la préférence sémantique et la prosodie
sémantique, s?est aussi écarté du terme donné par
Sinclair pour ce phénomène pour lui attribuer le terme
"semantic association". Il débute son article (2003 : 1) avec
la phrase "every word is primed to occur with particular semantic sets, its
semantic associations". D?autre part, Hoey (2003, 2005), parle de
"lexical priming" en se référant au
principe de la collocation3. "Lexical
priming" repose sur l'idée selon laquelle le choix des termes fait
par les locuteurs, est dû à leurs expositions à la langue.
Toujours d?après Hoey, chaque personne a une connaissance innée
de ce que l?on devrait dire avec tel ou tel mot. Il insiste sur l?aspect
psychologique du phénomène.
"As a word is acquired through encounters with it in
speech or writing, it becomes cumulatively loaded with the contexts and
co-texts in which it is encountered, and our knowledge of it includes the fact
that it co-occurs with certain other word in certain kinds of context. The same
applies to word sequences built out of these words; these too become loaded
with the contexts and co-texts in which they occur." (Hoey 2005: 8).
Par ailleurs, Partington (1998) fournit une nouvelle
définition du phénomène, dans laquelle une unité
lexicale est contaminée par la connotation de ses collocations. A titre
d?exemple, l?adjectif « impressive » est souvent en
collocation avec des termes tels que : achievement, talent et
dignity. Il est donc contaminé par la connotation positive de
ces derniers, et par conséquent, l?adjectif « impressive
» est considéré comme ayant une prosodie
sémantique positive. Ainsi, Partington définit ce
phénomène comme étant «the spreading of
connotational coloring beyond single word boundaries» (Partington
1998: 68)
Hunston et Thompson (1999) quant à eux, soulignent
l?aspect évaluatif du phénomène en privilégiant la
définition de Sinclair.
"The notion of semantic prosody (or pragmatic meaning) is
that a given word or phrase may occur most frequently in the context of other
words or phrases which are predominantly positive or negative in their
evaluative orientation [...J As a result, the given word takes on an
association with the positive, or, more usually, the negative, and this
association can be exploited by speakers to express evaluative meaning
covertly." (Hunston et Thompson 1999:38)
Il conviendrait de noter par ailleurs, que Whitsitt (2005)
critique fortement certaines définitions du phénomène,
notamment celle de Louw (1993: 157)4. Il insiste sur l?utilisation
des métaphores par ce dernier, plus particulièrement, la
métaphore qui se cache derrière le
3 Voir Introduction
4 Voir définition de Louw p
10.
verbe « imbued ». Cette définition, selon
Whitsitt, signifierait que le mot est à la base à contenance
sémantique vide et qu?il acquiert un sens uniquement grace à ses
collocations.
«If we now return to Louw?s four-term metaphor, we
could say that just like God imbues, or saturates words with his spirit, or
just like Reynolds fills or pours team spirit into his firm, collocates imbue,
or pour their meaning into a form which is assumed to be empty. And that is how
a term like set in came to have a negative connotation» (Whitsitt
2005: 289)
De plus, Whitsitt ajoute que non seulement cette idée
est pesante pour le lecteur, mais surtout que le problème principal de
cette analogie, est que l?on suppose, sans expliquer pourquoi, qu?il y a des
mots à contenance sémantique vide et d?autres qui ne le sont pas.
D?autant plus que ces derniers semblent incapables de résister à
« déverser » leurs sens à leurs collocations à
contenance sémantique vide (Sinclair 1994 : 21). En tentant de
remédier à ces manques d?explications, Whitsitt (2005 : 293)
soutient que le mot dont parle Louw (1993) est à contenance
sémantique vide, parce qu?il est analysé. Par ailleurs, Whitsitt
(2005) continue ses critiques en soulignant le rôle que joue l?intuition
du linguiste dans son choix d?une unité lexicale précise, en
concluant que cette dernière n?est finalement pas à contenance
sémantique vide :
«to answer the question about why the semantic
prosodist decided to make a concordance for a particular word or phrase would
be to acknowledge the role of intuition, which would then acknowledge that
there was something about a word, or better, in a word, which would then mean
that the word was not empty.» (Whitsitt 2005: 295)
Comme nous l?avons donc constaté, la prosodie
sémantique est un phénomène qui n?est toujours pas bien
défini. Chaque linguiste a sa propre idée et ses propres
théories sur cette notion. Ceci crée, selon Philip (2010), plus
de confusion, de débat et de critique :
«One of the reasons why semantic prosody has been
open to attack is that the uses to which the term is put vary considerably from
author to author. This makes the concept appear vague and ill-defined and can
lead to confusion and misunderstanding» (Philip 2010: 2).
Chacune de ces définitions, nous ont permis, d?une
façon ou d?une autre, de mieux comprendre le phénomène.
Dans le cadre de notre étude, nous retiendrons la définition
de
Sinclair (1996a), mais aussi celles de Louw (1993) et
Partington (1998), en prenant en compte l?aspect pragmatique du
phénomène tout au long de notre analyse, et en nous appuyant sur
l?idée de la contamination?. En outre, nous prenons en
considération l?aspect évaluatif de la prosodie sémantique
évoqué par Hunston et Thompson (1999). Voici à
présent les caractéristiques de la prosodie sémantique
données par différents linguistes.
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