Partie 1 :
Les règles dirigeant l'interprétation des clauses
anti-abus.
La solution de toute interprétation juridique, c'est
à dire la signification exacte d'une norme et de sa portée, est
tributaire en premier lieu de l'organe chargé de cette opération.
Ce conditionnement en matière de convention fiscale est d'autant plus
prégnant que bien souvent ce sont des États cocontractants
qu'émanent ces interprètes, États dont les administrations
fiscales seront partie à toute procédure concernant l'application
ou non des bénéfices conventionnels à un contribuable.
Chaque interprète selon sa place institutionnelle,
selon les règles auxquelles il doit se soumettre, aura une latitude plus
ou moins grande quant à l'interprétation des normes qu'on lui
soumettra et si sa tâche est encadrée, il rendra une
interprétation en fonction des méthodes auxquelles il
obéit.
C'est la raison pour laquelle il convient de
s'intéresser aux procédures existantes afin de déterminer
le ou les organes compétents pour l'interprétation des clauses
anti-abus conventionnelles (Titre 1) ; une fois que ceux-ci sont
identifiés, il est possible de se pencher sur les méthodes qu'ils
appliquent (Titre 2).
Titre 1 - Les procédures d'interprétation
possibles, ou règles de forme
Par « procédures possibles » on entend les
règles institutionnelles qui peuvent être fixées afin de
déterminer les interprètes des clauses anti-abus et plus
généralement des conventions fiscales de lutte contre la double
imposition qui les contiennent. Alors que de longue date des auteurs ont
défendu l'idéal d'une interprétation supra-nationale
libérée des intérêts financiers étatiques, la
solution actuelle privilégie une interprétation de ces
dispositions directement par leurs auteurs, les États eux mêmes,
ce qui a pu poser un certain nombre de problèmes.
Chapitre 1 - L'idéale interprétation
supra-nationale
L'intérêt principal de ce type
d'interprétation est que celle-ci est unique, qu'elle ne varie pas selon
le pays dans lequel elle est demandée et qu'ainsi la norme
conventionnelle se trouve n'avoir qu'une signification précise et une
portée délimitée, indépendamment de l'État
contractant où le bénéfice de la convention est
recherché par un contribuable. De cette manière elle évite
également la pratique du forum shopping ou la recherche par le
contribuable du tribunal ayant l'interprétation la plus accommodante. En
théorie deux solutions sont possibles pour atteindre cet objectif,
l'institution d'une juridiction fiscale internationale ou
l'interprétation conjointe par les États contractants, mais seule
cette dernière est pour le moment utilisée.
Section 1 - L'absence d'une juridiction
internationale
Appelée des voeux de nombre d'auteurs 34, la
création d'une juridiction fiscale internationale en charge de
l'application et du règlement des conflits d'interprétation des
normes fiscales conventionnelles ou l'octroi de ces compétences à
une organisation
34 Par exemple : IFA, Cinquième
Congrès international de droit fiscal et financier, Revue
internationale de droit comparé, 1951, Vol. 3, n° 4 , p. 669
à 671; M. CHRÉTIEN, L'interprétation
des traités bilatéraux sur
la double imposition : méthodes et
procédures, JCP, 1960, p. I, 1561, p. 9 et D. GUTMANN,
Tax Treaty Interpretation in France, p. 102. In : M.
LANG Ed., Tax treaty interpretation, Pays-Bas,
Kluwer Law International, coll. Eucotax, 2001.
internationale préexistante n'est restée qu'au
stade des balbutiements.
Pourtant, l'intérêt d'une telle procédure
serait grand pour l'uniformisation des solutions concernant le sens et la
portée des clauses anti-abus. En effet, les divergences de solutions
quant à la signification à apporter à telle ou telle
clause conventionnelle procèdent de plusieurs facteurs, pouvant
être limités grâce à l'instauration d'une telle
règle de compétence : bilinguisme, conceptions juridiques
particulières, lacunes des dispositions du traité et formulations
équivoques participent à l'émergence de ces divergences,
notamment sous l'influence des intérêts fiscaux particuliers de
chaque État. Cette juridiction pourrait rendre des jugements s'imposant
aux parties, administrations fiscales d'une part et contribuables de l'autre,
en toute impartialité puisque placée au dessus du cadre des
institutions nationales, tout en unifiant la jurisprudence, dans la limite du
respect des dispositions conventionnelles particulières à chaque
accord bilatéral.
À terme, cela pourrait conduire à une
signification de chaque clause commune à un certain nombre
d'États et à une acception universelle pour chaque type de
clauses anti-abus. Les définitions de la résidence ou du
bénéficiaire effectif deviendraient notionnelles ce qui ferait
gagner en cohérence au système et en pratique, les
opérateurs du commerce international verraient leur tâche
facilitée par la garantie d'une sécurité juridique accrue
et d'une politique de lutte contre le chalandage fiscal claire et
prévisible.
Cependant la volonté des gouvernements de maintenir la
souveraineté fiscale des États en la matière a
freiné cette aspiration en un système unifié. Cette
volonté se traduit par le refus de reconnaître compétence
à un organe placé au dessus des États pour régler
les conflits entre eux et leurs contribuables, nés de
l'interprétation des conventions fiscales qu'ils négocient et
adoptent.
Néanmoins, il est à noter que par le
passé quelques tentatives en ce sens virent le jour et qu'on a pu
attribuer à un tribunal arbitral la tâche de déterminer le
sens de dispositions conventionnelles. Ce fut notamment le cas en 1923,
à l'occasion d'un conflit entre la France et l'Espagne concernant
l'application ou non d'un impôt français sur les
bénéfices de guerre aux ressortissants espagnols résidents
en France. Le président de la Confédération
helvétique de l'époque fut choisi comme arbitre afin de rendre
une interprétation impartiale du traité conclu entre les deux
pays le 7 janvier 1862 35. Il est d'ailleurs possible que cette
solution soit amenée à se renouveler car depuis 2007, l'OCDE, qui
cependant ne souhaite pas endosser le rôle de juridiction fiscale
internationale, montre un intérêt particulier pour ce type de
règlement des
35 D. GUTMANN, Tax Treaty Interpretation in
France, p. 102. In : M. LANG Ed., Tax treaty
interpretation, Pays-Bas, Kluwer Law International, coll.
Eucotax, 2001.
différends fiscaux, principalement en cas d'échec
des moyens traditionnels puisqu'elle a inscrit cette possibilité dans
son modèle de convention fiscale 36.
Il est également à noter que dans le cadre
communautaire se développe un contentieux fiscal, porté devant la
Cour de justice de l'Union européenne. Bien que pour le moment la Cour
ne se prononce pas sur l'application individuelle de l'impôt
37, il est possible que son rôle en la matière aille
grandissant si les États membres consentent à poursuivre
l'intégration communautaire, en confiant à la Cour de justice une
fonction arbitrale contraignante ainsi que le suggère la Commission
européenne 38.
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