CHAPITRE I : La guerre comme forme de lutte pour la
reconnaissance
Chez Hegel, la nature des rapports entre les Etats est
similaire à celle entre les sujets car, s'il est vrai que l'homme ne
trouve son effectivité qu'à l'intérieur de l'Etat, il n'en
demeure pas moins vrai que c'est par l'action d'un homme, à savoir le
prince, que l'Etat s'exprime. Hegel dira dans ce sens que « l'Etat est
orienté vers l'extérieur en tant qu'il est un sujet individuel ;
aussi ses rapports avec les autres Etats appartiennent au pouvoir du prince
auquel il revient immédiatement de commander la force armée,
d'entretenir les relations avec les autres Etats par des ambassadeurs, de
décider de la guerre et de la paix, et de conclure d'autres
traités »66.
Les rapports entre les Etats sont donc, en dernière
instance, les rapports entre les hommes qui sont à la tête de ces
Etats. En tant qu'individu singulier, l'Etat ne peut exister dans une situation
de totale autarcie. Ceci se justifie par la nécessité de la
réalisation de l'universel qui se trouve incarné dans l'Etat
à travers ses actes. C'est donc à travers les rapports entre les
Etats que l'universel peut résulter. Dans la présentation qu'il
fait de l'idée de l'Etat, Hegel, note ce passage en ces termes : «
L'idée de l'Etat : a) possède une existence immédiate
et est l'Etat individuel comme organique se rapportant à soi même-
c'est la constitution du droit politique interne. b) Elle passe à la
relation de l'Etat isolé avec les autres Etats- c'est le droit externe
c) Elle est l'idée universelle, comme genre et comme puissance absolue
sur les Etats individuels, l'esprit qui se donne sa réalité dans
le progrès de l'histoire universelle »67.
Les trois aspects de l'Etat qui apparaissent dans cette
affirmation de Hegel sont assez illustratifs de la nécessité du
rapport entre les Etats. L'Etat s'affirme d'abord en tant que sujet individuel,
puis passe par le rapport avec d'autres Etats, lequel rapport constitue
l'actualisation des intentions de l'universel qui ne peut se faire que dans le
cadre de l'histoire
66G. W. F HEGEL, Principes de la
philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé
par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 327.
67 G. W. F. Hegel, Op. Cit. p. 255.
universelle. Il est clair alors que la nature du procès de
l'histoire universelle dépend de celle des rapports entre les Etats.
La nature de ces rapports se laisse découvrir dans la
qualification que Hegel assigne à l'Etat. Nous avons déjà
vu que, chez Hegel, tout sujet individuel a besoin de la reconnaissance de
l'autre pour accéder à l'universel68, par
conséquent l'Etat lui-même, en tant qu'il est un sujet individuel,
mais universel, qui incarne l'unité des sujets particuliers, a besoin de
la reconnaissance de sa souveraineté au plan international. Cette
reconnaissance, l'Etat ne peut l'obtenir que de la part d'autres Etats qui ont
eux mêmes besoin de reconnaissance. Cette situation est similaire
à celle des deux consciences aspirant toutes deux à la
reconnaissance de leur liberté. Elle ne manquera donc pas de
déboucher sur un conflit car les Etats n'aspirent pas à
être reconnu comme simple être-là, mais comme sujet
souverain et ayant une valeur supérieure aux autres.
Par conséquent, la principale exigence à
laquelle l'Etat doit se soumettre, c'est celle du combat. Ainsi à
l'image de sujets humains, la reconnaissance de la souveraineté des
Etats n'est pas gratuite, elle est le résultat d'une lutte. La position
de Hegel sur la question de la reconnaissance de la souveraineté des
Etats ne laisse, dans cette circonstance, aucune alternative aux Etats que la
lutte. Pour lui, renoncer à la reconnaissance de sa liberté, qui
est ici synonyme de souveraineté dans le rapport entre les Etats,
reviendrait à renoncer à son propre statut. Autrement dit, si un
Etat n'est pas reconnue, il ne peut atteindre l'universel. Dès lors, le
combat pour la reconnaissance devient un combat pour l'existence même de
l'Etat en tant qu'incarnation de l'universel.
Mais il est important de souligner que cette lutte peut
revêtir plusieurs formes, elle ne se présente pas seulement sous
un aspect militaire. La première forme de lutte pour la reconnaissance
qu'un Etat peut mener c'est celle d'un combat au plan diplomatique. Il est
vrai, vu la conception la plus courante que l'on se fait de la diplomatie,
qu'il peut paraître
68 Cf. Dans la lutte pour la reconnaissance, si la
conscience a eu besoin de la reconnaissance de l'autre conscience pour
accéder à l'universalité, c'est parce qu'elle se
présente comme sujet individuel.
51
53
d'emblé contradictoire de parler de combat
diplomatique. En effet, selon une telle présentation, la diplomatie
pourrait être comprise comme l'ensemble des transactions d'un Etat visant
à établir des rapports pacifiques avec les autres Etats avec
lesquels il est appelé à entrer en contact.
Mais en réalité, une telle présentation
des rapports diplomatiques ne rend pas compte de tous les aspects des relations
interétatiques. En fait, aucun Etat ne peut exister sans s'engager dans
une lutte pour un meilleur positionnement sur le plan international. La survie
de chaque Etat dépend donc, en dernière instance, de sa
capacité à défendre soi-même ses propres
intérêts. Hegel affirme à ce propos que << dans
leurs relations entre eux les Etats se comportent en tant que particuliers par
suite c'est le jeu le plus mobile de la particularité intérieure,
des passions, des intérêts, de buts, des talents, des vertus, de
la violence, de l'injustice et du vice, de la contingence extérieure
à la plus haute puissance que puisse prendre ce phénomène.
C'est un jeu où l'organisme moral lui-même, l'indépendance
de l'Etat, est exposé au hasard »69 .
En d'autres termes, c'est dans la défense des
intérêts de chaque Etat que réside, pour Hegel, la source
des rapports conflictuels entre les Etats. La diplomatie est donc, en
dernière instance, une dimension du conflit, parce qu'il s'agit
là aussi de défendre les intérêts de l'Etat ;
lesquels intérêts ne peuvent être conservés que dans
la mesure où l'Etat s'est positionné mieux que les autres. C'est
pourquoi, Hegel reconnaît qu'il y a parfois des signatures de
traités de paix entre les Etats, mais il n'accorde à ceux-ci
aucune valeur puisque, pour lui, il ne s'agit là que de la manifestation
d'une certaine hypocrisie de la part des princes qui dirigent les Etats. Hegel
affirme dans ce sens que << Les contrats «entre Etats»
n'ont pas l'effectivité du contrat effectif, n'ont pas la puissance qui
est-là de ces contrats effectifs, mais l'individu-peuple est justement
l'universel en tant que puissance qui est là. Par conséquent, il
ne faut pas les considérer à la manière des contrats
civils. Ils n'ont aucun caractère-obligatoire pour autant qu'une partie
contractante les supprime. »70.
69 G. W. F HEGEL, Principes de la
philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé
par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 333.
70 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107
Par conséquent, tout traité est nul dans les
rapports entre les Etats ; et ceci parce qu'il ne garantit à aucune des
parties signataires une conservation durable de ses intérêts ; la
preuve, la signature d'un traité n'intervient que quand les deux parties
signataires ont conscience de l'existence d'un choc d'intérêts
divergents.
C'est pour ne pas perdre un certain nombre de
privilèges, et donc pour conserver un certain nombre d'avantages au plan
économique, politique et stratégique, qu'un conflit armé
aurait détruit, que les Etats consentent à respecter les
traités. Du coup, il suffit que les enjeux changent pour que le respect
des accords signés devienne une utopie. Il y a donc, pour Hegel, une
part d'hypocrisie dans la signature des traités, c'est pourquoi il
poursuit dans la même logique pour dire que <<C'est cette
perpétuelle tromperie que de conclure des traités, de prendre des
engagements et de faire à nouveau disparaître ces engagements
»71.
Il apparaît donc le caractère conflictuel qui
sous-tend la signature des traités, car chaque Etat cherche à se
positionner mieux que l'autre, et par conséquent, dans la signature d'un
traité, l'objectif de chaque Etat, qu'il soit manifeste ou non, est de
pousser l'autre par tous les artifices possibles, à accepter des
compromis en sa défaveur.
Dans la mesure où la signature de traité n'offre
pas une garantie suffisante des intérêts de chacun, du fait de
l'absence d'éthique, le passage à une autre forme de lutte,
à savoir la guerre, devient nécessaire. D'ailleurs, Hegel
n'envisage pas d'autres types de rapport entre les Etats que celui de la
guerre. A ses yeux, l'existence d'intérêts divergents ne peut
déboucher que sur une situation de conflit armé, puisque c'est la
voie la plus efficace pour mettre fin aux différends qui peuvent exister
entre deux Etats.
<< Les conflits entre les Etats [nous dit
Hegel] lorsque les volontés particulières ne trouvent pas un
terrain d'entente, ne peuvent être réglés que par voie de
guerre. Mais étant donné que, dans leur vaste étendu et
avec leurs multiples relations entre leurs ressortissants, des dommages
nombreux peuvent facilement se produire, il est impossible de déterminer
en soi quels sont ceux qu'il faut considérer comme une rupture manifeste
des traités et qui sont une offense à l'honneur et à la
souveraineté. En effet, un Etat peut placer sa valeur infini et sont
honneur dans chacune de ses unités individuelles et il est d'autant plus
porté à cette
71 G. W. F. Hegel, Op. Cit. Ibiem.
susceptibilité qu'une individualité
puissante est poussée par un long repos à se chercher et à
se créer à l'extérieur une matière
d'activité »72.
Tout se passe comme si les Etats étaient dans la
même situation que les individus à l'état de nature. Mais
il convient de préciser ici qu'il s'agit de l'état de nature tel
que Hobbes l'a théorisé, c'est-à-dire un état de
guerre. D'ailleurs, sur ce plan, Hegel rejoint Hobbes, dans la mesure où
pour les deux philosophes, l'Etat est une personnalité juridique ; avec
bien sûr cette différence fondamentale que, chez Hobbes, les
parties du corps politique sont antérieures au tout, ceci grâce au
contrat de représentation qui a permis de passer de la
multiplicité à l'unité, alors que chez Hegel la
totalité est antérieure aux parties qui la composent. Mais cette
différence d'approche cache mal la convergence de point de vue sur la
question de la nature des rapports entre les Etats, car Hobbes lui-même
considère que la nature des rapports entre les Etats est similaire
à celle entre les individus à l'état de nature. Il dit
ceci dans les Eléments de la loi naturelle et politique :
« Et voilà pour ce qui concerne les
éléments et les fondements généraux des lois
naturelles et politiques. Quant à la loi des nations, elle est la
même que la loi de nature. Car ce qui est la loi de nature entre deux
hommes avant la constitution d'une république est, après, la loi
des nations entre deux souverains »73.
Mais, considérer la guerre comme la seule forme
d'expression de l'Etat dans le cadre des relations internationales, c'est
s'écarter du chemin qui à été emprunté par
la plupart des penseurs. En effet, lorsqu'on évoque la question de la
guerre, le sentiment le mieux partagé est le mépris à
l'encontre d'une telle forme de manifestation de la violence. Un tel
mépris se retrouve, pour une grande part, chez les philosophes
moralistes ou humanistes, dont le souci est la construction d'une paix et une
stabilité durable dans les rapports entre les individus, mais
également dans les rapports interétatiques. La guerre est donc
présentée comme une manifestation de notre animalité ;
c'est, pour ces penseurs, le signe d'une décadence de
72G. W. F HEGEL, Principes de la
philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé
par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 39.
73Th. Hobbes, Eléments de la loi naturelle
et politique, Trad. Dominique Weber, Paris, Livre de poche, 2003, p.
344.
l'humanité, ou pire, une déviation de
l'espèce humaine à laquelle il faudrait mettre fin pour retrouver
une humanité authentique.
C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans ces mots
d'Emmanuel Levinas : « les morts sans sépulcre dans les guerres
et les camps d'extermination accréditent l'idée d'une mort sans
lendemain et rendent tragi-comique le souci de soi, et illusoire la
prétention de l'animal rational à une place
privilégiée dans le cosmos et la capacité de dominer et
d'intégrer le [sic] totalité de l'être dans une
conscience de soi »74.
Il faut dire que, si on se limite à la simple
observation des ravages que font les différentes guerres, et les
exactions commises par les chefs des armées lors de conflits, on ne peut
que reconnaître le caractère destructeur de la guerre. Mais c'est
justement une limitation à la simple constatation empirique que
dénonce Hegel dans sa conception de la guerre. En fait, Hegel adopte une
démarche analytique et reste fidèle à sa conception
universaliste des rapports entres les individus.
Pour lui, la prise en charge de la question de la guerre, pour
respecter tous les critères d'une pensée philosophique, doit
écarter tout sentimentalisme pour déterminer le véritable
rôle de la guerre dans l'évolution de l'histoire universelle.
Ainsi, dans un discours qui manifeste toute la froideur qu'exige la
démarche logique, il reconnaît certes le caractère
destructeur de la guerre, mais n'en nie pas, pour autant, son caractère
hautement déterminant dans le processus d'universalisation de l'esprit.
Ceci est d'autant plus vrai que la guerre, chez Hegel, relève d'une
exigence de l'Esprit Absolu.
Loin d'être une contingence de l'histoire, elle est une
forme d'expression, ou plus, la meilleure forme d'expression du pour soi qui
est ici l'Etat. La guerre est une nécessité parce que chaque Etat
veut être reconnu en tant qu'Etat libre et souverain. Il est vrai qu'une
telle vision des choses peut laisser croire que l'histoire de l'humanité
n'est rien d'autre que le champ où se mènent les combats sans
fin, alors qu'il est possible de retrouver des Etats, dans
74 E. Levinas, Humanité de l'autre homme,
Paris, Fata Morgana, 1972, p.74.
55
l'histoire de l'humanité, qui n'ont jamais eu de
relations de conflits armées avec d'autres, et c'est le cas de la
Suisse.
Mais il faut dire que l'état de guerre ne consiste pas
seulement en une situation de conflit armé effective entre deux Etats.
Il est d'abord une situation où le conflit demeure une
nécessité. En d'autres termes, le conflit est en puissance et la
nécessité historique fait qu'il est appelé à se
réaliser en acte.
C'est ce que mentionne fort justement Thomas Hobbes, qui
affirme que << la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille
et dans des combats effectifs, mais dans un espace de temps oil la
volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment
avérée >>75. Cette volonté de
s'affronter trouve tout son sens et son expression chez Hegel, puisque chaque
Etat aspire à la reconnaissance et est conscient que c'est par
l'affrontement qu'il peut la décrocher. Cette nécessité de
la guerre est donc à entendre au sens d'une nécessité
logique, et elle réside dans la volonté de dominer, de bien se
positionner dans l'échiquier international, en un mot d'être
reconnu comme Etat libre et souverain.
Cette nécessité de la guerre se justifie, chez
Hegel, par le fait que, << «dans la guerre» chacun en tant
qu'il est ce singulier se rend soi- même puissance absolue, s'intuitionne
en tant qu'absolument libre. «Il est» pour soi et réel face
à un autre en tant qu'il est la négativité universelle.
C'est dans la guerre qu'il lui est accordé cela : «être la
négativité absolue» >>76.
Par conséquent, aucune république qui n'a jamais
mené une guerre ne peut mesurer son poids et sa force sur le plan
international. En d'autres termes, sa souveraineté n'est que
supposée, elle est en puissance. Pour qu'elle soit effective, il faut
qu'elle accepte de la mettre à l'épreuve, de la remettre en
cause. Ce n'est qu'après avoir réussi à l'épreuve
de cette remise en cause que l'Etat devient effectivement souverain au plan
extérieur. L'Etat qui s'engage dans un conflit armé a donc
conscience de la double violence qu'implique la guerre. En effet, la guerre ne
remet pas seulement en cause l'autonomie de l'adversaire, mais également
notre propre autonomie. Autrement dit, il ne s'agit pas seulement d'une
violence sur son ennemi mais également sur soi même. Jean
Hyppolite a eu donc raison de dire que << la guerre est la
75Th. Hobbes, Léviathan. Traité de
la matière et de la forme du gouvernement de la république
ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris,
Sirey, 1971, p. 124.
76 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
grande épreuve de la vie des peuples. C'est par
elle qu'ils manifestent au dehors ce qu'ils sont à l'intérieur et
affirment leur liberté ou tombent en esclavage
»77.
D'un autre point de vue, l'importance et la portée de
la guerre se manifestent, selon Hegel, tant au plan intérieur qu'au plan
extérieur. Sur le plan intérieur, la guerre permet de renforcer
les liens entre les citoyens, dans la mesure où tout le monde est uni
pour un même but : la préservation de l'Etat comme entité
souveraine. C'est ainsi que si l'Etat est dans une situation de conflit
armé avec un autre Etat, toutes les querelles internes sont, en
principe, en suspens en vue de la préservation d'un intérêt
commun. La guerre est donc une situation dans laquelle l'orgueil et la
fierté d'appartenir à un même peuple s'expriment le
plus.
C'est pourquoi Hegel considère que << la
santé d'un Etat se manifeste, en générale moins dans la
tranquillité de la paix que dans les mouvements de la guerre, dans le
premier cas, c'est la jouissance et l'activité isolée, le
gouvernement n'est qu'une sage administration qui ne requiert que la
connaissance et l'habitude de gouverner. Dans la guerre, par contre,
apparaît la force du lien qui unit chacun avec la communauté ; on
voit alors les exigences que ce lien a pu prévoir d'imposer à
tous, et la valeur des efforts que, de leur propre chef, ils acceptent de
fournir en sa faveur »78.
Ceci est d'autant plus fondamental que, loin d'être une
exigence parmi tant d'autres, cette possibilité d'unir le peuple autour
d'un souverain constitue, selon Hegel, la condition de l'existence même
de l'Etat. Ceci trouve sa justification dans le fait qu'elle est la seule
manière de défendre la souveraineté de l'Etat. Hegel
n'hésitera pas à affirmer qu' << une population humaine
ne peut recevoir le nom d'Etat que si elle est unie pour la défense
collective de l'ensemble des biens »79. Et cette
unité ne peut s'affirmer que lorsqu'elle est mise à
l'épreuve.
Tout se passerait alors comme si l'existence de l'Etat en tant
que souveraineté ne pouvait être effective que lorsque celle-ci
est remise en cause. Hegel fait ainsi de la guerre non seulement la voie royale
pour l'affirmation de la souveraineté mais aussi la condition de
possibilité du politique. Nous pouvons ainsi lire dans La
phénoménologie de l'Esprit : << La guerre est
l'esprit et la forme dans lesquels le moment essentiel de la substance
éthique, c'est-à-dire l'absolue liberté de l'essence
éthique autonome à l'égard de tout être
déterminé, est présent
77 J. Hyppolite, Introduction à la
philosophie de l'histoire de Hegel, Paris, Seuil, 1983, p. 93.
78G. W. F. Hegel, La constitution
d'Allemagne, Trad. Michel Jacob, in : Ecrits Politiques, Paris, Champs
libres, 1977, p. 32.
79 G. W. F. Hegel, Op. Cit., p. 43.
57
dans l'effectivité et dans la confirmation de soi
de la substance éthique >>80. En d'autres termes
l'effectivité de l'Etat comme individualité libre passe
nécessairement par la guerre.
Il rejoint ainsi Nicolas Machiavel pour qui tout en politique
obéit à la loi du plus fort. Ainsi il considère que la
meilleure manière de se comporter pour un homme d'Etat, ou pour
quelqu'un qui aspire à diriger l'Etat, c'est de n'agir qu'en tenant
compte de ces trois enjeux : << comment on accède au pouvoir
? >>, << comment on se maintient au pouvoir ?
>> et << comment on perd le pouvoir ? >>. Pour
Machiavel, la réponse à ces trois questions peut être
résumée en une seule idée : l'exercice de la violence. Et
donc si un Etat fait preuve d'une incapacité à exercer la
violence sur les autres et de la subir, il est nécessairement
appelé à disparaître. C'est d'ailleurs la raison pour
laquelle il disait ceci au prince à qui il prodiguait des conseils:
« Un prince donc ne doit avoir autre objet ni d'autre
pensée, ni prendre aucune chose pour son art hormis la guerre, et les
institutions et sciences de la guerre, car elle est le seul art qui convienne
à qui commande. Et il a une telle vertu que, non seulement il maintient
ceux qui sont nés princes, mais souvent fait monter à ce rang des
hommes de condition privée, et inversement quand on voit que les princes
ont pensé aux plaisirs plus qu'aux armes, ils ont perdu leur Etat. Et la
première chose qui te le fait perdre est de négliger cet art
>>81.
L'importance de la guerre se trouve donc reconnue au plan
extérieur et elle consiste en ceci qu'elle est la garantie de la
conservation de l'Etat. Mais cette importance de la guerre au plan
extérieur ne se ressent pas seulement dans l'Etat qui s'y engage, elle
apparaît dans l'oeuvre de l'humanité toute entière. En
effet, durant les périodes de guerre chaque Etat, invente les moyens lui
permettant d'être au dessus de tous les autres.
Ainsi, la guerre est une occasion de mettre en exergue le
génie de l'Etat sur tous les plans et plus particulièrement dans
le domaine scientifique et technique. La guerre apparaît alors comme un
appel lancé à tout citoyen à se surpasser à mettre
toute sa puissance et sa technicité non seulement au service de sa
nation mais au service de toute l'humanité.
80 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de
l'esprit, T. 2, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 42.
81 N. Machiavel, Le prince, Trad. Yves
Levy, Paris, Flammarion, 1980, p. 145. La nécessité du
rapprochement entre la position de Hegel et celle de Machiavel se justifie
amplement dans le texte hégélien. Hegel lui même n'a pas
hésité à défendre Machiavel contre toutes les
attaques qu'il a subit. Ainsi nous pouvons lire dans << la
constitution d'Allemagne >> : << Le but que Machiavel
propose à savoir d'élever l'Italie au rang d'Etat se trouve
déjà méconnu par les gents aveugles qui ne voient dans
l'oeuvre de cet auteur qu'une justification de la tyrannie et un miroir
doré pour un despote ambitieux >> (G. W. F. Hegel, <<
La constitution d'Allemagne >>, Trad. Michel Jacob, in :
Ecrits Politiques, Paris, Champs libres, 1977, p. 118).
59
Mais il faut dire que cette importance de la guerre que Hegel
fait ressortir dans sa philosophie politique, l'humanité ne la cautionne
pas volontiers. En effet, la plupart des réflexions des penseurs qui
sont considérés comme étant les plus éminents
convergent vers un même idéal : la fondation d'une paix durable
dans le monde. Si tous ces penseurs convergent vers ce même but, c'est
certainement parce que, comme l'affirme Jean Pierre Faye : << ce luxe
de la paix est moins couteux que les gouffres de la guerre
>>82. Cependant, nous devons certes reconnaître la
pertinence de ces propos de Jean Pierre Faye, mais cela ne doit point occulter
le fait que la guerre soit plus productive en termes de progrès de
l'Esprit. D'ailleurs, l'histoire contemporaine a montré que toutes les
grandes découvertes ont eu lieu durant des périodes de guerre.
De L'avion durant la deuxième guerre mondiale, à
la création d'Internet et au voyage de Neil Armstrong sur la lune durant
la guerre froide, l'importance du conflit dans le développement
technologique de l'humanité se manifeste amplement. Force alors est de
reconnaître que toute avancée, ou plutôt tout progrès
d'un Etat dans le domaine de la maîtrise et de la connaissance de
l'univers comporte des conséquences positives dans la vie de
l'humanité tout entière. Il est alors évident que
même si la guerre, pour une grande part met aux prises deux Etats, l'un
en face de l'autre, c'est l'humanité toute entière qui en subit
les conséquences positives ou négatives.
Toutes les exactions commises durant les guerres sont donc
à considérer selon Hegel comme des sacrifices que l'Esprit
universel doit consentir pour se réaliser. Ce qu'il est convenu
d'appeler aujourd'hui << crime de guerre >> ou
<< crime contre l'humanité >> est dans certains
cas, pour Hegel, un << crime pour l'humanité »
puisque << c'est un crime pour l'universel
»83. Mais cela n'implique pas pour autant que la guerre
soit pour Hegel une situation appelée à durer
éternellement. Comme la lutte pour la reconnaissance entre les deux
consciences, elle est une situation passagère qui est appelée
à prendre fin avec l'instauration d'un ordre mondial dans lequel, les
plus forts, c'est-à-dire ceux qui sont parvenu à s'imposer,
dominent.
82 J. P. Faye, << La paix et la guerre
>> in : Christian Delacampagne et Robert Maggiori (eds.), Philosopher
2, Paris, Fayard, 2000, p. 389.
83 G. W. F. Hegel, La philosophie de l'esprit de
la realphilosophie, Trad. Guy Planty-Bonjour, paris, PUF, 1982, p. 107.
Il exprime une telle idée en ces termes : « la
guerre est déterminée comme devant être passagère.
Elle implique donc ce caractère conforme au droit des gens que,
même en elle la possibilité de la paix est conservée ; par
suite, par exemple, les parlementaires sont respectés et en
général, rien n'est entrepris contre les institutions
intérieures, contre la vie privée et la vie de famille du temps
de paix, ni contre les personnes privées »84.
Cette nécessité de la transition par la guerre
ou d'autres formes de manifestation de la violence sera à la base de
toute la conception hégélienne de la marche de l'histoire
universelle.
84G. W. F Hegel, Principes de la
philosophie du droit, traduit par André Kaan, préfacé
par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940 p. 332.
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