CHAPITRE II : Le drame de l'histoire universelle et le
rôle des grands hommes
L'interprétation du rôle de la violence dans
l'évolution de l'histoire de l'humanité s'est faite, pour une
grande part, de façon négative, si nous parcourons les textes
philosophiques. Pour la plupart des penseurs, le seul rôle
qu'elle pourrait y jouer, ce serait la dégradation ou l'avilissement de
l'homme. En effet, pour eux, l'exercice de la violence est le signe d'une
décadence de la race humaine. Une telle idée est renforcée
par la forte conviction que la violence est une catégorie de
l'animalité.
C'est d'une vision totalement opposée à celle-ci
que Hegel partira dans sa position sur la question de l'évolution de
l'humanité. En effet, son objectif, dans les Leçons sur la
philosophie de l'histoire, est de montrer le rôle constructif que la
violence a joué dans la marche de l'histoire universelle. Pour saisir la
pertinence d'une telle orientation, il nous faut, au préalable, cerner
l'originalité de la philosophie hégélienne de l'histoire.
Celle-ci se manifeste dans deux thèses fondamentales : la
première est que, pour Hegel, il n'ya qu'une seule histoire c'est celle
de l'humanité toutes entière qu'il appelle histoire
universelle. Ce qui justifie la nécessité d'une telle
unité c'est que l'histoire de l'humanité toute entière est
guidée par la raison universelle, par conséquent l'histoire d'un
peuple donnée n'est qu'une scène de cette histoire
universelle.
Il affirme à ce propos que « le point de vue
général de l'histoire philosophique n'est pas abstraitement
général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est
l'Esprit qui demeure éternellement auprès de lui-même et
ignore le passé. Semblable à Mercure le conducteur des
âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les
peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et
nécessaire, qui a guidé et continue de guider les
évènements du monde. Apprendre à connaître l'Esprit
dans son rôle de guide : tel est le but que nous proposons ici
»85. Il ressort de cette affirmation de Hegel que tout le
sens de sa philosophie de l'histoire réside dans le déploiement
de l'Esprit Universel, dans ce que ce dernier porte en lui comme objectif,
comme caractéristique et comme artifice.
85G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire,
trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 39.
La détermination de la place de la violence dans la
marche de l'histoire chez Hegel nécessite donc la compréhension
de son rôle dans l'affirmation de l'esprit universel. Mais ce rôle,
à son tour, ne peut être bien saisi que lorsqu'il est mis en
rapport avec l'idée (qui constitue la deuxième thèse qui
fait l'originalité de la philosophie de l'histoire de Hegel) que
l'histoire a une fin.
Le concept de << fin >> est à
comprendre dans sa double acception : d'abord dans le sens de la terminaison,
de l'apothéose ; et c'est là le sens de sa fameuse thèse
de la fin de l'histoire. Ensuite, dans le sens de la finalité, d'un
objectif, d'un but à atteindre. Notre préoccupation n'est pas de
traiter de la question de la fin de l'histoire au sens d'une apothéose,
mais bien du but que s'est fixé l'Esprit Universel et des moyens qu'il
met en oeuvre pour l'atteindre. L'importance des moyens que l'esprit universel
va utiliser dépendra de la valeur du but qu'il se sera fixé.
Considérons d'abord le but de l'histoire universelle :
pour Hegel, << l'histoire universelle n'est pas autre chose que
l'évolution du principe de liberté ».86 En
d'autres termes, l'objectif de l'histoire, c'est de réaliser la
liberté de toute l'humanité. Cet objectif apparaît, chez
Hegel, comme quelque chose de fondamentale car la liberté est loin
d'être une contingence dans l'existence humaine, elle la condition
même de l'affirmation de notre humanité. Par conséquent, il
est possible de dire que l'histoire n'est pas autre chose que le processus
d'affirmation de notre humanité.
On comprend alors pourquoi Hegel nie l'historicité de
la nature car toute idée de liberté est à exclure du
fonctionnement de celle ci. La conséquence qui en découle
nécessairement, c'est que si le sujet humain n'est pas libre, son
humanité n'est pas effective, elle n'est que supposée. Il rejoint
du coup Jean Jacques Rousseau qui pense que << renoncer à sa
liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de
l'humanité et même à ses devoirs
>>87. L'accession à la liberté
apparaît donc ainsi comme ce vers quoi tend l'humanité tout
entière pour être conforme à son concept.
86 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p.
346.
87 J. J. Rousseau, Le contrat social,
extraits, Paris, Larousse, 1995, p. 22.
Mais, il convient de souligner la différence de
perspective entre Rousseau et Hegel, sur la problématique de la
liberté. Il est vrai que tous les deux reconnaissent que la
liberté est au fondement de notre humanité, mais chez Rousseau
l'accession à la liberté est une affaire de sujet individuel,
alors que chez Hegel il n'y a de liberté que lorsque celle-ci est
reconnue universellement. Mais cela n'empêche pas pour autant la
convergence de vue sur un autre aspect aussi fondamental : c'est l'idée
que la liberté, malgré son caractère fondamental, n'est
pas toujours effective dans l'histoire.
Il est vrai qu'on pourrait être tenté de croire
qu'à cause du caractère fondamental de la liberté dans
l'affirmation de notre humanité, celle-ci serait une donnée
immédiate. Mais en réalité, l'histoire de
l'humanité a montré que la liberté est loin d'être
une chose acquise d'avance. C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans le
découpage que Hegel fait de l'histoire universelle. En effet, dans ses
Leçons sur la philosophie de l'histoire, Hegel présente
l'histoire universelle en quatre étapes : le monde oriental, le monde
romain, le monde grec et le monde germanique. Il assigne à chacune de
ces civilisations une mission de l'histoire universelle qu'il se charge de
remplir avant de passer le flambeau à une autre. Il affirme d'ailleurs
que << dans l'histoire, un peuple ne peut dominer qu'une seule fois
parce que, dans le processus de l'Esprit un peuple ne peut se charger que d`une
seule mission »88.
La pertinence de ce découpage se fonde sur le rythme
d'évolution du concept de liberté. Dans la mesure où le
but de l'histoire ce n'est rien d'autre que la réalisation du principe
de liberté, l'histoire de l'humanité ne peut connaître une
évolution que dans la mesure où la liberté de tous
s'acquiert de plus en plus. C'est d'ailleurs pourquoi Hegel considère
que le premier stade de l'histoire est incarné par le peuple dont
l'organisation politique n'accorde la reconnaissance de la liberté
qu'à une très faible minorité, ou pire, qu'à une
seule personne : le souverain, et c'est le cas pour la Chine.
Hegel dit, en effet, qu'en Chine << le centre autour
duquel tout tourne et vers lequel tout revient, c'est l'empereur ; c'est de lui
que dépend donc le bien du pays et du peuple »89.
Il est
88 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire,
trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, pp. 211-212.
89 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p.
100.
donc manifeste qu'en Chine, la liberté n'est nullement
effective car, pour Hegel, là où une seule personne est libre il
n'y a pas de liberté même pour celui qui se croit libre.
Pour donner les raisons d'une telle absence de liberté,
Hegel nous dit qu'elle est fondée sur le fait que <<
l'empereur parle avec majesté et une bonté, une
délicatesse paternelle au peuple qui cependant n'a vis-à-vis de
soi-même qu'un sentiment personnel de la pire sorte, et ne pense
être né que pour trainer le char de la puissance de la
majesté impériale >>90.
Ce qui rend difficile l'expression de la liberté de
tous, c'est que, ceux dont la liberté est niée, et du même
coup l'humanité aussi, ne prennent pas conscience de la situation de
décadence dans laquelle ils se trouvent. C'est là la preuve que
la liberté est un principe mais qui n'est pas toujours effectif dans
toute l'histoire de l'humanité. C'est d'ailleurs, ce qui apparaît
dans cette fameuse affirmation de Rousseau : << l'homme est né
libre mais partout il est dans les fers, tel se croit maître des autres
qui ne se laisse pas d'être plus esclave qu'eux
>>91. L'effectivité de la liberté
nécessite d'abord la prise de conscience de son caractère
fondamental, laquelle prise de conscience doit nécessairement avoir
lieu, chez Hegel, parce que l'Esprit Universel doit nécessairement
atteindre son but.
Mais il faut dire que cette prise de conscience sonne comme
une menace dans l'oreille du souverain qui aimerait bien continuer à
garder tous les privilèges que lui accorde l'oppression, et tentera
forcément de les défendre. La conséquence est que la
liberté universelle ne s'obtient pas gratuitement : c'est au bout d'un
combat entre celui dont la liberté est niée et celui qui la nie,
qu'elle sera effectivement reconnue. Autrement dit, la violence devient une
nécessité absolue dans l'histoire universelle puisque c'est par
ce seul biais que l'objectif de l'Esprit sera atteint.
Par conséquent l'histoire universelle n'est pas un
hôtel mais plutôt un autel pour l'Esprit. C'est ce que nous pouvons
lire dans ce passage de La raison dans l'histoire de Hegel : <<
l'histoire nous apparaît comme l'autel oil ont été
sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des
individus >>92. Il apparaît clairement ici que le
mouvement de l'histoire s'effectue, selon Hegel, sur la base d'une logique de
rupture et de conflit. En effet,
90G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 107.
91 J. J. Rousseau, Le contrat social,
extraits, Paris, Larousse, 1995, p. 22.
92 G. W. F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p.
103.
64
dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire,
il présente un mouvement de l'histoire de l'humanité qui est
loin d'être linéaire mais plutôt sinusoïdale,
c'est-à-dire faite d'apogées et de déclins.
Cette présentation du cours de l'histoire par Hegel
trouve sa justification dans l'idée que la liberté qui en est la
fin ultime ne peut se réaliser que sous la forme d'une communauté
universelle. Ainsi, à chaque moment de l'histoire, un peuple incarne un
niveau d'évolution de cette quête de liberté qui ne peut
être effective que comme catégorie commune à tout un
peuple. Et donc il apparaît clairement que l'Esprit Universel confie tous
ses desseins et ses intentions à un peuple qui est le mieux à
même de présider à la destinée de l'humanité
toute entière. C'est ce qui fait dire à Jaques d'Hondt qu'
« à chaque époque, un peuple plus valeureux guide
jusqu'à la prochaine étape le cortège des nations
»93. Dans la mesure où tout passage d'un niveau
d'évolution à un autre implique une rupture, un divorce d'avec ce
qu'a été, le cours de l'histoire passe nécessairement par
la rupture d'avec le peuple qui a incarné le stade
précédent, laquelle rupture est synonyme
d'anéantissement.
Par conséquent le passage vers un stade
supérieur incarné par un autre peuple s'effectue forcément
par le massacre du peuple qui a incarné le stade
précédent. C'est d'ailleurs un tel massacre que décrit
Hegel dans le passage du monde romain au monde grec, en disant : « Des
révoltes des généraux des empereurs reversées par
eux et par les intrigues des courtisans, l'assassinat ou l'emprisonnement des
empereurs par leurs propres épouses, et leurs propres fils, les femmes
s'adonnant à toute les débauches et à toutes les infamies,
tels sont les spectacles que l'histoire fait passer ici devant nos yeux,
jusqu'à ce qu'enfin l'édifice caduc de l'empire romain d'orient
fut abattu par l'énergie des turcs vers le milieu du XV
ème siècle (1453) »94.
La manière dont s'est effectué ce passage ne
relève pas de la simple contingence puisque c'est là que
réside la loi d'évolution de l'histoire. Mais il faut entendre
cette dernière au sens d'une nécessité qui est
dictée par l'Esprit Universelle lui-même. La principale
conséquence qu'il en tire est que l'histoire de l'humanité est un
long chemin de croix, un drame permanent que le
93 D'Hondt, J. Hegel philosophe de l'histoire
vivante, Paris, PUF, 1966, p 350.
94G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie
de l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris : Vrin, 1970, p. 262.
65
sujet historique, l'homme, doit vivre s'il veut en
réaliser le but ultime qu'est l'accession à la liberté.
Il serait peut être pertinent d'objecter à Hegel
que l'histoire de l'humanité n'est pas seulement le récit des
guerres et des massacres perpétrés par les hommes. En
réalité, Hegel lui-même en est conscient, mais cela
n'empêche pas qu'il fasse de la violence la condition d'évolution
de l'histoire. S'il s'accroche tant à cette idée, c'est qu'il
considère que << l'histoire n'est pas le lieu de la
félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages
blanches »95. En d'autres termes, Hegel ne nie pas
l'existence de périodes de jouissance dans l'histoire de
l'humanité, mais il considère que durant cette période,
l'humanité n'évolue pas dans sa quête de liberté.
L'humanité ne produit rien tant qu'elle reste dans une situation de
quiétude et de simple jouissance. La preuve est que tous les grands
bouleversements de l'humanité sont intervenus après des
périodes de conflit.
Et il faut dire que si nous observons bien le cours de
l'histoire de l'humanité, il est impossible de nier l'importance de la
violence dans le progrès. Et plus encore, pour Hegel, c'est la source
même du progrès. On comprend dès lors toute la fascination
que Hegel à éprouvée lors de la révolution
française de 1789. Il est donc évident que, si l'humanité
aspire au progrès, elle doit chercher à réaliser de grands
bouleversements parce que c'est ainsi qu'elle peut facilement l'atteindre.
Et il en découle que, du moment où l'homme ne se
distingue de l'animal que par sa capacité à s'inscrire dans une
démarche de progrès, la définition même de l'homme
exige la prise en compte du rôle de la violence dans toutes ses oeuvres,
puisque c'est par elle qu'elle va se faire. Georges Sorel mentionnera à
ce sujet que << la légende du juif errant est le symbole des
plus hautes aspirations de l'humanité, condamnée à
toujours marcher sans connaître le repos
»96.
Si donc le progrès de l'humanité exclut toute
idée de quiétude et de paresse, ses véritables acteurs
seront ceux qui se seront le plus investis pour la cause de l'humanité.
C'est justement là que réside, selon Hegel, la
différence entre les hommes, c'est-à-dire dans l'acceptation
de
95 G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire,
trad. Kostas Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 116.
96 G. Sorel, réflexions sur la violence,
Paris, Marcel Rivière, 1950, p. 24.
66
la souffrance et du combat comme catégorie essentiel de
la vie. Et c'est à ceux qui auront accepté d'exercer ou de subir
la violence, pour défendre une cause à portée universelle,
qu'il accordera un traitement spécial dans son système. Ce sont
ceux qu'il nomme « les grands hommes » qui peuvent
transformer le cours de l'histoire.
Mais, pour pouvoir transformer le cours de l'histoire, il
faut, pour Hegel, être capable d'incarner l'unité d'un groupe
d'individus. En d'autres termes, le premier critère qu'un être
humain doit remplir pour atteindre le statut de << grand homme
», c'est de pouvoir faire l'unanimité autour de sa propre personne.
Nous avons vu précédemment que l'Esprit Universel confiait ses
missions à des peuples, mais ces peuples eux mêmes chargent
à des hommes qui doivent les diriger de remplir la mission que l'Esprit
leur avait confiée. Tout se passe comme si en confiant à un
peuple une mission, l'Esprit Universel visait en fait les hommes qui le
dirigent. Et c'est donc fort légitimement que Hegel accorde le titre de
grand
homme en premier lieu, aux leaders qui ont su guider la
destinée de leur peuple. << C'est ainsique
[nous dit-il] tous les Etats on été fondés par le
pouvoir éminent de grands hommes, non
par la force physique, car plusieurs individus sont plus
forts qu'un seul. Mais le grand homme a quelque chose dans ses traits que les
autres peuvent appeler leur maître »97.
Ce qui fait donc un grand homme ce n'est non pas une
utilisation aveugle de la violence comme moyen d'expression, mais plutôt
la capacité d'incarner une mission de l'Esprit Absolu à travers
ce qu'il a de plus grand à réaliser. Le grand homme est alors,
pour Hegel, un agent que l'Esprit Absolu utilise pour réaliser ses
desseins. Mais, en réalité cette situation d'agent de l'Esprit
Absolu, le grand homme n'en a pas conscience. Lorsqu'il agit, il croit donc
agir pour son propre compte, mais en fait, il réalise toujours une
idée de l'Esprit qui le dépasse en tant
qu'individualité.
Tout se passe comme si le grand homme se trompait lui-même,
ou plutôt, s'il se faisait avoir par l'Esprit Absolu, qui lui confie une
mission qu'il ne peut par lui-même réaliser. Ce n'est
97G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la
realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
67
que lorsque le but que l'Esprit Universel s'était
fixé se réalise, qu'il apparaît au grand jour comme
étant en réalité la main invisible derrière tous
les actes des grands hommes. C'est pourquoi Jaques d'Hondt affirme que
« les acteurs de l'histoire sacrifient leur individualité et
déposent dans l'évènement ce qu'ils ont d'universel
»98. Le sacrifice dont il est question ici ne
découle pas de la volonté du sujet de servir l'Universel, le
grand homme pense agir pou son propre compte. Il ne sait donc pas qu'au cours
de l'histoire, l'Esprit Universel est une taupe.
Il découle de tout ceci que les grands hommes ne sont
pas conscients de la valeur historique de la violence qu'ils sont en train
d'exercer sur les autres. C'est par exemple, une telle cécité
devant le sens des évènements qui atteint Oedipe qui en tuant son
père ne se rendait pas compte qu'il accomplissait son destin. C'est
pourquoi Hegel affirme à propos de ce récit que <<
l'effectivité garde donc cachée en elle l'autre coté,
celui qui est étranger au savoir, et elle ne se montre pas à la
conscience telle qu'elle est en soi et pour soi. -Au fils il ne montre pas son
père dans son offenseur qui tue- elle ne montre pas la mère dans
la reine qu'il prend pour femme. Guettant la conscience de soi éthique
se tient donc une puissance ténébreuse qui fait irruption quand
l'opération a lieu »99.
Mais OEdipe étant un personnage mythique, un autre
exemple (d'un personnage historique) nous semble plus pertinent : il s'agit de
l'assassinat de César. En effet, quand Romulus assassine César,
il croit atteindre un objectif personnel, en réalité, ce qu'il ne
sait pas c'est qu'il vient de réaliser une des exigences de l'Esprit
Absolu, à savoir le passage de la Monarchie à la
République. Il a donc réalisé sans le savoir une
idée qui le dépasse c'est-à-dire la République.
C'est un tel procédé que Hegel nomme la ruse
de la raison qu'il définissait en ces termes : << on peut
appeler ruse de la raison le fait qu'elle laisse agir à sa place les
passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient
à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages
»100. Mais le fait que la raison universelle utilise les
passions des grands hommes pour se réaliser, n'enlève en rien le
mérite de ces derniers. En effet, il est vrai qu'ils
98 D'Hondt, J. Hegel philosophe de l'histoire
vivante, Paris, PUF, 1966, p 404.
99 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 2, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 36.
100G. W. F. Hegel, La raison dans l'histoire, trad. Kostas
Papaioannou, Paris : 10/18, 2006, p. 129.
ne sont pas conscients de la valeur historique de leurs actes,
mais ils sont conscients du fait qu'ils doivent affronter la violence pour
atteindre les buts qu'ils se sont fixés ; et ils n'ont pas reculé
devant les difficultés.
Autrement dit, ils ont, à l'image du maître dans
la lutte pour la reconnaissance, préféré la mort
plutôt que de ne pas réaliser le principe de liberté pour
leur peuple. Hegel dira à propos de ces grands hommes qu' « ils
n'ont pas voulu trouver le bonheur, mais atteindre leur but, et ce but, ils
l'on atteint par un labeur pénible. [...] Ce n'est pas le
bonheur qu'ils ont choisi, mais la peine, le combat et le travail pour leur
but. [...] Les grands ne furent grands que parce qu'ils ont
été malheureux »101.
On comprend dès lors toute l'admiration que Hegel a
pour les grandes figures de l'histoire, comme Jules César ou
Napoléon à propos duquel il disait « j'ai vu l'Esprit du
monde à cheval ». Il est alors manifeste que tout dans
l'action du grand homme relève de l'exercice de la violence. Et cela
apparaît nettement lorsqu'il s'agit des héros qui ont
incarné l'esprit de leur peuple autant dans la politique
intérieure que dans la politique extérieure. Hegel tente ainsi de
justifier la tyrannie comme étant une pratique nécessaire
à la stabilisation du corps politique. Il établit donc une
distinction entre le despotisme et la tyrannie. Les deux formes d'organisation
politique ont ceci de commun qu'elles s'expriment par une violence
exercée par le souverain sur son peuple. Mais alors que, dans le
despotisme, la violence est injuste et superflue, dans la tyrannie, la violence
est nécessaire et justifié.
C'est pourquoi il affirme à propos de cette forme de
violence que « ce pouvoir n'est pas le despotisme mais la tyrannie,
pure domination épouvantable, mais elle est nécessaire et juste
dans la mesure oil elle constitue et conserve l'Etat en tant qu'il est cet
individu effectif »102. Il apparaît nettement ici
que Hegel ne justifie pas n'importe quelle forme de violence dans l'exercice du
pouvoir politique. Il ne cautionne l'utilisation de la violence par le tyran
que lorsque celle-ci est nécessaire ; c'est-à-dire lorsqu'elle
permet de conserver l'unité politique et d'obliger tout le monde
à se conformer au but commun qui est la défense de l'Etat. Il
est
101 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 124.
102G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
69
alors évident que ce n'est pas n'importe quelle forme de
violence qui élève l'homme à l'universel.
Même s'il est vrai, comme nous l'avons montré
précédemment, que la violence est au fondement de l'affirmation
de notre humanité, il n'en demeure pas moins vrai que, chez Hegel, seule
la violence constructive peut faire la grandeur d'un homme. Et cette violence
constructive est celle qui est au service de l'acquisition de la liberté
et qui joue ainsi un rôle positif dans l'histoire. Par conséquent,
tout exercice de la violence qui ne viserait que la simple destruction serait
malsain. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il fustige les comportements
des despotes orientaux. Décrivant la situation qui prévaut en
orient, il dira : «le suicide, comme oeuvre de vengeance, l'exposition
des enfants comme fait ordinaire et journalier, voilà ce qui montre le
peu de considération que l'on a pour soi même et pour l'homme
»103.
Il ne s'agit donc guère ici d'une tyrannie au service
de la cause de l'humanité, ce qu'on pourrait appeler autrement une
tyrannie de l'universel ; mais plutôt d'un despotisme qui n'a pas pour
autre but que de renforcer les pouvoirs du seul souverain. C'est donc une forme
de gouvernement où la liberté du souverain est la seule
finalité et il ne laisse aucune place à l'expression de la
liberté universelle. Ainsi, toutes ses actions tendent à bafouer
la dignité humaine. Et cette forme d'oppression, Hegel la
considère comme superflue et dangereuse, même pour le despote. On
comprend alors pourquoi il considère que « Eut-il
été sage il abandonnerait lui-même sa tyrannie dès
qu'elle est superflue. Mais sa divinité est seulement la divinité
de l'animal, l'aveugle nécessité qui justement mérite
d'être détesté comme le mal »104.
Le despote a donc tout intérêt à se faire
un tyran c'est-à-dire à faire une bonne utilisation de la
violence, car c'est le seul moyen d'incarner une des missions de l'Esprit
Universel et de participer à la réalisation de ses plus grands
desseins. Ce mépris que Hegel éprouve contre la violence dont la
simple destruction est la finalité apparaît également dans
la critique qu'il fait du fanatisme qui constitue l'une des formes d'expression
de la violence les plus répandues dans le monde contemporain.
103 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de
l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970, pp. 107-108.
104 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de la
realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
Le fanatisme est une attitude religieuse consistant à
penser que ce en quoi on croit est la seule vérité et par
conséquent la seule chose qui mérite qu'on y croit. En
conséquence, le fanatique tend à rejeter toute autre forme de
croyance religieuse comme erronée et absurde. Il y a donc à la
base du fanatisme une tentative de négation de l'autre, laquelle
négation, du fait du désir de reconnaissance de chaque
individualité, fait nécessairement naître le conflit.
C'est pourquoi Hegel nous dit que « le fanatisme ne
consiste essentiellement qu'à se comporter à l'égard du
concret en dévastateur et en destructeur »105.
On pourrait penser que la violence qui naît du fanatisme
met aux prises des adeptes de différentes religions. Mais le cours des
évènements contemporains nous renseigne que la forme de fanatisme
la plus répandue aujourd'hui est celle qui oppose des adeptes d'une
même religion. Cela paraît évidemment étonnant, mais
il faut dire qu'une telle situation s'explique par le fait qu'à
l'intérieur d'une religion, on peut retrouver plusieurs branches ayant
chacune leur interprétation du message religieux. Nous retrouvons une
telle situation surtout chez les deux religions révélées
les plus répandues actuellement à savoir le christianisme, avec
les actes de violences qui opposent catholiques et protestants, et l'Islam avec
les nombreux attentats en Afghanistan ou en Irak commis par des shiites sur les
sunnites et vice versa.
Mais en réalité ce qui pose problème dans
le fanatisme c'est non pas la pluralité des interprétations, mais
l'incapacité pour les adeptes à exprimer l'universel dans la
pluralité ; en un mot l'absence de tolérance. Et une telle
utilisation de la violence au service d'une mauvaise cause fait que le
rêve de la plupart des philosophes et humanistes est celui d'une
humanité qui exclut toute utilisation de la violence de ses actions. Un
tel rêve, Hegel l'analyse sans complaisance.
105 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de
l'histoire, Trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1970, p. 276.
71
|