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Anthropologie de la violence chez Hegel

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par Mory THIAM
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2008
  

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CHAPITRE III : De l'utopie d'une histoire universelle sans violence

Le rêve d'une existence humaine où les rapports entre les individus s'effectueraient de façon harmonieuse est l'un des plus vieux de l'humanité. Tout se passe comme si l'humanité était nostalgique de la situation de jouissance et de stabilité dans laquelle vivaient Adam et Eve au paradis. Ainsi, le transfert de cette situation sur terre dans une sorte de paradis terrestre est le rêve secret de toute l'humanité. Et cette aspiration s'exprime parfaitement chez les plus éminents penseurs qui incarnent ce que l'humanité a de plus grandiose. En effet, des philosophes aux religieux, les modèles que l'humanité s'est toujours forgés ont ceci de particulier qu'ils ont toujours tenté d'établir un rapport harmonieux, non seulement entre les individus, mais également entre les Etats.

C'est dans cette mouvance qu'Emmanuel Kant a théorisé l'idée d'un projet de paix perpétuelle et universelle. Cette vision de Kant est solidaire de l'idée selon laquelle l'humanité ne peut être en paix que si tous les foyers de tension ont été éradiqués. Kant prend en effet conscience qu'une situation de trouble dans une zone géographique donnée remet en cause la stabilité de tout le cosmos. Il faut donc que le projet de paix perpétuelle et universelle, auquel il donne le nom de Cosmopolitique, soit réalisé pour permettre à l'humanité de vivre en harmonie avec elle-même. La justification ainsi que les procédés par l'intermédiaire desquels ce projet de paix perpétuelle se réalisera apparaissent dans ces mots de Kant :

« En tant qu'Etat, les peuples peuvent être considérés comme des individus qui, dans l'état de nature (c'est-à-dire sans leur indépendance à l'égard de la loi extérieure) se portent déjà préjudice par le simple fait de leur voisinage. Chacun d'entre eux, en vue de sa sécurité, peut et doit exiger de l'autre d'entrer avec lui dans une constitution semblable à la constitution

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civile, à l'intérieur de laquelle chacun peut voir ses droits garantis. Il s'agira alors d'une Fédération des peuples qui n'aurait pas pour autant à être un Etat fédératif »106.

Si on prend en charge un tel souhait en nous appuyant sur la conception hégélienne de l'histoire universelle, celui-ci ne peut apparaître que comme utopique. En effet, comme nous l'avons déjà montré précédemment, la nécessité de réaliser les grands desseins de l'histoire rend inévitable le conflit. Cette nécessité du conflit se manifeste d'abord dans les rapports entre les Etats qui sont, selon Hegel, les véritables acteurs de l'histoire universelle. C'est pourquoi il ne pouvait s'empêcher d'adresser une critique au projet kantien de paix perpétuelle.

Cette critique de Hegel se résume en ces termes : « il n'y a pas de préteur, il ya tout au plus des arbitres ou des médiateurs entre les Etats et de plus les arbitres et les médiateurs sont contingents, dépendants de leurs volontés particulières. La conception kantienne d'une paix éternelle par une ligue des Etats qui règlerait tout conflit et écarterait toute difficulté comme pouvoir reconnu par chaque Etat, et rendrait impossible la solution par la guerre, suppose l'adhésion des Etats, laquelle reposerait sur des motifs moraux subjectifs ou religieux, mais toujours sur leur volonté souveraine particulières, et resterait donc entachée de contingence »107.

La critique que Hegel adresse au projet de paix perpétuelle repose en premier lieu sur le fait qu'il n'offre aucune garanti quant au respect des termes du contrat de confiance qu'il est sensé s'établir entre les Etats. En effet, dans la mesure où la morale sur laquelle il repose n'impose aucune obligation aux Etats au plan extérieur, ils ne sont pas tous tenus de la respecter. Mais ce rêve est tellement fort que malgré cette absence de garanti que Hegel avait déjà souligné l'humanité va tenter même après sa mort de le réaliser.

106E. Kant, vers la paix perpétuelle, Trad. Eric Blondel ; jean Greische, olé Hansen-love, Theo lydenbach avec une analyse de Michael foessel, Paris, Hatier, 2001, p. 25.

107 G. W. F HEGEL, Principes de la philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 pp. 329- 330.

Et c'est justement un tel rêve qui est à l'origine de la création de la Société Des Nations (SDN) qui, après son éclatement, a été remplacé par l'Organisation des Nations Unies. Il est vrai que la création de la SDN et de l'ONU est postérieure à Hegel, mais nous ne pouvons manquer de constater que ces deux entités ont toutes les caractéristiques de la « fédération de Etats » que propose Kant et qu'il critique.

Tout se passe comme si Hegel avait senti venir la création d'une telle entité supra-étatique. Ceci ne fait certainement pas de Hegel un mage, parce que, en réalité, l'existence d'une entité pouvant réguler les rapports entres les Etats, et permettre de mettre fin aux conflits a toujours été le rêve de toute l'humanité, rêve qu'Emmanuel Kant a tenté de systématiser.

Mais il faut dire que la création d'une telle entité est, si nous suivons Hegel jusqu'au bout de sa logique, en contradiction avec les principes de la souveraineté internationale. En effet, pour qu'une telle entité puisse être une réalité et avec une légitimité au plan juridique, il faut que tous les Etats se soumettent à sa loi, tels des sujets individuels. Car, faudrait il le rappeler, c'est la création d'un Etat fort qui soumet toutes les individualités, qui a permis de mettre fin à la contradiction et au déchirement qui sévissaient dans la société civile. Il faudrait alors opérer à un même procédé pour mette fin à la situation conflictuelle entre les Etats. Ainsi, seule une monarchie universelle pourrait permettre de réaliser le projet de paix perpétuelle de Kant. C'est ce qu'exprime Hegel en disant qu' « une fédération universelle des peuples pour fonder la paix perpétuelle ce serait la maîtrise d'un seul peuple et ce serait un seul peuple - l'individualité des peuples serait abolie - Monarchie universelle »108.

Or, l'existence d'une monarchie est synonyme d'anéantissement des individualités, elle n'existe que par l'intermédiaire d'un suicide des sujets au profit d'une réalité qui les dépasse en les engloutissant. Si donc il doit exister une monarchie universelle, les Etats seront appelés à périr au profit de cette monarchie. Pour que les Etats gardent leur souveraineté, il faut qu'ils s'autodéterminent, qu'ils ne se soumettent à aucune loi, ou plutôt la seule loi qui doit soustendre l'action de l'Etat demeure sa propre constitution. L'existence d'une entité supraétatique est donc en contradiction avec les principes même de la souveraineté de l'Etat. C'est certainement une telle contradiction qui à été à l'origine de l'éclatement de la SDN.

108 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la real philosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.

On serait tenté de croire que l'ONU a mieux réussi que la SDN, mais le refus des USA de se soumettre à la résolution de l'ONU lors de la seconde guerre du golf en 2003, prouve nettement l'impuissance d'une telle organisation face à l'expression de la souveraineté des Etats.

Ce que montre alors l'histoire contemporaine c'est que la soumission à une telle entité ne s'impose pas avec toute la force d'une loi, mais elle n'est qu'un simple conseil que les Etats sont libres de suivre ou de ne pas suivre. C'est donc fort justement que Raymond Aron note que « dans la mesure, en effet, où la loi est considérée comme un commandement de l'Etat, l'absence d'un Etat supérieur aux sujets du droit international tend à effacer le caractère proprement juridique des obligations auxquelles les Etats sont soumis »109.

En d'autres termes, la souveraineté des Etats est conservée et l'ONU ne peut jouer qu'un rôle de conseiller. Et ce que montre l'histoire politique internationale, c'est que les Etats ne suivent ces conseils que quand ils leur permettent de défendre leurs intérêts. Et ceci retire toute force et toute effectivité à la « monarchie universelle ». Elle s'avère donc incapable de régler les différends entre les Etats et la solution hégélienne semble être la plus réaliste et celle-ci se trouve être la guerre.

La mission qui est assignée à cette monarchie universelle s'avère donc irréalisable, de l'avis de Hegel, parce qu'il apparaît clairement ici que, l'établissement d'un autre type de rapport entre les Etats, qui se ferait sur une autre base que celle du conflit, relève d'une utopie. Et cette utopie, va continuer à alimenter le milieu intellectuel, car nous le retrouvons après Hegel, chez d'autres théoriciens qui formulent le rêve d'un établissement de rapports interindividuels sans heurts, à savoir les théoriciens de la « non violence »110.

La non-violence peut être définie, dans son acception la plus commune, comme un refus du sujet d'exercer la violence. C'est une conception qui est basée sur une vision négative de la violence, qui fait de celle-ci une tentative de léser autrui. Au fondement de l'orientation de la démarche non violente, il y a donc la volonté de ne pas nuire à autrui.

109 R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004, p. 705.

110 Les théoriciens de la non-violence sont postérieurs à Hegel, mais il est possible de tirer, à partir de sa conception de la violence que nous avons déjà exposée, une position claire sur la question. Il s'agit ici de notre propre analyse.

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Mais si nous partons des prémisses déjà exposés depuis le début de ce travail, une analyse pertinente fera ressortir la contradiction interne à une telle orientation. Une telle analyse peut se faire à deux niveaux : le premier niveau est celui de la sémantique qui s'attèle à dénicher le sens et les conséquences du concept même de la « non-violence ». Le second niveau est celui des méthodes mises en oeuvre pour la rendre effective, et qui consiste en une tentative d'établir un rapport entre sujets excluant le conflit.

Au plan sémantique, toutes les théories de la non-violence peuvent être créditées d'une seule et même orientation, celle qui consiste à penser que la violence est à l'origine de tous les maux de l'humanité, et que pour retrouver une vie harmonieuse, il faut s'en débarrasser. Ils partagent donc, toutes, l'idée d'une négation de la violence. Cette négation de la violence prend tout son sens dans la lutte contre celle-ci, laquelle lutte prend sa source dans le mépris de la part des théoriciens de la non-violence exprimé à son égard. Un tel mépris trouve son expression la plus complète dans ces mots de Friedrich Hacker pour qui, << le langage de la violence n'est pas un langage, celui qui ne comprend que la violence est un robot de la pensée un analphabète du sentiment »111.

Mais à y voir de plus prés, une telle orientation comporte une contradiction interne, et qui est très manifeste dans l'idée même de << lutte contre la violence ». Pour saisir pleinement une telle contradiction, tenons à la loupe le concept de << lutte contre... ». << Lutter contre » quelque chose, c'est s'engager dans un rapport de contradiction et donc de tentative de négation de la réalité concernée. Ce rapport dépasse en fait la simple contradiction, puisque c'est une tentative d'anéantissement de ce contre quoi on lutte. C'est donc aller au-delà des limites que nous impose telle ou telle autre réalité. Une telle idée rappelle curieusement la définition que nous avons donné précédemment de la notion de violence, puisque son effectivité nécessite une manifestation de la puissance ; par conséquent, << lutter contre... », revient, en dernière instance, à << faire violence à... ».

111 F. Hacker, Agression/violence dans le monde contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 17.

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Si on applique une telle acception à la lutte contre la violence, la contradiction est nette, car << lutter contre la violence >> reviendra à « faire violence à la violence >>. En d'autres termes, la lutte contre la violence ne met curieusement pas fin à la violence mais contribue à l'accentuer puisqu'on se retrouve avec deux formes de violence : une directe et une autre indirecte. C'est sans doute ce qu'a compris Friedrich Hacker qui affirme que << la contre-violence se croit légitimée, mais elle est aussi violence [...] Enseigner par la violence la non-violence, c'est perpétuer la violence qu'on prétend supprimer : la méthode de l'enseignement est adoptée, son objectif oublié >>112.

Une telle contradiction sémantique se reflète dans les méthodes mises en oeuvre pour rendre effective la non-violence. Nous avons déjà vu que la première forme sous laquelle la nonviolence se manifeste est celle où le sujet refuse d'exercer une quelconque violence sur son alter ego. Mais dans la mesure où chaque sujet est conscient de sa situation d' « existant avec d'autres >>, le combat pour la reconnaissance est nécessaire. Il ressort d'une telle analyse des rapports entre les sujets que, tout refus par un sujet d'exercer la violence sur son alter ego, le place dans une situation de victime de la violence de son prochain.

C'est parce que toute action du sujet tend à l'ériger en une puissance suprême face aux autres sujets, qu'il n'agit que dans et par la violence. Le refus d'un sujet d'exercer la violence passe donc nécessairement par un refus d'agir sur son alter ego, et donc par une passivité. La nonviolence revient alors à une tentative de promotion de la passivité du sujet à l'égard du cours de la vie, laquelle passivité est souvent présentée comme une marque de sagesse.

Mais à y voir de prés, cette passivité cache une certaine complicité du sujet devant la violence qu'il est en train de subir, dans la mesure où en refusant d'exercer la violence sur son alter ego, le sujet accepte consciemment de subir la sienne, et devient ainsi complice, peut être sans s'en rendre compte, de la violence qu'il est en train de subir. Lucien Malverne a eu donc raison de dire que << la thèse de la non-violence passe aussitôt dans son opposé l'antithèse de la violence par la passivité, laquelle objectivement est consentement puis complicité >>113.

112 F. Hacker, op. cit. pp. 15-16

113 L. Malverne, Signification de l'homme, paris, PUF, 1960, p. 74.

Nous voyons ainsi que la non-violence, même passive est une forme de violence que le sujet s'auto exerce du fait même de son acceptation à la subir. De là, il découle que le sujet nonviolent subit le martyr mais ne réussit pas à mettre fin à la violence ; pire, dans certains cas, il met même sa vie en danger. Pourtant, cette stratégie de lutte contre la violence se fonde sur les prédispositions éthiques du sujet et est sensée l'inciter à renoncer à sa violence, ou plus précisément à son agression. Il s'agit, en fait, d'une objection de conscience qui se fonde sur l'idée qu'en chaque sujet il y a une prédisposition naturelle à agir conformément au bien.

Mais, en réalité, la nature de la morale fait que cette prise de conscience de la part du sujet oppresseur tant espérée par le sujet non- violent n'est jamais garantie ; ceci du fait que la morale est une simple obligation intérieure, laquelle obligation n'est jamais assez solide pour garantir l'action du sujet. Le sort de tous les grands tenants de la non-violence en constitue une illustration parfaite. En effet, le meurtre de Gandhi et de Martin Luther-King, ainsi que la crucifixion du Christ peuvent être considérés comme le degré ultime de l'acceptation de subir la violence plutôt que de répondre à la violence par la violence.

Si nous posons cette passivité dans la perspective ouverte jusque là, elle soulève une problématique essentielle : c'est celle de la participation du sujet non violent à la marche de l'histoire. En effet, dans la mesure où l'historicité du sujet dépend de sa capacité à agir sur le cours de la vie, toute passivité l'exclut de facto du cours de l'histoire. En fait, si le sujet nonviolent se manifeste dans la passivité, son historicité devient problématique, car comme l'affirme Hegel « C'est l'activité des individus qui met en action cet universel et le fait sortir à la surface ; c'est elle qui l'extériorise dans la réalité »114. En d'autres termes, ce n'est que par l'activité que le sujet peut faire l'histoire. Le sujet non-violent est, dans ce cas, pour reprendre les termes de la démarche phénoménologique, dans une situation d'immédiateté qui ne milite guère en faveur de son élévation à l'universel.

Une telle position semble d'autant plus inutile qu'elle ne met pas fin à l'exercice de la
violence. C'est un tel sentiment d'inutilité qu'exprime justement un des adeptes de la non-

114 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 113.

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violence dont l'entretient avec Lanza del Vasto nous édifie sur la question. Ce dernier nous le rapporte en ces termes :

« Quelqu'un.- La non-violence je n'ai fait que ça toute ma vie. Eh bien, au total je l'avoue ça a raté... Réponse.- C'est surprenant comment vous y prenez vous ? Qu'avez-vous fait ? Le même.- ce que j'ai fait ? Eh bien, justement, je n'ai rien fait, je me suis laissé faire comme un idiot >>115.

C'est conscient d'un tel désarroi que les disciples de Gandhi avaient opté pour une autre forme de non-violence, celle active. Celle-ci consiste en une lutte contre la violence qui se ferait autrement que par l'acceptation de subir la violence des autres. En d'autres termes, il ne s'agit plus de compter sur la simple morale et d'espérer que le sujet violent prenne conscience de son erreur, mais d'agir pour l'obliger à changer de comportement. Mais si nous prenons en compte la précision hautement importante selon laquelle les adeptes de la non-violence active ne remettent pas en cause le principe fondamentale de la non -violence, à savoir l'idée que l'exercice de la violence est à bannir, la contradiction devient plus apparente que jamais. Cette contradiction tient au fait que, comme nous l'avons déjà montré, la notion même d'activité implique celle de violence. La contradiction que comporte la non-violence active est donc d'abord sémantique.

Mais elle se manifeste de manière plus nette dans les stratégies mises en oeuvre pour la rendre effective. Cette affirmation de Jean Marie Muller, un des défenseurs de la non-violence active, l'illustre parfaitement. En effet, il dit : « La stratégie non-violente doit être une stratégie de résistance. Il s'agit bien de ne pas se soumettre à la volonté de notre ennemi, de ne pas accepter passivement les souffrances qu'il nous fait supporter et de combattre son propre pouvoir jusqu'à ce qu'il soit défait >>116.

Il suffit de prêter une attention particulière aux concepts que Muller utilise, pour se rendre
compte de la présence de la violence dans leur stratégie. En effet, là où il parle de

115 L. del Vasto, Technique de la non-violence, Paris : Gallimard, 1988, p. 63.

116 J. M. Muller, Stratégie de l'action non-violente, Paris : fayard, 1972, p. 19.

« résistance » et de « combat », on ne peut manquer d'y déceler une forme de violence. Mais il convient de préciser qu'ici, s'affrontent deux formes de violence : une première forme qui se manifeste par l'oppression des forts sur les faibles, l'injustice, l'abus de pouvoir ; et une autre forme de violence qui est elle destinée à rétablir la justice, à mettre fin à cette oppression. C'est donc un affrontement entre la violence légitime, constructive et la violence illégitime, qui vise l'anéantissement et l'avilissement du sujet, et qui est donc essentiellement destructrice.

C'est justement une telle confrontation entre deux formes de violence que nous retrouvons dans toute la conception hégélienne car, même s'il reconnaît que la violence fait l'histoire, il rejette toute forme d'expression de la violence qui n'aurait que sa propre fin. C'est d'ailleurs, la raison pour laquelle, il considère que l'oppression exercée sur le sujet individuel par l'Etat ne doit pas être sa propre fin. Hegel affirme à ce propos que « quand la fin de l'Etat consiste en ce que les individus lui sacrifient leur vie morale, le monde est plongé dans le deuil, son coeur est brisé et c'en est fait de la spontanéité naturelle de l'esprit parvenu au sentiment de la perdition »117.

Il apparaît donc en réalité que Hegel est en phase avec les théoriciens de la non-violence active, puisqu'ils ne prônent pas, en fin de compte, une tentative d'éradication de la violence, mais une lutte contre la violence qui n'aurait qu'une finalité destructive. Mais une telle interprétation, les adeptes de la non-violence active ne la revendiquent pas volontiers. Un tel refus s'explique par une vision négativiste, qui n'est que la conséquence d'une orientation réductrice dans la prise en charge de la notion de violence. Nous nous apercevons, après notre analyse, que la violence que tente d'éradiquer les adeptes de la non-violence, c'est plutôt celle qui naît de l'injustice et qui se manifeste par l'oppression, en somme la violence destructive, qui ne contribue pas à la valorisation de l'humanité.

Si on se positionne dans le schéma hégélien, on ne peut que leur accorder du crédit, dans la mesure où Hegel ne cautionne pas toutes les formes de violence. La où, par contre, sa position se différencie de celle des défenseurs de la non-violence, c'est dans l'identification de la violence à la destruction. En d'autres termes, le reproche que l'on pourrait leur faire,

117G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 215.

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c'est d'avoir établi une cartographie du concept de violence qui n'en dessine pas toutes les régions. Ce reproche est d'autant plus justifié que cette réduction a contribué à jeter le discrédit sur la notion de violence, et à lui donner l'image d'un fantôme qui est à l'origine de tous les cauchemars de l'humanité, et dont il faut, par conséquent, se débarrasser pour retrouver la paix et la stabilité, source du bonheur, ou plus, pour retrouver une humanité authentique.

Cependant, cette identification de la violence avec la destruction n'est que la face visible de l'iceberg, puisqu'elle cache une autre identification plus illustrative du mépris de la violence : c'est celle de la violence au mal. On comprend alors pourquoi le sujet non-violent accepte de se soumettre à la violence de son alter ego. En fait, le refus d'exercer la violence, et du même coup, l'acceptation de la subir, se justifierait par un refus de commettre le mal. C'est ici une tentative de mise en pratique du fameux principe socratique, fondée sur une vision éthique : « je préfère subir le mal plutôt que de le commettre ». Elle est donc la manifestation du fondement éthique sur lequel repose la démarche de tous les tenants de la non-violence.

C'est contre une telle identification que Hegel s'est toujours érigé dans son système philosophique. Ce refus de cautionner une telle réduction ouvre un champ plus large dans sa tentative de prise en charge de la question de la violence. Là où les adeptes de la non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la violence, Hegel reste fidèle aux exigences de la marche dialectique de l'histoire, dans sa prise en charge de la question de la violence, et y fait coïncider deux modalités apparemment contradictoires : la construction et la destruction.

La position de Hegel trouve sa particularité dans le fait qu'il admet la possibilité d'une forme de violence qui serait productrice de progrès, alors que les théoriciens de la non-violence ne voient que l'aspect destructeur de la violence. Il est vrai qu'avec la prédominance de la violence destructive qui se manifeste aujourd'hui par la montée en puissance du fanatisme et les guerres qui ne sont motivées que par des soucis financiers sans intérêts pour la marche de l'humanité, le mépris exprimé par la plupart des penseurs face à la violence semble se justifier. Mais une lecture hégélienne nous permet de nous rendre compte, en dernière instance, que, derrière cette apparence destructrice, se cache le sens de l'évolution de l'histoire, puisque c'est dans et par la violence que l'Esprit réalise ses plus grands desseins.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand