1.5. La modélisation: genre et lutte contre la
pauvreté
Afin de mieux cerner l'incidence du concept de genre sur
l'efficacité de la lutte contre la pauvreté, il nous semble
utile, dans un premier temps, de rappeler brièvement les
évolutions des concepts concernant la pauvreté et la
manière dont l'on considère la femme dans la lutte contre la
pauvreté.
Pendant de très nombreuses années, à
l'instar des institutions de Bretton Woods, l'approche de la pauvreté
est surtout restée monétaire et se basait essentiellement sur le
critère du revenu : était pauvre celui qui avait un revenu
inférieur à un dollar américain par jour (en valeur de
1985). Si cette approximation peut avoir une certaine utilité, notamment
pour des comparaisons internationales, elle s'avérait toutefois trop
réductrice pour capter les multiples dimensions de la
réalité des vies des êtres humains concernés.
Avec le Rapport Mondial sur le Développement Humain du
PNUD en 1990, le concept de développement humain a eu très
rapidement des répercussions sur l'approche de la pauvreté.
Celle-ci se caractérise non plus uniquement par le faible niveau de
revenu ou de consommation, mais également par un faible niveau
d'instruction, par une santé précaire et un vieillissement
précoce. L'édition de 1997 de ce rapport introduit en outre le
concept de "pauvreté humaine", tout en soulignant que l'indicateur
élaboré à cette occasion(1) ne saisit pas la
totalité des aspects de ce concept. La pauvreté y est alors
désormais considérée comme "la négation des
opportunités et des possibilités de choix les plus essentielles
au développement humain - longévité, santé,
créativité, mais aussi conditions de vie décentes,
dignité, respect de soi-même et des autres, accès à
tout ce qui donne sa valeur à la vie" (PNUD, 1998).
L'économiste Armatya SEN est l'un des penseurs qui a le
plus fortement influencé cette évolution du concept. Selon lui,
la pauvreté est avant tout une privation des capacités
élémentaires même si "cette définition ne vise en
aucune manière à nier
(1) L'IPH ou Indicateur de Pauvreté Humaine.
l'évidence : un revenu faible constitue bien une des
causes essentielles de la pauvreté, pour la raison, au moins, que
l'absence de ressources est la principale source de privation des
capacités d'un individu" (SEN, 2000). Ce théoricien de la
pauvreté a également développé le concept de
capital social qu'il envisage comme un phénomène
inhérent aux interactions sociales, c'est-à-dire à la
structure des relations entre les personnes, qu'il s'agisse de relations
intragroupes, intergroupes ou environnementales. Le capital social d'un agent
(de l'individu à l'Etat) apparaît ainsi comme une ressource
sociale dont la faiblesse est l'une des caractéristiques de la
pauvreté. Il est issu des interactions culturelles et/ou structurelles,
avec d'autres agents capables de générer des externalités
durables qui changent leur situation économique. On retrouve ici le
principe des économies d'échelle, qui induit des diminutions des
coüts individuels et donc un gain d'efficience.
L'autre évolution remarquable du concept de
pauvreté a été le passage vers une vision plus dynamique
du phénomène. Un tel élargissement peut être
illustré à travers l'exemple de la pauvreté
monétaire. Les ménages ou les individus considérés
comme "pauvres" ne se situent désormais plus simplement à un
niveau stable, en dessous du seuil de la pauvreté, et la lutte contre la
pauvreté ne peut plus se réduire à l'idée de
rehausser ce niveau au-dessus de ce seuil. Des analyses plus fines ont en effet
démontré que le revenu est sujet à des fluctuations
importantes et que la pauvreté se traduit aussi par une
incapacité de maintenir un niveau de bien-être
spécifié. C'est en effet l'absence de stabilité qui
caractérise ces situations de pauvreté et qui rend les individus
ou les ménages très vulnérables.
Cette complexité du concept de pauvreté a
récemment été confirmée par une large enquête
menée par la Banque Mondiale et destinée à montrer la
pauvreté telle que la ressentent les plus démunis. Les
statistiques obtenues expriment ainsi des facettes multiples de la
pauvreté ayant surtout trait à des formes d'impuissance et de
mal-être. Un des aspects évoqués par les
femmes concerne par exemple les relations conflictuelles et inégales
avec l'autre sexe(1).
De 1975 à 1985, la "Décennie de la Femme" a eu
le mérite de focaliser l'attention de l'ensemble des pays sur la
condition féminine. En témoigne la forte augmentation du nombre
d'analyses, d'études et de publications sur les femmes du tiers monde,
concernant notamment la division sexuelle du travail et l'impact des projets de
développement sur les femmes. Les résultats de ces études
et leurs répercussions ont alors sorti les femmes des "niches sociales"
du développement en leur reconnaissant un rôle productif.
Cette période a ainsi vu naître l'approche
Intégration des Femmes dans le Développement (IFD) qui tentait
d'intégrer les femmes dans le processus de développement
existant, afin de le rendre plus efficient et efficace. A travers des projets
pour femmes, ou des projets intégrants des volets "femmes", cette
approche visait à accroître la productivité et le revenu
des femmes. On essayait donc de surmonter la pauvreté en agissant sur la
faiblesse des ressources et des compétences, sans pour autant s'adresser
aux causes de cette faiblesse. Cette approche a été remise en
question progressivement, principalement pour deux raisons : en premier lieu,
parce que les tentatives de considérer les femmes d'une manière
isolée se sont avérées finalement peu
opérationnelles, en deuxième lieu, parce que ce type d'approche
n'a pas pu surmonter le fait que le modèle de développement ne
reconnaissait pas aux femmes de place égale avec les hommes.
L'approche "genre" qui succède à l'approche IFD
vers les années 1990, tente de pallier cette dernière lacune.
Elle met ainsi l'accent sur les relations inégales de pouvoir comme
facteur majeur conditionnant la situation des femmes. Le terme "genre" fait ici
désormais référence à la construction sociale des
rôles féminins ou masculins qui ne sont donc pas seulement
définis par le caractère biologique du sexe mais comme le
résultat des conditions de production et de reproduction propres
à chaque société et en
(1) NARAYAN, D, « Silence et impuissance : le lot
des pauvres », in Finances et Développement, FMI,
Washington, vol. 37, n° 4, 2000
constante évolution. "Les genres ont une base
culturelle ; ils sont définis par la société qui en
détermine les activités, les statuts, les caractéristiques
psychologiques, culturelles et démographiques, dont le point de
départ est la différence sexuelle, mais qui ne peuvent pas se
résumer ou se justifier par cette seule différence
sexuelle"(1).
De plus en plus fréquemment, les chercheurs
intègrent cet aspect genre dans l'analyse de la
pauvreté(2). Le cadre d'analyse se complexifie et construit
une vision plus large des causes. A titre d'exemple, on peut citer la
distinction entre intérêts pratiques et intérêts
stratégiques des femmes(3). Alors que les
intérêts pratiques concernent surtout la satisfaction des besoins
fondamentaux et l'accès à une source de revenu stable, les
intérêts stratégiques remettent en question la position de
la femme dans la société. En effet, des analyses selon le genre
montrent que des aspects tels que le contrôle masculin de la force de
travail des femmes ou encore leur accès limité au pouvoir
politique et à des ressources à forte valeur sociale et
économique sont à l'origine de leur accès limité
à une source de revenu. Ces résultats ont de toute
évidence des répercussions sur les politiques de lutte contre la
pauvreté. D'un point de vue opérationnel, il s'agit d'identifier
en même temps les besoins pratiques et les intérêts
stratégiques des femmes afin qu'elles puissent sortir durablement de
leur condition de pauvreté.
Les enjeux stratégiques se retrouvent ainsi dans le
concept d'autonomisation de la femme que certains auteurs comme
JACQUET(4) désignent par l'empowerment. L'autonomisation
correspond à l'acquisition d'un droit à la parole et à la
reconnaissance sociale. Ce concept fait ainsi référence à
la nature des structures décisionnelles dans des contextes particuliers
: qui prend les décisions ? Par quels processus sont-elles prises ?
Comment ce processus peut-il être modifié ? Le terme
(1) HOFMANN, E et cie, L?approche genre dans la lutte contre
la pauvreté ; l?exemple de la microfinance , Paris, Presses
Universitaires de Bordeaux III, 2003, P .4
(2) LACHAUD, J.P, Pauvreté, ménages et genre en
Afrique subsaharienne, CED, Série de recherche 3, Université
Montesquieu, Bordeaux IV, 1999, p.56
(3) HOFMANN, Op. Cit, P.4
(4) JACQUET, I, Développement au masculin,
féminin -- le genre, outil d?un nouveau concept, Paris, L?Harmattan,
1995, p.75
autonomisation ou empowerment décrit donc un processus
vers l'égalité entre les hommes et les femmes.
Les acteurs de la mondialisation, notamment la Banque Mondiale
et les organismes liés à l'ONU, font de plus en plus
référence au concept de genre. Ils insistent sur la contribution
nécessaire des programmes de développement à
l'autonomisation des femmes, comme le prouve le dernier rapport de
l'UNIFEM(1). Plus précisément, l'intégration
des rapports de genre dans des programmes ou projets de développement
signifie que ces derniers visent une modification des rapports de genre en
faveur des femmes ; en d'autres termes, ils ont l'objectif de contribuer
à l'autonomisation de celles-ci, par l'amélioration du bien
être : accès plus large à la microfinance permet aux femmes
d'augmenter le bien être de leur foyer et par cela d'améliorer
leur statut au sein du ménage et de la communauté. Ceci leur
donne une plus grande confiance en elles, une part plus grande dans les
dépenses de consommation, on suppose que l'autonomisation des femmes et
la réduction de la pauvreté se renforcent mutuellement et de
façon inévitable.
Ce n'est pas un hasard si l'évolution des approches par
rapport aux femmes dans le contexte du développement s'est produite
parallèlement à l'évolution du concept de la
pauvreté. SEN a en effet fortement insisté sur l'importance de la
fonction d'agent ("agency") des femmes, en ces termes : "Elles ne sont plus les
destinataires passives d'une réforme affectant leur statut, mais les
actrices du changement, les initiatrices dynamiques de transformations
sociales, visant à modifier l'existence des hommes aussi bien que la
leur"(2). DUBOIS applique son cadre d'analyse de la pauvreté
à dimensions multiples pour vérifier si les politiques de lutte
contre la pauvreté prennent en compte les "inégalités
sexuées"(3). Quant aux diverses formes d'impuissance qui
caractérisent la pauvreté, il est évident qu'elles ne
concernent pas uniquement les conditions de vie des femmes pauvres. Or, en plus
des discriminations ou des
(1) UNIFEM, The progress of women, empowerment and
economic, 2000
(2) SEN, A, Un nouveau modèle économique :
développement, justice, liberté, Paris, Ed. Odile Jacob,
2000, p.87
(3) DUBOIS, J-L ; Comment les politiques de lutte contre la
pauvreté peuvent-elles prendre en compte les inégalités
sexuées ? In Rapports de genre et questions de population, dossiers
et recherches, n°85, INED, Paris, 2000
conditions défavorables qui touchent également les
hommes (dues à l'ethnie, l'age, la classe, la caste, etc.), les femmes
pâtissent des relations inégales avec les hommes.
Le concept autonomisation, associé à cette
étude, ne prétend pas pour autant que les femmes forment un
groupe homogène face aux rapports de genre. Les différences
restent énormes entre la condition de femmes de différentes
classes à l'intérieur d'une seule société, aussi
bien qu'entre femmes de différentes cultures. Il s'agit plutôt
d'analyser dans chaque contexte culturel ce que l'autonomisation peut signifier
pour un groupe donné. Ceci est crucial dans le domaine de la lutte
contre la pauvreté : l'augmentation durable des revenus
contrôlés par les femmes peut représenter un indicateur
d'autonomisation (parmi d'autres), si elle est la manifestation visible d'une
série de changements plus fondamentaux et structurels. Ces derniers se
trouvent aux niveaux de l'accès et du contrôle des ressources
ainsi que du partage des responsabilités et ils se situent au coeur des
rapports de genre.
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