CHAPITRE III : De l'utopie d'une histoire universelle
sans violence
Le rêve d'une existence humaine où les rapports
entre les individus s'effectueraient de façon harmonieuse est l'un des
plus vieux de l'humanité. Tout se passe comme si l'humanité
était nostalgique de la situation de jouissance et de stabilité
dans laquelle vivaient Adam et Eve au paradis. Ainsi, le transfert de cette
situation sur terre dans une sorte de paradis terrestre est le rêve
secret de toute l'humanité. Et cette aspiration s'exprime parfaitement
chez les plus éminents penseurs qui incarnent ce que l'humanité a
de plus grandiose. En effet, des philosophes aux religieux, les modèles
que l'humanité s'est toujours forgés ont ceci de particulier
qu'ils ont toujours tenté d'établir un rapport harmonieux, non
seulement entre les individus, mais également entre les Etats.
C'est dans cette mouvance qu'Emmanuel Kant a
théorisé l'idée d'un projet de paix perpétuelle et
universelle. Cette vision de Kant est solidaire de l'idée selon laquelle
l'humanité ne peut être en paix que si tous les foyers de tension
ont été éradiqués. Kant prend en effet conscience
qu'une situation de trouble dans une zone géographique donnée
remet en cause la stabilité de tout le cosmos. Il faut donc que le
projet de paix perpétuelle et universelle, auquel il donne le nom de
Cosmopolitique, soit réalisé pour permettre à
l'humanité de vivre en harmonie avec elle-même. La justification
ainsi que les procédés par l'intermédiaire desquels ce
projet de paix perpétuelle se réalisera apparaissent dans ces
mots de Kant :
« En tant qu'Etat, les peuples peuvent être
considérés comme des individus qui, dans l'état de nature
(c'est-à-dire sans leur indépendance à l'égard de
la loi extérieure) se portent déjà préjudice par le
simple fait de leur voisinage. Chacun d'entre eux, en vue de sa
sécurité, peut et doit exiger de l'autre d'entrer avec lui dans
une constitution semblable à la constitution
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civile, à l'intérieur de laquelle chacun
peut voir ses droits garantis. Il s'agira alors d'une Fédération
des peuples qui n'aurait pas pour autant à être un Etat
fédératif »106.
Si on prend en charge un tel souhait en nous appuyant sur la
conception hégélienne de l'histoire universelle, celui-ci ne peut
apparaître que comme utopique. En effet, comme nous l'avons
déjà montré précédemment, la
nécessité de réaliser les grands desseins de l'histoire
rend inévitable le conflit. Cette nécessité du conflit se
manifeste d'abord dans les rapports entre les Etats qui sont, selon Hegel, les
véritables acteurs de l'histoire universelle. C'est pourquoi il ne
pouvait s'empêcher d'adresser une critique au projet kantien de paix
perpétuelle.
Cette critique de Hegel se résume en ces termes :
« il n'y a pas de préteur, il ya tout au plus des arbitres ou
des médiateurs entre les Etats et de plus les arbitres et les
médiateurs sont contingents, dépendants de leurs volontés
particulières. La conception kantienne d'une paix éternelle par
une ligue des Etats qui règlerait tout conflit et écarterait
toute difficulté comme pouvoir reconnu par chaque Etat, et rendrait
impossible la solution par la guerre, suppose l'adhésion des Etats,
laquelle reposerait sur des motifs moraux subjectifs ou religieux, mais
toujours sur leur volonté souveraine particulières, et resterait
donc entachée de contingence »107.
La critique que Hegel adresse au projet de paix
perpétuelle repose en premier lieu sur le fait qu'il n'offre aucune
garanti quant au respect des termes du contrat de confiance qu'il est
sensé s'établir entre les Etats. En effet, dans la mesure
où la morale sur laquelle il repose n'impose aucune obligation aux Etats
au plan extérieur, ils ne sont pas tous tenus de la respecter. Mais ce
rêve est tellement fort que malgré cette absence de garanti que
Hegel avait déjà souligné l'humanité va tenter
même après sa mort de le réaliser.
106E. Kant, vers la paix perpétuelle,
Trad. Eric Blondel ; jean Greische, olé Hansen-love, Theo lydenbach avec
une analyse de Michael foessel, Paris, Hatier, 2001, p. 25.
107 G. W. F HEGEL, Principes de la
philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé
par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 pp. 329- 330.
Et c'est justement un tel rêve qui est à
l'origine de la création de la Société Des Nations (SDN)
qui, après son éclatement, a été remplacé
par l'Organisation des Nations Unies. Il est vrai que la création de la
SDN et de l'ONU est postérieure à Hegel, mais nous ne pouvons
manquer de constater que ces deux entités ont toutes les
caractéristiques de la « fédération de Etats
» que propose Kant et qu'il critique.
Tout se passe comme si Hegel avait senti venir la
création d'une telle entité supra-étatique. Ceci ne fait
certainement pas de Hegel un mage, parce que, en réalité,
l'existence d'une entité pouvant réguler les rapports entres les
Etats, et permettre de mettre fin aux conflits a toujours été le
rêve de toute l'humanité, rêve qu'Emmanuel Kant a
tenté de systématiser.
Mais il faut dire que la création d'une telle
entité est, si nous suivons Hegel jusqu'au bout de sa logique, en
contradiction avec les principes de la souveraineté internationale. En
effet, pour qu'une telle entité puisse être une
réalité et avec une légitimité au plan juridique,
il faut que tous les Etats se soumettent à sa loi, tels des sujets
individuels. Car, faudrait il le rappeler, c'est la création d'un Etat
fort qui soumet toutes les individualités, qui a permis de mettre fin
à la contradiction et au déchirement qui sévissaient dans
la société civile. Il faudrait alors opérer à un
même procédé pour mette fin à la situation
conflictuelle entre les Etats. Ainsi, seule une monarchie universelle pourrait
permettre de réaliser le projet de paix perpétuelle de Kant.
C'est ce qu'exprime Hegel en disant qu' « une fédération
universelle des peuples pour fonder la paix perpétuelle ce serait la
maîtrise d'un seul peuple et ce serait un seul peuple -
l'individualité des peuples serait abolie - Monarchie universelle
»108.
Or, l'existence d'une monarchie est synonyme
d'anéantissement des individualités, elle n'existe que par
l'intermédiaire d'un suicide des sujets au profit d'une
réalité qui les dépasse en les engloutissant. Si donc il
doit exister une monarchie universelle, les Etats seront appelés
à périr au profit de cette monarchie. Pour que les Etats gardent
leur souveraineté, il faut qu'ils s'autodéterminent, qu'ils ne se
soumettent à aucune loi, ou plutôt la seule loi qui doit
soustendre l'action de l'Etat demeure sa propre constitution. L'existence d'une
entité supraétatique est donc en contradiction avec les principes
même de la souveraineté de l'Etat. C'est certainement une telle
contradiction qui à été à l'origine de
l'éclatement de la SDN.
108 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la real
philosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
On serait tenté de croire que l'ONU a mieux
réussi que la SDN, mais le refus des USA de se soumettre à la
résolution de l'ONU lors de la seconde guerre du golf en 2003, prouve
nettement l'impuissance d'une telle organisation face à l'expression de
la souveraineté des Etats.
Ce que montre alors l'histoire contemporaine c'est que la
soumission à une telle entité ne s'impose pas avec toute la force
d'une loi, mais elle n'est qu'un simple conseil que les Etats sont libres de
suivre ou de ne pas suivre. C'est donc fort justement que Raymond Aron note que
« dans la mesure, en effet, où la loi est
considérée comme un commandement de l'Etat, l'absence d'un Etat
supérieur aux sujets du droit international tend à effacer le
caractère proprement juridique des obligations auxquelles les Etats sont
soumis »109.
En d'autres termes, la souveraineté des Etats est
conservée et l'ONU ne peut jouer qu'un rôle de conseiller. Et ce
que montre l'histoire politique internationale, c'est que les Etats ne suivent
ces conseils que quand ils leur permettent de défendre leurs
intérêts. Et ceci retire toute force et toute effectivité
à la « monarchie universelle ». Elle s'avère
donc incapable de régler les différends entre les Etats et la
solution hégélienne semble être la plus réaliste et
celle-ci se trouve être la guerre.
La mission qui est assignée à cette monarchie
universelle s'avère donc irréalisable, de l'avis de Hegel, parce
qu'il apparaît clairement ici que, l'établissement d'un autre type
de rapport entre les Etats, qui se ferait sur une autre base que celle du
conflit, relève d'une utopie. Et cette utopie, va continuer à
alimenter le milieu intellectuel, car nous le retrouvons après Hegel,
chez d'autres théoriciens qui formulent le rêve d'un
établissement de rapports interindividuels sans heurts, à savoir
les théoriciens de la « non violence
»110.
La non-violence peut être définie, dans son
acception la plus commune, comme un refus du sujet d'exercer la violence. C'est
une conception qui est basée sur une vision négative de la
violence, qui fait de celle-ci une tentative de léser autrui. Au
fondement de l'orientation de la démarche non violente, il y a donc la
volonté de ne pas nuire à autrui.
109 R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris,
Calmann-Lévy, 2004, p. 705.
110 Les théoriciens de la non-violence sont
postérieurs à Hegel, mais il est possible de tirer, à
partir de sa conception de la violence que nous avons déjà
exposée, une position claire sur la question. Il s'agit ici de notre
propre analyse.
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Mais si nous partons des prémisses déjà
exposés depuis le début de ce travail, une analyse pertinente
fera ressortir la contradiction interne à une telle orientation. Une
telle analyse peut se faire à deux niveaux : le premier niveau est celui
de la sémantique qui s'attèle à dénicher le sens et
les conséquences du concept même de la « non-violence
». Le second niveau est celui des méthodes mises en oeuvre
pour la rendre effective, et qui consiste en une tentative d'établir un
rapport entre sujets excluant le conflit.
Au plan sémantique, toutes les théories de la
non-violence peuvent être créditées d'une seule et
même orientation, celle qui consiste à penser que la violence est
à l'origine de tous les maux de l'humanité, et que pour retrouver
une vie harmonieuse, il faut s'en débarrasser. Ils partagent donc,
toutes, l'idée d'une négation de la violence. Cette
négation de la violence prend tout son sens dans la lutte contre
celle-ci, laquelle lutte prend sa source dans le mépris de la part des
théoriciens de la non-violence exprimé à son égard.
Un tel mépris trouve son expression la plus complète dans ces
mots de Friedrich Hacker pour qui, << le langage de la violence n'est
pas un langage, celui qui ne comprend que la violence est un robot de la
pensée un analphabète du sentiment »111.
Mais à y voir de plus prés, une telle
orientation comporte une contradiction interne, et qui est très
manifeste dans l'idée même de << lutte contre la
violence ». Pour saisir pleinement une telle contradiction, tenons
à la loupe le concept de << lutte contre... ».
<< Lutter contre » quelque chose, c'est s'engager dans un
rapport de contradiction et donc de tentative de négation de la
réalité concernée. Ce rapport dépasse en fait la
simple contradiction, puisque c'est une tentative d'anéantissement de ce
contre quoi on lutte. C'est donc aller au-delà des limites que nous
impose telle ou telle autre réalité. Une telle idée
rappelle curieusement la définition que nous avons donné
précédemment de la notion de violence, puisque son
effectivité nécessite une manifestation de la puissance ; par
conséquent, << lutter contre... », revient, en
dernière instance, à << faire violence à...
».
111 F. Hacker, Agression/violence dans le monde
contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 17.
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Si on applique une telle acception à la lutte contre la
violence, la contradiction est nette, car << lutter contre la
violence >> reviendra à « faire violence à la
violence >>. En d'autres termes, la lutte contre la violence ne met
curieusement pas fin à la violence mais contribue à l'accentuer
puisqu'on se retrouve avec deux formes de violence : une directe et une autre
indirecte. C'est sans doute ce qu'a compris Friedrich Hacker qui affirme que
<< la contre-violence se croit légitimée, mais elle est
aussi violence [...] Enseigner par la violence la non-violence, c'est
perpétuer la violence qu'on prétend supprimer : la méthode
de l'enseignement est adoptée, son objectif oublié
>>112.
Une telle contradiction sémantique se reflète
dans les méthodes mises en oeuvre pour rendre effective la non-violence.
Nous avons déjà vu que la première forme sous laquelle la
nonviolence se manifeste est celle où le sujet refuse d'exercer une
quelconque violence sur son alter ego. Mais dans la mesure où chaque
sujet est conscient de sa situation d' « existant avec d'autres
>>, le combat pour la reconnaissance est nécessaire. Il ressort
d'une telle analyse des rapports entre les sujets que, tout refus par un sujet
d'exercer la violence sur son alter ego, le place dans une situation de victime
de la violence de son prochain.
C'est parce que toute action du sujet tend à
l'ériger en une puissance suprême face aux autres sujets, qu'il
n'agit que dans et par la violence. Le refus d'un sujet d'exercer la violence
passe donc nécessairement par un refus d'agir sur son alter ego, et donc
par une passivité. La nonviolence revient alors à une tentative
de promotion de la passivité du sujet à l'égard du cours
de la vie, laquelle passivité est souvent présentée comme
une marque de sagesse.
Mais à y voir de prés, cette passivité
cache une certaine complicité du sujet devant la violence qu'il est en
train de subir, dans la mesure où en refusant d'exercer la violence sur
son alter ego, le sujet accepte consciemment de subir la sienne, et devient
ainsi complice, peut être sans s'en rendre compte, de la violence qu'il
est en train de subir. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que <<
la thèse de la non-violence passe aussitôt dans son
opposé l'antithèse de la violence par la passivité,
laquelle objectivement est consentement puis complicité
>>113.
112 F. Hacker, op. cit. pp. 15-16
113 L. Malverne, Signification de l'homme, paris, PUF,
1960, p. 74.
Nous voyons ainsi que la non-violence, même passive est
une forme de violence que le sujet s'auto exerce du fait même de son
acceptation à la subir. De là, il découle que le sujet
nonviolent subit le martyr mais ne réussit pas à mettre fin
à la violence ; pire, dans certains cas, il met même sa vie en
danger. Pourtant, cette stratégie de lutte contre la violence se fonde
sur les prédispositions éthiques du sujet et est sensée
l'inciter à renoncer à sa violence, ou plus
précisément à son agression. Il s'agit, en fait, d'une
objection de conscience qui se fonde sur l'idée qu'en chaque sujet il y
a une prédisposition naturelle à agir conformément au
bien.
Mais, en réalité, la nature de la morale fait
que cette prise de conscience de la part du sujet oppresseur tant
espérée par le sujet non- violent n'est jamais garantie ; ceci du
fait que la morale est une simple obligation intérieure, laquelle
obligation n'est jamais assez solide pour garantir l'action du sujet. Le sort
de tous les grands tenants de la non-violence en constitue une illustration
parfaite. En effet, le meurtre de Gandhi et de Martin Luther-King, ainsi que la
crucifixion du Christ peuvent être considérés comme le
degré ultime de l'acceptation de subir la violence plutôt que de
répondre à la violence par la violence.
Si nous posons cette passivité dans la perspective
ouverte jusque là, elle soulève une problématique
essentielle : c'est celle de la participation du sujet non violent à la
marche de l'histoire. En effet, dans la mesure où l'historicité
du sujet dépend de sa capacité à agir sur le cours de la
vie, toute passivité l'exclut de facto du cours de l'histoire. En fait,
si le sujet nonviolent se manifeste dans la passivité, son
historicité devient problématique, car comme l'affirme Hegel
« C'est l'activité des individus qui met en action cet
universel et le fait sortir à la surface ; c'est elle qui
l'extériorise dans la réalité
»114. En d'autres termes, ce n'est que par
l'activité que le sujet peut faire l'histoire. Le sujet non-violent est,
dans ce cas, pour reprendre les termes de la démarche
phénoménologique, dans une situation d'immédiateté
qui ne milite guère en faveur de son élévation à
l'universel.
Une telle position semble d'autant plus inutile qu'elle ne met
pas fin à l'exercice de la violence. C'est un tel sentiment
d'inutilité qu'exprime justement un des adeptes de la non-
114 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad.
Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 113.
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violence dont l'entretient avec Lanza del Vasto nous
édifie sur la question. Ce dernier nous le rapporte en ces termes :
« Quelqu'un.- La non-violence je n'ai fait que
ça toute ma vie. Eh bien, au total je l'avoue ça a raté...
Réponse.- C'est surprenant comment vous y prenez vous ?
Qu'avez-vous fait ? Le même.- ce que j'ai fait ? Eh bien,
justement, je n'ai rien fait, je me suis laissé faire comme un idiot
>>115.
C'est conscient d'un tel désarroi que les disciples de
Gandhi avaient opté pour une autre forme de non-violence, celle active.
Celle-ci consiste en une lutte contre la violence qui se ferait autrement que
par l'acceptation de subir la violence des autres. En d'autres termes, il ne
s'agit plus de compter sur la simple morale et d'espérer que le sujet
violent prenne conscience de son erreur, mais d'agir pour l'obliger à
changer de comportement. Mais si nous prenons en compte la précision
hautement importante selon laquelle les adeptes de la non-violence active ne
remettent pas en cause le principe fondamentale de la non -violence, à
savoir l'idée que l'exercice de la violence est à bannir, la
contradiction devient plus apparente que jamais. Cette contradiction tient au
fait que, comme nous l'avons déjà montré, la notion
même d'activité implique celle de violence. La contradiction que
comporte la non-violence active est donc d'abord sémantique.
Mais elle se manifeste de manière plus nette dans les
stratégies mises en oeuvre pour la rendre effective. Cette affirmation
de Jean Marie Muller, un des défenseurs de la non-violence active,
l'illustre parfaitement. En effet, il dit : « La stratégie
non-violente doit être une stratégie de résistance. Il
s'agit bien de ne pas se soumettre à la volonté de notre ennemi,
de ne pas accepter passivement les souffrances qu'il nous fait supporter et de
combattre son propre pouvoir jusqu'à ce qu'il soit défait
>>116.
Il suffit de prêter une attention particulière aux
concepts que Muller utilise, pour se rendre compte de la présence de
la violence dans leur stratégie. En effet, là où il parle
de
115 L. del Vasto, Technique de la non-violence, Paris :
Gallimard, 1988, p. 63.
116 J. M. Muller, Stratégie de l'action
non-violente, Paris : fayard, 1972, p. 19.
« résistance » et de «
combat », on ne peut manquer d'y déceler une forme de
violence. Mais il convient de préciser qu'ici, s'affrontent deux formes
de violence : une première forme qui se manifeste par l'oppression des
forts sur les faibles, l'injustice, l'abus de pouvoir ; et une autre forme de
violence qui est elle destinée à rétablir la justice,
à mettre fin à cette oppression. C'est donc un affrontement entre
la violence légitime, constructive et la violence illégitime, qui
vise l'anéantissement et l'avilissement du sujet, et qui est donc
essentiellement destructrice.
C'est justement une telle confrontation entre deux formes de
violence que nous retrouvons dans toute la conception hégélienne
car, même s'il reconnaît que la violence fait l'histoire, il
rejette toute forme d'expression de la violence qui n'aurait que sa propre fin.
C'est d'ailleurs, la raison pour laquelle, il considère que l'oppression
exercée sur le sujet individuel par l'Etat ne doit pas être sa
propre fin. Hegel affirme à ce propos que « quand la fin de
l'Etat consiste en ce que les individus lui sacrifient leur vie morale, le
monde est plongé dans le deuil, son coeur est brisé et c'en est
fait de la spontanéité naturelle de l'esprit parvenu au sentiment
de la perdition »117.
Il apparaît donc en réalité que Hegel est
en phase avec les théoriciens de la non-violence active, puisqu'ils ne
prônent pas, en fin de compte, une tentative d'éradication de la
violence, mais une lutte contre la violence qui n'aurait qu'une finalité
destructive. Mais une telle interprétation, les adeptes de la
non-violence active ne la revendiquent pas volontiers. Un tel refus s'explique
par une vision négativiste, qui n'est que la conséquence d'une
orientation réductrice dans la prise en charge de la notion de violence.
Nous nous apercevons, après notre analyse, que la violence que tente
d'éradiquer les adeptes de la non-violence, c'est plutôt celle qui
naît de l'injustice et qui se manifeste par l'oppression, en somme la
violence destructive, qui ne contribue pas à la valorisation de
l'humanité.
Si on se positionne dans le schéma
hégélien, on ne peut que leur accorder du crédit, dans la
mesure où Hegel ne cautionne pas toutes les formes de violence. La
où, par contre, sa position se différencie de celle des
défenseurs de la non-violence, c'est dans l'identification de la
violence à la destruction. En d'autres termes, le reproche que l'on
pourrait leur faire,
117G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p.
215.
80
c'est d'avoir établi une cartographie du concept de
violence qui n'en dessine pas toutes les régions. Ce reproche est
d'autant plus justifié que cette réduction a contribué
à jeter le discrédit sur la notion de violence, et à lui
donner l'image d'un fantôme qui est à l'origine de tous les
cauchemars de l'humanité, et dont il faut, par conséquent, se
débarrasser pour retrouver la paix et la stabilité, source du
bonheur, ou plus, pour retrouver une humanité authentique.
Cependant, cette identification de la violence avec la
destruction n'est que la face visible de l'iceberg, puisqu'elle cache une autre
identification plus illustrative du mépris de la violence : c'est celle
de la violence au mal. On comprend alors pourquoi le sujet non-violent accepte
de se soumettre à la violence de son alter ego. En fait, le refus
d'exercer la violence, et du même coup, l'acceptation de la subir, se
justifierait par un refus de commettre le mal. C'est ici une tentative de mise
en pratique du fameux principe socratique, fondée sur une vision
éthique : « je préfère subir le mal plutôt
que de le commettre ». Elle est donc la manifestation du fondement
éthique sur lequel repose la démarche de tous les tenants de la
non-violence.
C'est contre une telle identification que Hegel s'est toujours
érigé dans son système philosophique. Ce refus de
cautionner une telle réduction ouvre un champ plus large dans sa
tentative de prise en charge de la question de la violence. Là où
les adeptes de la non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la
violence, Hegel reste fidèle aux exigences de la marche dialectique de
l'histoire, dans sa prise en charge de la question de la violence, et y fait
coïncider deux modalités apparemment contradictoires : la
construction et la destruction.
La position de Hegel trouve sa particularité dans le
fait qu'il admet la possibilité d'une forme de violence qui serait
productrice de progrès, alors que les théoriciens de la
non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la violence. Il est vrai
qu'avec la prédominance de la violence destructive qui se manifeste
aujourd'hui par la montée en puissance du fanatisme et les guerres qui
ne sont motivées que par des soucis financiers sans
intérêts pour la marche de l'humanité, le mépris
exprimé par la plupart des penseurs face à la violence semble se
justifier. Mais une lecture hégélienne nous permet de nous rendre
compte, en dernière instance, que, derrière cette apparence
destructrice, se cache le sens de l'évolution de l'histoire, puisque
c'est dans et par la violence que l'Esprit réalise ses plus grands
desseins.
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