D. L'AM : Histoire de douleurs,
d'Amour... de Vie
Entretiens avec Mademoiselle R. O., jeune femme anciennement
atteinte d'AM, réalisés en décembre 2009.
1. Quel est votre âge, métier, le type
d'Anorexie Mentale vécu (classique ou mixte), votre stade de
guérison ?
J'ai 28 ans. Je suis artiste (illustratrice, auteur, peintre
et sculpteur) et professeur d'arts dans une école secondaire, en option
"arts d'expression". J'ai souffert de l'anorexie restrictive puis
anorexie-boulimie depuis l'âge de mes 15 ans et je n'en suis pas
totalement sortie. Comment puis-je définir mon "stade de
guérison" ? Ce n'est pas aussi "quantifiable" !!...
- Pourquoi le stade de guérison n'est-il pas
« quantifiable » ?
Parce qu'il faut d'abord donner une définition exacte
de la guérison. Si c'est retrouver un état alimentaire
« classique » (comme tout le monde), alors - pour moi en
tout cas - jamais. Ma définition de la guérison serait de sentir
ce qui est bon pour moi ou non. De savoir jusqu'où j'ai faim ou non, et
de le respecter. De refuser de manger ceci ou cela si je sens que ça ne
me convient pas, sans culpabilité. De pouvoir faire des écarts
à mes « règles » personnelles, sans
culpabilité. De pouvoir aller à un repas chez d'autres sans
angoisses. A retrouver un lien HARMONIEUX et paisible avec mon corps. Cette
guérison n'est donc pas quantifiable, car c'est un perpétuel
travail sur soi, et il m'est impossible de dire si j'en suis loin ou non. Je
sais ce que j'ai déjà parcouru pour aller vers cela. Par contre,
je ne sais pas ce qui me reste à parcourir pour y arriver. Je sais juste
que je dois continuer à avancer, parce que je n'y suis pas encore.
Je voulais encore rajouter, qu'il est important de prendre en
compte le retour des règles. Pas nécessairement du cycle
régulier, mais des règles qui reviennent naturellement. Ceci me
semble être un critère clair d'une guérison
déjà bien là : le corps qui reprend ses droits, qui se
"laisse aller" à sa féminité et à son lien à
la terre. Cela a quelque chose de très beau (même si très
déstabilisant et "maladroit", vu que je ne les ai eues que de mes 14
à mes 15 ans ! Et puis, plus jamais depuis, si ce n'est à un
moment où j'avais commencé la pilule. Mais pas très
longtemps). Pour ma part, même si cela fait maintenant +/- 2,5 ans que
j'ai un poids plus "normal" pour ma taille, mes règles ne sont revenues
pour la première fois qu'il y a 3 mois. Elles ne sont absolument pas
régulières, mais je sens que mon corps a fait un "grand pas" en
me "rendant" cette part de moi. Ou, vice versa, que ma "tête" a enfin
"adopté" mon corps comme faisant partie intégrante de moi. Ce
n'est plus : moi, et puis mon corps. C'est : mon corps, c'est moi ! Et donc ma
tête laisse enfin mon corps vivre ses cycles et son rythme. Bref,
tête et corps sont en train de se ré-UNIR en moi !
2. En vue de soigner l'AM, avez- vous été
hospitalisée, accompagnée par des psychologues ou
éducateurs ?
J'ai eu la chance de ne pas être hospitalisée,
même si vu l'état dans lequel j'étais - cela aurait
été logique que je le sois. Heureusement, j'ai toujours
été accompagnée par des personnes qui ont cru en moi et en
ma force de Vie. J'ai trouvé de l'aide auprès d'un tas de
thérapeutes différents, qui m'ont tous permis d'aborder cette
problématique tellement douloureuse sous diverses facettes. Pour n'en
citer que quelques uns (et dans le désordre) :
kinésithérapeute, hypnothérapeute, ostéopathe,
psychologue avec travail des rêves, étiomédecin,
réflexologue, psychanalyste, kinésiologue,
diététicienne, acuponcteur, chaman, psychologue classique,
astrologue, microkiné, etc.
- Pourquoi est-ce une « chance de ne pas
être hospitalisée » ?
Parce que (dans ce que je vois de l'hospitalisation en
général), on se focalise beaucoup trop sur le symptôme
plutôt que sur l'Âme. De plus, ne pas être
hospitalisée m'a obligée à trouver toujours et encore les
ressources en moi. Et ainsi donc, à décupler
énormément cette puissante énergie de Vie qui m'anime plus
et plus. Enfin, cela m'a permis de rester « dans » la vie,
dans le mouvement, dans l'action, dans le combat. Cela ne m'aurait pas du tout
convenu de « m'extraire » de la Vie pour me concentrer
uniquement sur mon problème ! Je crois plus à
« l'élargissement de la part saine en soi »,
plutôt qu'à la « focalisation sur la zone
malade » ! Continuer à voir des gens
« normaux », des amis, des relations, des désirs,
des confrontations, des peurs, de la créativité, etc. : tout
ça, c'est la Vie. L'anorexie nous retire déjà bien assez
de la vie ! Pas besoin de le faire encore plus !
Mais, bien sûr, une expérience n'est pas
l'autre. Et j'ai la chance d'avoir un corps extrêmement robuste,
résistant et fort.
- Pouvez-vous préciser ce que signifie croire en
la « force de Vie » ?
Être en contact avec
« plus Grand que soi » et s'y accrocher coûte que
coûte, même désespérément. Avoir Foi,
Confiance, Amour en la Vie au-delà de tout. Croire encore et encore que
le Soleil continue de briller, même derrière les nuages. Croire
que la Vie vaut vraiment la peine d'être vécue. Que le chemin est
plus important que le but. Et que la Vie reste Vie quels que soient nos
états d'être ou de faire. Bref, avancer seule humainement, mais
tellement accompagnée « divinement ».
3. Avez-vous participé à des
activités artistiques en vue de guérir de l'AM ?
Mes études et mon métier étant
artistiques, c'est évident que l'art m'a énormément
aidée à mettre toujours plus de Vie dans ma vie. Dessin, puis
sculpture ont été très thérapeutiques.
L'écriture également. Je le fais de façon personnelle,
comme "écho" à tout le travail fait en thérapie. Cela
"prolonge" le soin.
4. Pouvez-vous donner une courte définition
personnelle de l'AM ?
Être l'esclave et le bourreau de soi-même.
Être le témoin et le meurtrier de sa propre mort. Être
sous l'emprise d'une tête qui veut prendre le contrôle de tout (du
corps), mais se perdant dans son propre jeu se fait toujours plus tyrannique.
Vivre avec la mort dans chaque bouchée...
5. Pouvez-vous précisez les conséquences de
l'AM sur votre vie ?
n Conséquences psychologiques :
Haine, déni de soi, culpabilité énorme
d'Être...
n Conséquences physiques :
- maigreur extrême,
- décalcification,
- cheveux, ongles, dents plus fragiles,
- grosses joues (si vomissements),
- aménorrhée,
- corps (muscles) perpétuellement tendu,
- épuisement.
n Conséquences comportementales :
- Sautes d'humeur, pleurs, angoisses incompréhensibles
et insurmontables par la seule force de la
« volonté ».
n Conséquences sociales :
- Évitement maximal des
« retrouvailles » autour d'un repas.
- Isolement systématique pour manger (dans le cas des
pauses-lunch, par exemple).
- Stress immense (et donc évitement autant que
possible) en cas de voyages, excursions, sorties diverses avec d'autres (parce
que perte de contrôle et de repères sur la nourriture et les
repas).
- Problème qui se répercute entièrement
sur l'entourage proche : difficultés familiales (avec les parents,
surtout) et plus tard dans le couple (c'est la souffrance majeure de mon
couple, car cela nous est insupportable à tous les deux, que c'est
entièrement moi qui suis « responsable » de cela, et
pourtant ma seule « volonté » ne suffit absolument
pas à améliorer la situation).
6. Pouvez-vous décrire le processus d'un
épisode de crise de boulimie ?
Faim physique ou émotionnelle et peur-panique d'oser
manger. Mais envie énorme de manger quand même. Donc, manger un
peu, puis de plus en plus, jusqu'à enfin en éclater pour pouvoir
vomir et se SOULAGER !!... Se soulager de toutes les tensions, fatigues,
contraintes vécues durant la journée. Personnellement, ça
commence presque toujours par des fruits, de la soupe, du fromage, puis du pain
ou des galettes de riz, du chocolat, des yaourts.
7. Peut-on parler de conduites
addictives ?
Oh oui ! Par rapport à la drogue ou à
l'alcool, le problème de la conduite addictive vis-à-vis de la
nourriture, c'est qu'on ne peut pas s'arrêter de manger ! C'est bien ce
que l'on voudrait faire, dans l'anorexie ! Donc, oui il y a conduite addictive,
mais le problème, c'est qu'on ne peut pas "fuir" ad vitam aeternam la
relation conflictuelle à la nourriture, puisqu'il est vital de manger !
D'où vie et mort tellement mélangés, dans les troubles
alimentaires. Que ce soit dans l'anorexie ou la boulimie, il y a ce
désir d'échapper à la contrainte alimentaire, mais
désir impossible à réaliser, puisque la solution n'est pas
dans la fuite, mais dans la nouvelle
"ré-appropriation/ré-harmonisation« avec la nourriture, la
Vie et donc avec Soi-même.
8. Peut-on établir un parallèle entre l'AM
et la religion (chrétienne plus précisément) par
rapport à cette façon de se détacher du monde
matériel (du corps) par la force de l'esprit, cette rupture par le
jeûne ?
Je trouve cette question par rapport à la religion et
à la foi tout à fait pertinente. Pour ma part, sans pouvoir
simplifier les choses en disant que la religion m'a "poussée" dans
l'anorexie, c'est sûr que l'aspect "janséniste" (encore trop
souvent transmis) de l'éducation chrétienne m'a été
très peu profitable, au contraire... Je viens en effet d'une famille
très chrétienne pour laquelle la foi fait vraiment partie du
quotidien.
De mon côté, j'associe "l'entrée en
anorexie" avec mon "appropriation personnelle" de la foi. Dans le sens que,
oui, j'avais toujours cru en Dieu, et qu'Il avait toujours eu de l'importance
dans ma vie, mais jusque là, c'était encore la foi de "mes
parents". Par ce chemin d'ermite que j'ai traversé avec l'anorexie, Dieu
(et Jésus plus particulièrement) a pris une dimension toute
nouvelle dans ma vie, et parfaitement "personnelle". Une relation totalement
nouvelle entre moi et Dieu s'est établie. Relation qui a
énormément évolué au fil des années. En
effet, même si j'ai grandi plusieurs années avec l'enseignement
"chrétien" comme référence (celui des communautés
nouvelles, c'est-à-dire du "renouveau charismatique" et non pas dans
l'enseignement "classique" et plus ancien de la religion chrétienne),
aujourd'hui, les choses sont très différentes. La religion
catholique est devenue beaucoup trop "limitante" pour ce que je vis avec Dieu.
Ma relation à la Vie s'est considérablement élargie en
quelques années, et les "vieilles pierres" de l'Eglise sentent (pour
moi) trop le "pourri". La Vie, l'Amour sont des réalités
tellement plus tangibles et tellement loin de tout l'enseignement parfois
culpabilisant et restrictif de la religion chrétienne. Je ne renie pas
du tout l'Eglise, car Elle m'a énormément apporté. Je ne
renie pas du tout non plus les sacrements, et certainement pas Jésus.
Mais je ne peux plus adhérer à l'enseignement de l'Eglise
catholique, tel qu'il est encore donné aujourd'hui. La Liberté
d'Amour est mon "gouvernail". "Aime et fais ce que Tu veux", disait
Saint-Augustin. C'est nettement plus ma conception de la Vie et de l'Amour
"Juste". Mais bien Plus qu'avant, je peux dire que je suis une part de Dieu.
Comme tout ce qui est fragmentaire (une goutte d'eau, même si elle n'est
pas l'océan, contient exactement tout l'océan en elle, de par sa
composition), je suis - Oui - une part de Dieu : Dieu est Pleinement en moi et
en tout Être. Ma "spiritualité" d'aujourd'hui n'est certainement
plus de me détacher de mon corps. Au contraire, je perçois
à quel point nous sommes pleinement Dieu, pleinement Homme. Jésus
est pour moi cet Être parfaitement réalisé : Celui qui a su
mêler avec tant de justesse ces deux réalités non pas
opposées, mais complémentaires. Je sais (et sens) que la "Vraie"
Vie est dans cette incarnation profonde de notre divinité. La
spiritualité, ce n'est pas une fuite (même si ça l'a
clairement été durant toutes ces années de ma vie, durant
la longue période d'anorexie restrictive, plus particulièrement).
C'est un chemin au quotidien qui ouvre à Être ici et maintenant.
Et le corps est un magnifique indicateur et une superbe "aide" pour Être
ici et maintenant dans nos sensations, ressentis, perceptions, etc. Ce corps
qui dit tant.... Ces fameuses "mal-a-dit" du corps que l'on écoute trop
peu, ou pas suffisamment à temps... C'est du moins là où
j'en suis aujourd'hui.
9. Pensez-vous qu'une guérison totale soit
possible ?
Selon ma définition de la guérison, oui.
Même s'il est évident qu'une blessure (en plus si profonde) laisse
toujours une cicatrice.
10. Pouvez- vous citez quelques appuis à la
guérison ?
- Amour et MANIFESTATIONS d'amour de la part des
autres.
- Objectif(s) de vie et d'accomplissement.
- Thérapeutes à l'écoute, ouverts, et
qui n'ont pas « d'a priori » sur ce que l'on est, et
comment l'on fonctionne.
- Passion personnelle quelconque.
- Entourage porteur pour aider à la liberté, le
soutien, l'autonomie, la compréhension, l'encouragement et le
réconfort.
- Reconnaître le mal dont on souffre, et
reconnaître que cela n'est pas « soi ».
- Se prendre en main.
- Agir un maximum dans les « petites »
choses pour prendre soin de soi (massages, vêtements, crèmes,
bains, tisanes, repos, etc.) : être une bonne mère,
bienveillante et aimante, pour soi-même.
11. Le coût des soins est-il un obstacle ?
Oui, c'est quelque chose qui n'est pas évident. Mais
cela me semble plus que vital de mettre cette dépense en priorité
par rapport au reste. Sinon, on entretient le système de
« culpabilité de vivre, d'exister, de
dépenser ». Même cette contrainte n'est pas
insurmontable.
12. Peut-on utiliser l'art comme outils
d' « écho » au soin ?
Personnellement, j'ai toujours utilisé l'art
(dessin et sculpture) comme « retranscription » de mon
vécu intérieur, que ce vécu se soit
« fait » dans le cadre d'une thérapie ou simplement
de moi à moi. C'est une façon de témoigner, mais surtout
de transcender la douleur vécue. De rendre beau, palpable, visible
quelque chose qui n'est qu'émotions, perceptions, sensations. Cela
permet de dire « oui, j'existe ! Ce que je vis existe
aussi ! Regardez ! » Et ce « Regardez »
est au départ : « Moi, regarde-moi ! »,
puis devient : « Et vous ! Regardez ma
réalité en face ! » C'est ce que je
perçois.
13. Quels sont selon vous les techniques et thèmes
pertinents ou à éviter ?
Je pense que l'écriture régulière
(quotidienne) personnelle est indispensable à la guérison. En
tout cas, ça l'a été et l'est toujours pour moi. Un
travail au niveau du corps me paraît inévitable et surtout
indispensable. Ou en tous cas, toutes techniques qui mettent la
« tête » en stand by. Je pense qu'il est important
d'aller explorer (au rythme de la personne, bien sûr), toutes les
relations aux deux parents. Je crois qu'un travail au niveau de la
période prénatale est important aussi. Important aussi de
travailler la sexualité, en plus du rapport au corps. La
sexualité, mais aussi la
« pénétration », car la sensation d'abus
sexuel est très présente dans les troubles alimentaires.
Au niveau de choses à éviter, je crois que cela
dépend très fort d'une personne à l'autre. Idem, tout ce
que je viens de citer plus haut. Tout ça me semble tellement être
du cas par cas : il y a autant d'anorexies qu'il y a de personnes qui
souffrent d'anorexie.
14. Commentaires :
C'est un long combat, mais si c'était à
refaire, je le referais (mais heureusement que je ne savais pas combien ce
serait difficile au départ, sinon je ne m'y serais jamais
engagée !!).
En effet, en quelques années, j'en ai bien plus appris
sur moi-même que ce que je n'aurais pu faire durant toute une vie sans
une telle problématique. C'est une souffrance tellement incontournable
que je suis bien obligée de la prendre en compte et de remuer ciel et
terre si nécessaire pour évoluer, me découvrir, chercher,
comprendre, me dépasser. Grâce à l'anorexie, j'ai fait des
bonds de géants dans la connaissance, compréhension et Amour de
« Qui Je Suis ». Et je continue de le faire. Attention
cependant ; je ne dis pas non plus qu'il est NÉCESSAIRE
d'être confronté à pareille problématique pour
évoluer. Disons que c'est une occasion qui m'a été
donnée, et dont j'ai tiré parti. Occasion que je remercie de
s'être mise sur ma route.
C'est chouette de pouvoir écrire tout cela, même
si c'est difficile aussi.
Voilà. J'aurais encore des tas de choses à
rajouter, certainement, mais pour le moment, je crois que j'ai dit
l'essence-ciel.
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