CHAPITRE IV : LA POLITIQUE DE L'AUTONOMISATION DE LA
FEMME A LUBUMBASHI
4.1. Introduction
La pauvreté se manifeste, on l'a déjà
souligné, par un dénuement matériel, mais ses causes
s'enracinent dans les relations de pouvoir qui déterminent la
répartition des ressources matérielles, financières et
symboliques les plus valorisées dans la société. Ces
relations placent les hommes, les femmes et les enfants pauvres en position de
subordination et de dépendance par rapport à ceux ou celles qui
possèdent un accès privilégié à ces
ressources. En plus de subir un dénuement matériel, les femmes
lushoises sont aussi dépourvues de pouvoir à cause des
contraintes socio culturelles et économiques qui restreignent les
rendements du travail féminin et même rendent difficile la
transformation de leurs capacités en revenus ou en bien-être.
C'est pourquoi, en tant que stratégie de lutte contre la
pauvreté, l'autonomisation des pauvres en général doit
évidemment accorder une place importante à l'autonomisation des
femmes pauvres.
Ce chapitre s'articule, outre l'introduction et la conclusion, en
trois points : - l'Approche conceptuelle et théorique de
l'autonomisation de la femme ;
- l'évolution des politiques d'autonomisation de la femme
dans le monde, en République Démocratique du Congo et au Katanga
; et
- La modélisation de l'autonomie de la femme lushoise.
4.2. Approche conceptuelle et théorique de
l'autonomisation de la femme
De prime abord, il convient de clarifier le sens du terme
« autonomisation » tel que nous l'entendons ici. Le pouvoir peut
être défini comme étant la capacité de
choisir(1). Pour sa part Jan PRONK définit l'autonomisation
comme le pouvoir de
(1) Naila KABEER, Op.Cit, p.212
contrôler sa propre vie, c'est-à-dire une sorte
de force et de confiance intérieures permettant d'affronter la vie, le
droit de faire des choix dans sa vie et d'influencer le changement
social(1). S'appuyant sur la notion de pauvreté humaine pour
introduire l'indicateur du développement humain (IDH), le Programme des
Nations Unies pour le Développement (PNUD) souligne que la
pauvreté humaine ne se définit pas par ce que l'on possède
ou ne possède pas, mais par les choix auxquels on a, ou non,
accès. L'IDH, par conséquent, n'est pas une mesure de la
prospérité, du bien-être ou du bonheur, mais une mesure de
l'autonomisation. Plusieurs termes décrivent le contraire de
l'autonomisation : l'assujettissement à une subordination, à une
dépendance. Dans tous les cas, ils renvoient à une privation de
choix. A l'inverse, l'autonomisation désigne les processus qui
confèrent la capacité de choix à des personnes qui en
étaient privées jusque-là. Autrement dit, l'autonomisation
suppose une évolution, un changement. Les personnes qui
bénéficient de nombreuses possibilités de choix peuvent en
retirer une grande puissance. On ne peut cependant pas dire qu'elles ont suivi
un parcours d'autonomisation si elles n'ont jamais été
privées de la capacité de choisir.
La notion de choix repose sur deux réalités :
1. Choisir une voie, cela suppose que l'on puisse en choisir
une autre, agir autrement. La pauvreté et le manque d'autonomie vont par
conséquent de pair. En effet, l'incapacité de combler ses propres
besoins fondamentaux entraîne la subordination par rapport à des
personnes possédant le pouvoir de les satisfaire. Elle élimine
donc la possibilité d'un véritable choix. Or, cette absence de
choix ne touche pas les hommes et les femmes de la même façon, car
les inégalités sexospécifiques aggravent en
général les impacts de la pauvreté.
2. Pour choisir véritablement, il faut donc disposer
de plusieurs possibilités d'action. Mais il faut aussi avoir conscience
de ces différentes possibilités d'action. Les relations de
pouvoir sont plus efficaces quand elles ne sont pas perçues comme
telles. Les prérogatives des hommes et des femmes, respectivement,
reposent souvent sur l'acceptation pleine et entière des relations de
pouvoir telles qu'elles
sont. Par exemple, les femmes peuvent accepter sans protester
la violence de leurs maris ou la répartition inéquitable des
ressources dans leur ménage parce que tout autre attitude est
inconcevable pour elles, impossible à entrevoir. Les comportements de ce
type peuvent être considérés comme des choix. En
réalité, ils témoignent au contraire d'une absence de
choix.
Toutes les possibilités de choix ne possèdent
pas une pertinence égale par rapport au pouvoir. En particulier,
certaines ont un impact plus grand que d'autres sur la vie quotidienne.
Plusieurs choix stratégiques jalonnent l'existence : où habiter ?
Se marier ou rester célibataire ? Le cas échéant, qui
épouse ? Ne pas avoir d'enfants ou fonder une famille ? Le cas
échéant, combien d'enfants avoir ? Qui sera chargé de les
éduquer ? Quelles activités entreprendre pour sa survie ? Quelle
liberté de mouvement et d'association maintenir ? Quelle liberté
maintenir dans l'affectation de ses propres ressources ? Ces choix
stratégiques induisent d'autres décisions qui peuvent influencer
sur la qualité de la vie, mais qui n'en fixent pas les paramètres
déterminants.
L'autonomie peut être analysée sous trois angles
connexes: les capacités réelles d'action ; les ressources et les
réalisations. Les capacités réelles d'action conditionnent
la mise en oeuvre des choix. A ce titre, elles constituent l'un des pivots du
processus d'autonomisation. Les ressources sont les outils qui permettent
d'exercer les capacités réelles d'action, pendant que les
réalisations sont les produits des capacités réelles
d'action telles qu'elles ont été mises en oeuvre. Nous allons
brièvement analyser chacune de ces trois dimensions et les relations
qu'elles entretiennent entre elles dans le contexte de l'autonomisation.
Capacités réelles d'action
Les capacités réelles d'action ou
capacités d'action recouvrent les actes observables dans l'exercice d'un
choix (prise de décision, protestations, négociations) ainsi que
les motivations, significations et intentions dont la personne investit son
action. Or, ces motivations et significations dépendent en grande partie
de la manière dont
cette personne est perçue par son entourage et par la
société dans laquelle elle vit. La notion de capacité
réelle d'action peut être teintée d'une connotation
positive ou négative.
· Dans le sens positif, la capacité d'action
correspond au pouvoir personnel d'agir, de définir sa propre vie y
compris contre l'avis d'autrui.
· Dans son sens négatif, la capacité
d'action correspond à l'emprise que certains acteurs peuvent avoir sur
d'autres et qui leur permet de court-circuiter leur volonté d'agir, par
exemple par l'autorité, la violence ou autre forme de coercition.
Ainsi que nous l'avons mentionné, le pouvoir est plus
efficace quand il élimine les possibilités de choix (et donc, les
capacités d'action) sans que les personnes sur lesquelles il exerce en
soient conscientes. Les institutions peuvent ainsi restreindre les choix
stratégiques des gens en éliminant certaines possibilités
d'action. Les normes culturelles ou idéologiques peuvent nier
l'existence des inégalités de pouvoir ou nier qu'elles sont
injustes. S'ils n'entrevoient pas d'autres possibilités d'actions ou si
celles-ci leur semblent assorties d'un coût personnel ou social trop
élevé, les groupes subordonnés ont
généralement tendance à accepter le sort que la
société leur réserve, voire à y adhérer.
Dans l'optique de l'autonomisation, les capacités
réelles d'action consistent non seulement à choisir activement,
mais à choisir d'une manière qui remette en cause les relations
de pouvoir. Comme les croyances, les convictions et les valeurs jouent un
rôle central dans la légitimation de l'inégalité, le
processus d'autonomisation est généralement centrifuge : il part
de l'intérieur de l'individu pour gagner graduellement son
environnement. Pour qu'il advienne, il faut d'abord que les personnes
concernées posent un regard différent sur elles-mêmes (leur
estime de soi) et sur leurs possibilités d'action.
Ressources
Les capacités réelles d'action ne s'exercent pas
dans l'abstrait : elles nécessitent la mobilisation de ressources- les
outils du pouvoir. La répartition de ces ressources est
déterminée par les institutions et par les relations qui
sous-tendent la société. Or, ainsi que nous l'avons vu au
chapitre 3, les institutions sont rarement égalitaires. Certains acteurs
bénéficient d'une position privilégiée dans
l'interprétation des normes, des conventions et des règles
institutionnelles mais aussi dans leur mise en application. Grâce
à la position qu'ils occupent, les chefs de famille, chefs de tribu,
directeurs d'entreprises, dirigeants d'organisations et autres élites de
la collectivité possèdent tous une autorité
décisionnelle dans certaines institutions. La répartition des
ressources dépend par conséquent de l'influence respective des
différents acteurs dans la définition des priorités et
dans le traitement des revendications.
Dans le processus d'autonomisation, les modalités
d'accès aux ressources sont tout aussi importantes que les ressources
elles-mêmes. Si l'accès au travail rémunéré
peut accroître les capacités d'action des femmes dans la
sphère familiale, c'est parce qu'il leur assure une source
indépendante de revenus et donc, qu'il leur procure une position de
repli stratégique plus favorable lors des négociations. Toutes
les conditions de ce travail rémunéré ont également
leur importance. Plus l'emploi est visible, plus ses rendements sont
élevés et plus il s'exerce en dehors des structures familiales
d'autorité - plus il est susceptible de renforcer la position de repli
stratégique de la femme.
Réalisations
Les ressources et les capacités réelles d'action
définissent les possibilités des gens, le potentiel dont ils
disposent pour mener l'existence à laquelle ils aspirent. Leurs
réalisations mesurent le degré de concrétisation de ce
potentiel. Elles constituent donc les fruits de leurs efforts. En ce qui
concerne l'autonomisation, les réalisations doivent être
examinées à l'aune des capacités d'action mises en oeuvre
mais aussi des conséquences de ces actions. Par exemple, les OMD
considèrent l'emploi salarié
comme un marqueur de l'autonomisation des femmes. Pour que
cette autonomisation soit réelle, il faut toutefois que la femme ait
accepté l'emploi salarié pour bénéficier de
possibilités d'action nouvelles ou pour stimuler son propre
développement et sa propre indépendance. Si elle entre sur le
marché du travail uniquement parce qu'elle a besoin d'argent de toute
urgence, il n'est pas sür que cet emploi témoigne d'une
véritable autonomisation. Par ailleurs, l'emploi salarié
contribue à l'autonomisation des femmes s'il leur permet
d'atténuer ou d'éliminer les liens de subordination qui les
assujettissent à leur entourage, pas s'il leur fournit simplement les
moyens de survie au jour le jour.
Les relations entre les capacités d'action, les
ressources et réalisations
Il faut donc établir une distinction nette et claire
entre les capacités d'action passive, qui s'exercent alors que la
personne n'a guère de choix, et les capacités d'action dynamique
ou active qui renvoient à un comportement délibéré.
L'accès aux ressources peut très souvent accroître les
capacités d'action dynamique des femmes. Il convient néanmoins de
distinguer l'efficacité des capacités d'action et leur pouvoir de
transformation. L'efficacité des capacités d'action renvoie aux
résultats que la femme est susceptible d'obtenir dans ses rôles et
responsabilités actuels. Le pouvoir de transformation des
capacités d'action renvoie aux possibilités qui s'offrent aux
femmes de repenser ces rôles et ces responsabilités, de les
remettre en cause et, le cas échéant, de les changer. Par
exemple, nous avons constaté que l'alphabétisation des femmes en
Inde entraîne souvent une réduction de la mortalité
infantile et enfantine. Ce recul de la mortalité résulte d'une
augmentation de l'efficacité des capacités d'action des femmes.
Par contre, la corrélation que nous avons constatée entre
l'alphabétisation des femmes et leur taux d'activité, d'une part,
et l'atténuation des disparités sexospécifiques dans le
taux de mortalité des enfants de 0 à 5 ans, d'autre part,
constitue plutôt un exemple du pouvoir transformateur des
capacités d'action féminine. Dans ce cas, en effet,
l'accroissement de leurs capacités a permis aux femmes d'aller à
contre- courant des valeurs patriarcales traditionnelles.
Le présent chapitre cherche essentiellement à
montrer le pouvoir transformateur des capacités d'action à
travers le microcrédit et les réalisations qui témoignent
d'un accroissement de la capacité des femmes pauvres lushoises à
analyser, contester et contrecarrer les structures patriarcales qui
contraignent leur existence et à lutter contre la pauvreté.
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