CHAPITRE III : LE CONFLIT ARMÉ DE BAKASSI :
PÉRIPÉTIES ET ESCARMOUCHES
Pendant longtemps, le Nigeria a côtoyé les
côtes camerounaises avant de manifester son désir d'appropriation.
Cette volonté expansionniste s'est d'abord manifestée par une
double contestation : la contestation des accords de 1913 au motif qu'ils n'ont
pas été ratifiés du fait de la Première Guerre
mondiale alors qu'ils ont bel et bien été ratifiés le 6
juillet 1914 ; la contestation de la Déclaration de Maroua du
1er juin 1975 sous le prétexte qu'elle n'a pas
été ratifiée par le Conseil militaire supérieur.
Or, la ratification par le Conseil militaire supérieur des actes des
chefs d'Etat nigérians a été instituée le 15
octobre 1975 par la « Constitution (Basic provision) Décret 1975
n° 32, section 8 et section 11 ». Ce décret avait un effet
rétroactif pour compter du 29 juillet 1975 (article 21). Or la
déclaration de Maroua date du 1er juin 1975, donc bien avant
la sortie de ce décret et bien avant la période
rétroactive (MINDEF 1996 :20). Après cette phase diplomatique,
viendra la phase stratégique.
Cette phase stratégique sera impulsée par deux
groupes d'experts commis à cet effet par le gouvernement. Le premier
groupe de travail commis sous l'égide du Ministère des Affaires
Etrangères et du Ministère de l'Intérieur ou « Task
Force » sous la direction de M. K. D. OLUKOLU, a déposé son
rapport le 06 juin 1985. Le second groupe d'experts commis par le Nigeria en
1988 dirigé par M. BASSEY E. ATE déposa un rapport dans lequel il
situe ainsi le problème:
Thesis one: «The National Interest
of Nigeria in the maritime area commonly shared with the Republic of Cameroon
can only secured through effective control of the Cross River estuary and
Bakassi peninsula. Such effective control, potentially, can be ensured either
unilaterally by Nigeria or through collaborative action with Cameroon. For
Nigeria, the strategic (maximum) purpose of any new negotiations with Cameroon
should be to review the entire border question from the beginning, with the aim
of arriving at a final solution that will ensured the attainment of the above
objective...»
Thesis two: «The vital
considerations involved in the maritime dispute with Cameroon, for Nigeria, are
strategic and political more so than LEGAL...».
D'où les recommandations et les options suivantes soumises
au gouvernement:
« One choice is to accept the « fait accompli
» inherent in the Maroua Declaration, which means, in effect, a denial of
Nigeria's exclusive Jurisdiction over the entirety of the cross river estuary
and the Calabar channel. To the Cameroonians, this would be the optimal
objective, amount to a ratification of 1913 agreements. In the framework of
this choice, Nigeria might at best be able to persuade Cameroon to respect the
neutrality of the 2 kilometres corridor which AHIDJO has conceded to Gowon in
1975 or make other minor adjustments. The consequences of this choice, in terms
of Nigeria's Strategies and political interests and sub-regional position would
be highly detrimental.
The second choice is for Nigeria to insist on effective
control of the cross river estuary and the Calabar channel which involves
pressing claim to Bakassi peninsula, as a better guarantee for the protection
of its interests and growth potential in the area. In this choice, the
preferred boundary would be at the Rio Del Rey...
In the nature of things, there appear to these three basic
options:
As option one, Nigeria could unilaterally occupy Bakassi
peninsula. In
deciding to do so, of course, the military, logistic,
political, financial and other
factors bearing in the calculations of the out-come of such
operation should be
considered. Assuming the level of this action, Nigeria
might then force the Cameroonians to enter into serious negotiations aimed at
establishing acceptable boundary...
A second option would be to offer to buy the Bakassi
peninsula from Cameroon
A third option is that Nigeria and Cameroon could seek to
institute a «collaborative regime» that will administer the
trans-border area in contention in the direct interest of the peoples residing
there and for the mutual advantage of the two countries» (MINDEF
1996: 24-25)3.
3 Traduction française
Première thèse : «
L'intérêt national du Nigeria dans la zone maritime qu'elle
partage avec le Cameroun ne peut être préservé qu'à
travers le contrôle effectif de l'estuaire de la Cross River et de la
péninsule de Bakassi. Un tel contrôle peut être
assuré soit unilatéralement par le Nigeria, soit à travers
la collaboration avec le Cameroun. Pour le Nigeria, l'objectif
stratégique de toute nouvelle négociation avec le Cameroun serait
de revoir la question de toute la frontière avec pour but d'aboutir
à une solution finale qui assurera l'atteinte de l'objectif
sus-cité. »
Deuxième thèse : « Pour le Nigeria, les
considérations vitales impliquées dans la dispute
frontalière avec le Cameroun sont plutôt stratégiques et
politiques que légales... »
D'où les recommandations et les options suivantes
soumises au gouvernement.
« Un choix est d'accepter le fait accompli contenu
dans la déclaration de Maroua qui signifie en effet une
négociation de la compétence exclusive du Nigeria sur l'ensemble
de l'estuaire de la Cross River et du chenal de Calabar. Pour les camerounais,
ce serait un objectif capital, équivalent à la ratification des
accords de 1913. Sur la base de ce choix, le Nigeria pourrait au mieux
persuader le Cameroun à respecter la neutralité des deux
kilomètres de couloir que le président Ahidjo avait
concédé à Gowon en 1975, ou faire d'autres ajustements
mineurs. Les conséquences de ce choix en terme de stratégies et
d'intérêts politiques ainsi que sur la position sous
régionale du Nigeria seraient hautement catastrophiques.
Le second choix pour le Nigeria est d'insister sur le
contrôle effectif de l'estuaire de la Cross River et sur le chenal de
Calabar, ce qui implique des réclamations pressantes sur la
péninsule de Bakassi comme meilleure garantie pour la protection de ses
intérêts et du développement potentiel de cette zone. Dans
ce choix, la frontière préférentielle se situerait au Rio
Del Rey. Par la nature des choses, ces trois options sont retenues :
Premièrement, le Nigeria pourrait occuper
unilatéralement la péninsule de Bakassi. En décidant de le
faire, les facteurs militaires, logistiques, financiers et les autres facteurs
liés à la réussite d'une telle opération doivent
être considérés. Pour assumer la gravité d'une telle
action, le Nigeria devait alors forcer les camerounais à entrer dans des
négociations sérieuses ayant pour but d'établir une
frontière mutuellement acceptable...
Deuxièmement, le Nigeria pourrait proposer d'acheter
la péninsule de Bakassi au Cameroun...
La troisième option est que le Nigeria et le
Cameroun pourraient chercher à instituer un « régime
collaboratif » qui administrera la frontière en accord avec les
intérêts directs des populations y résidant et pour
l'intérêt mutuel des deux pays.
Comme on le voit, le Nigeria a décidé de choisir
les recommandations du rapport Bassey E. Ate, et notamment l'occupation
unilatérale de la péninsule de Bakassi par la force (option
n° 1), ce qui va justifier la posture agressive permanente du Nigeria.
Cette posture va se traduire par les offensives nigérianes et ripostes
camerounaises (I), qui se sont soldés par un bilan non
négligeables (II).
I- LES MANOEUVRES MILITAIRES CAMEROUNO-NIGERIANES
I.1- Les actions militaires de 1993 à 1995 : les
conquêtes nigérianes
De longue date, le Nigeria a toujours amassé des troupes
le long de la
frontière commune et construit de grosses garnisons le
plus près de celles-ci : - Calabar,
- Ikang,
- Ikom,
- Makurdi,
- Gembu,
- Yola,
- Mubi,
- Kerawa,
- Baina et Mongunou,
- Maïduguri.
Le 21 décembre 1993, les troupes nigérianes
prennent l'initiative de franchir la frontière camerounaise sous le
prétexte de protéger leurs ressortissants qu'elles estiment
menacés dans la péninsule de Bakassi par les « gendarmes
» camerounais (MINDEF 1996 : 1).
Ces forces armées nigérianes faites de 2000
à 3000 hommes trouvent sur le territoire escompté une esquarre
camerounaise faite d'environ 40 hommes (30 éléments de la marine
nationale, quelques gendarme et policiers) qui assuraient la mission
d'intégrité territoriale en poste avancé et dont le PC se
situait à Idabato I en décembre 1993. Ces forces camerounaises,
face à cette attaque surprise et le surnombre des troupes
nigérianes, vont tout de même essayer de repousser les
assaillants. Déjà à l'intérieur du
territoire camerounais, les forces nigérianes vont occuper au 21 janvier
1994 les localités de :
- Kombo A Bedimo et Inokoi (Bakassi Point)
- Jabane I et II (Sandy point)
- Diamond (MINDEF 1996 : 1).
Décidées de rallier le territoire
nigérian à la rive sud du Rio Del Rey, elles vont multiplier les
offensives et vont s'emparer en février 1994 de la localité
d'Akwa (Archibong). Pendant ce temps, les forces camerounaises essayent de se
mobiliser (Opération Delta) en GOS, GOC, GON. Et au cours de leur
attaque sur la localité de Kombo A Janea, elles seront repoussées
par le GOS en poste avancé (MINDEF 1996 : 2). Cette riposte camerounaise
sera considérée par le gouvernement nigérian comme «
une déclaration de guerre », ce qui entraînera plus tard une
intensification des hostilités.
Figure 4 : Le positionnement des Groupements
Opérationnels de l'Opération Delta sur le champ des
opérations
Source : Présidence de la
république du Cameroun, 2001.
I.2- Bakassi de 1996 à 2002 : les offensives
nigérianes face à la sévère riposte
camerounaise
Du 2 au 7 février 1996, les troupes nigérianes
investissent plus en profondeur en territoire camerounais (15 Km vers l'est).
C'était une attaque en force sur toute l'étendue de la
presqu'île, des tirs à armes lourdes qui pilonnaient au sol les
forces camerounaises. Cette offensive leur a permis d'occuper les
localités telles que :
- Sous-préfecture d'Idabato I,
- Idabato II,
- Kombo Awase,
- Kombo A Munja I et II,
- Guidi-Guidi,
- Uzama (MINDEF 1996 : 2).
Au cours de cette attaque, le Cameroun va perdre environ une
centaine d'hommes et près de 120 seront faits « prisonniers de
guerre », malgré la non déclaration officielle de guerre du
gouvernement nigérian comme du gouvernement camerounais. Cette attaque
massive nigériane de 1996 (artillerie à bloc) va leur permettre
d'occuper les 3/5e de la presqu'île querellée.
Cette escalade périlleuse va amener les forces
camerounaises à se réinventer d'autant plus qu'il ne leur restait
plus que les 2/3 du territoire sauvegardé par leur courage. A cet effet,
les autorités camerounaises vont armer leurs forces de 30 vedettes
appelées « Sweep Ship ». C'était des petits bateaux
américains pouvant contenir 10 à 12 personnes à bord et
équipés de 4 mitrailleuses (2 lourdes et 2 légères)
(Présidence de la République du Cameroun 1999 :3-4). Ces vedettes
étaient le matériel indiqué pour le combat dans la
mangrove qui recouvrait la presqu'île. Ces engins étaient
destinés à permettre la mobilité des forces camerounaises
contrairement aux frégates nigérianes qui ne pouvaient pas
circuler dans la mangrove d'après le Général
d'Armée Pierre SEMENGUE.
Nanties de ce matériel d'appoint, les forces
camerounaises dirigées par le Capitaine de vaisseau Oyono Mveng,
commandant de l'Opération Delta, vont organiser une contre-attaque en
mars 1996. Cette contre-attaque surprise va leur permettre de
récupérer certaines localités à la suite de lourdes
pertes nigérianes, environ 2000 hommes tués, des bâtiments
de guerre détruits (Jonathan). Au-delà de ces pertes en vies
humaines, près de 150 soldats nigérians seront faits prisonniers
de guerre par le Cameroun, parmi lesquels 4 officiers d'après le
Général d'armée Pierre SEMENGUE. Cet équipement
spécifique va permettre aux forces camerounaises de maintenir les forces
nigérianes dans leurs retranchements. Les positions occupées par
les deux camps resteront comme telles jusqu'au dénouement diplomatique
d'octobre 2002 au mépris des mesures conservatoires indiquées
à l'attention des deux gouvernements par l'ordonnance du 15 mars 1996 de
la CIJ à la Haye et de la demande adressée par les membres du
Conseil de Sécurité des Nations Unies le 29 février 1996,
pour le cessez-le-feu et le retour des troupes des deux parties à leurs
positions initiales (MINDEF 1996 : 2).
Cette lourde perte nigériane (une semaine à
repêcher les corps) a semé le doute dans leurs rangs, raison pour
laquelle elles n'ont plus organisé d'offensives de grande envergure,
même après l'arrêt du 10 octobre 2002 de la CIJ. On
n'observera sur le champ des opérations que quelques actions
isolées perpétrées même le plus souvent par les
militaires camerounais (actions individuelles) ayant le contrôle de la
situation.
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